dimanche 28 janvier 2018

Une autorité mystérieuse




Deutéronome 18, 15-20 ; Psaume 95 ; 1 Corinthiens 7, 32-35 ; Marc 1, 21-28

Deutéronome 18, 15-20

15 Le Seigneur, ton Dieu, te suscitera du milieu de toi, d’entre tes frères, un prophète comme moi : vous l’écouterez !
16 C’est bien là ce que tu avais demandé au Seigneur ton dieu à l’Horeb, le jour de l’assemblée, quand tu disais : « je ne veux pas recommencer à entendre la voix du seigneur mon dieu, je ne veux plus regarder ce grand feu : je ne veux pas mourir ! » 
17 Alors le Seigneur me dit : « Ils ont bien fait de dire cela. 
18 C’est un prophète comme toi que je leur susciterai du milieu de leurs frères ; je mettrai mes paroles dans sa bouche, et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai. »

Marc 1, 21-28
21 Ils pénètrent dans Capharnaüm. Et dès le jour du shabbat, entré dans la synagogue, Jésus enseignait.
22 Ils étaient frappés de son enseignement, car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes.
23 Justement il y avait dans leur synagogue un homme possédé d'un esprit impur ; il s'écria :
24 "Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour nous perdre. Je sais qui tu es : le Saint de Dieu."
25 Jésus lui commanda sévèrement : "Tais-toi et sors de cet homme."
26 L'esprit impur le secoua avec violence et il sortit de lui en poussant un grand cri.
27 Ils furent tous tellement saisis qu'ils se demandaient les uns aux autres : "Qu'est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau, plein d'autorité ! Il commande même aux esprits impurs et ils lui obéissent !"
28 Et sa renommée se répandit aussitôt partout, dans toute la région de Galilée.

*

La Torah est écrite avant la fondation du monde, selon la tradition spirituelle juive. Au point que les lettres de la Torah sont comme les « briques » de la fondation du monde. Parmi ceux des scribes qui en connaissent la grammaire, l’histoire et les commentaires, tout comme leurs équivalents contemporains parmi les spécialistes et exégètes divers, plusieurs peuvent bien atteindre de la sorte sa surface, comme sa coquille extérieure.

Mais Jésus, selon la foi de Marc, reconduit en son cœur. « Il enseignait avec autorité » dit le texte… « Autorité », « sortant de son être » selon le mot employé [grec : exousia] — par où Jésus ouvre sur une réalité qui existe avant que le monde soit. À ce titre, il s’exprime, pour dire la parole de la Torah, avec l’autorité qui la fonde, qui en est le cœur ; l’autorité de la parole qui fonde le monde. Dans la Genèse, « Dieu dit »… et le monde est créé — telle est bien l’autorité que l’on reconnaît alors dans les paroles de Jésus ; dévoilé ainsi comme remontant à l’origine du monde.

Les esprits l’ont connu là, dans ce monde d’avant la création que nous connaissons, et parmi eux les « esprits impurs », qui en ont été chassés — plusieurs textes d'alors parlent de cela, des textes cités dans le Nouveau Testament, explicitement chez Jude [citant le livre d'Hénoch, mais aussi par des allusions très claires dans les épîtres de Pierre, ou au livre de l'Apocalypse].

S’étant corrompus, devenus « esprits impurs », ils ont été précipités ici-bas, y mettant le désordre dans le monde, se faisant adorer comme des dieux ; et exigeant comme tels diverses abominations et violences — comme celles qui antan accompagnaient le culte des Baals et de plusieurs religions méditerranéennes ; et ça a pris d’autres formes ailleurs ou ensuite. Ces violences-mêmes sont le signe de ce mystère de la participation du mal au monde spirituel, mystère d’iniquité. Le mal commis en ce monde a des racines plus profondes… C’est de cette façon, déchéance depuis le monde céleste, que nombre des contemporains de Jésus et des premiers chrétiens l’ont compris.

Jésus, lui, vient pour établir la paix, le Royaume de Dieu ; mettre fin à toutes les violences.

Pour cela il vient incognito. Il commence son ministère incognito. Jusqu’au moment venu de son dévoilement à tous. Ce secret provisoire est très important dans l’évangile de Marc. Il est la condition pour que la mission de Jésus s’accomplisse, pour qu’il puisse nous rencontrer vraiment. Jusqu’au jour où il faudra le dire à tous. Et jusque chez les nations des extrémités de la terre — après sa résurrection.

Et voilà qu’au temps du secret, un de ces agitateurs d’antan le reconnaît, dès le début de son ministère, et veut trahir sa mission, cette mission qui, bien sûr, le gêne, comme elle gêne tous les esprits impurs. L’esprit impur parle par un de ses adeptes ou victimes, conscients ou inconscients.

On sait que les phénomènes similaires se rencontraient alors. La pythie, par exemple, divinité grecque, littéralement « esprit de python » (cf. Actes 16, 16), parlait par ses adeptes en transe. L’impureté, qui est en lien avec ce type d’idolâtrie, se manifeste comme religion de la crainte : le culte pur est celui du Dieu saint — il est libérateur. Le mélange avec les idoles, et la division qu’elles entraînent, la peur en est le signe — religions de la crainte et de la violence, et ne croyons pas que cela ait disparu ! — ; cela est perçu comme impur, et pourtant c’est pratiqué, et jusque dans la communauté sainte, comme ici, dans notre texte.

Cela parle aussi de nos profondeurs secrètes à tous, nos zones sombres, d'où jaillit aussi la conviction intime que Jésus est le Saint de Dieu, ce qui nous terrorise dans nos zones sombres, où pressentir qui est Jésus ne veut pas dire toujours lui obéir ! « Tais-toi ! » dit Jésus à l'esprit impur tentant de ressortir des profondeurs de la nuit de l'homme, et « laisse-le en paix : sors de lui »…

Jésus fait taire l’esprit qui entend le dévoiler pour pouvoir continuer de soumettre ses victimes à la crainte. Et tous sont étonnés de l’autorité de Jésus, qui rejoint celle qu’ils constataient dès le départ, celle de son enseignement.

Sa force vient de sa provenance. La puissance de la Torah d’avant la création du monde est ce que Jésus porte — pour libérer le monde.

*

Qu’est-ce que ce texte a à nous dire aujourd’hui, à nous disciples de ce Jésus qui a autorité sur tout ce qui abîme le monde et le met dans l’état de servitude que nous lui connaissons ?

Eh bien tout d’abord nous sommes libérés. Et voilà qui fait la tâche de notre vie, désormais : faire nôtre, et promouvoir, la liberté qui nous a été octroyée, qui a été dévoilée au tombeau vide et qui a été déployée en nous lors de l’événement de Pentecôte.

Désormais, si nous entendons cette parole inouïe, l’Esprit libérateur et créateur du monde nous habite. Et cette tâche qui est nôtre, vivre la libération promue par Jésus, fait de nous des coopérateurs de Dieu pour promouvoir cette liberté (Ro 8, 20 sq.) — une œuvre collective, confiée à l’Église.

À notre humble mesure, comme Église locale, nous sommes chargés de cette vocation.

On est devant une tâche réellement spirituelle, au sens le plus fort du terme : répercuter dans notre temps la libération de la création opérée par Jésus. Cela prend l’aspect le plus concret des tâches quotidiennes d’une Église, sans laquelle le monde est coupé de ses racines d’en haut. Car notre tâche est de fonder le monde en ses racines célestes.

Mais être volontaire pour cela peut être effrayant !…

*

Et cependant c’est le manque de cet enracinement qui précipite notre monde sur les pentes glissantes que nous lui connaissons ; depuis les crises : économique, écologique, politique, d'Églises, etc., jusqu’aux tentations sectaires ou intégristes qui renaissent si fort, et jusqu’en haut lieu.

Mais si nous ne sommes pas là, sur la brèche, qui le fera pour nous ? C’est là la tâche de libération du monde. À laquelle nous sommes tous appelés (c'est un sens du mot église : appelée), chacun à notre place.

Avec une bonne nouvelle : l’Évangile ne nous dit-il pas aujourd’hui que Jésus a combattu jusqu’aux lieux célestes lorsqu’il libérait par sa parole, par la seule autorité de sa parole !

Nous n’avons nous-mêmes rien d’autre que cette humble parole… Humble mais pleine de l'autorité de son Auteur, qui a détrôné par la bouche de Jésus les esprits destructeurs de ce monde. N’ayez donc aucune crainte !…


RP, Poitiers, 28.01.18


dimanche 21 janvier 2018

L'instant est plein




Jonas 3 ; Psaume 25 ; 1 Corinthiens 7, 29-31 ; Marc 1, 14-20

Marc 1, 14-20
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait :
15 "Le temps est accompli, et le Royaume de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile."
16 Comme il passait le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs.
17 Jésus leur dit : "Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes."
18 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
19 Avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, qui étaient dans leur barque en train d’arranger leurs filets.
20 Aussitôt, il les appela. Et laissant dans la barque leur père Zébédée avec les ouvriers, ils partirent à sa suite.

*

« Le temps est accompli », proclame Jésus dès le début de son ministère. Quel est le temps, le « moment » littéralement, ou l' « instant », qui est accompli, « rempli » ? Qu’est-ce que cela signifie ? « Le Royaume de Dieu s’est approché » : nous voilà dans la plénitude de l'instant, comme une goutte d'eau prête à éclater, l'instant plein, venant au terme d'une marche commencée au début de la Création, comme projet de Dieu, et pour nous, un projet à accompagner, à développer — car c’est nous que Dieu envoie pour dire son salut au monde, ce qui — étrangement — ne nous enchante pas toujours. Un projet de sortie des ténèbres vers la lumière de la gloire de la Cité future.

Il y a trois mots pour le temps dans la Bible : un mot qui parle de la chronologie, le temps qui se déroule ; un mot qui parle d'un temps d'éternité, que l'on retrouve dans les siècles des siècles du Notre Père ; et le mot de notre texte, l'instant, comme une brèche par laquelle l'éternité déferle dans le temps. Et voilà que cet instant est plein, qu'il est prêt d'éclater.

*

Et voici le signe que ce moment est à sa plénitude : « après que Jean eut été livré », dit le texte : l'arrestation brutale de Jean le Baptiste par la police d'Hérode vient de mettre fin à sa mission. Le temps chronologique arrive à son terme, l'éternité va le faire éclater et les hommes de ce temps ne peuvent recevoir cela : Hérode et son pouvoir humain représentent ce refus. Jean est « livré ». Marc emploie le même mot, « livré », qu'il reprendra plusieurs fois par la suite ; au sujet de Jésus (« le Fils de l'Homme va être livré aux mains des hommes » — 9, 31) ; puis des apôtres (« on vous livrera aux tribunaux » — 13, 9). Manière de nous dire déjà : le sort du Baptiste préfigure celui de Jésus puis de ses disciples : c'est le lot des prophètes, comme l’écrivait déjà Ésaïe (Es 50-53).

C’est le coût du retour vers Dieu, pourtant indispensable pour amener le monde à sa plénitude — et le signe que « le moment est rempli ».

*

Eh bien, désormais, c’est maintenant, toujours à nouveau, que « le temps est accompli », que « le moment est rempli » et que « le Royaume de Dieu s’est approché : changez votre état d'esprit, convertissez-vous, tournez-vous, revenez à Dieu et croyez à l’Évangile. » Aujourd’hui, aujourd’hui précisément. Le Royaume s’est approché. « Le temps se fait court. La figure de ce monde passe » dira Paul aux Corinthiens (1 Co 7, 29 & 31).

C’est bien ce qu’ont entendu les premiers disciples. Simon et André : « laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent ». Puis Jacques et Jean : « il les appela. Et laissant la barque de leur père, ils partirent à sa suite »… C’est en ces termes que la vocation adressée aux premiers disciples nous est adressée à notre tour : « le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : changez votre état d'esprit et croyez à l’Évangile. »

Entendrons-nous cet appel, aujourd’hui — ou resterons-nous chacun à nos préoccupations du temps ? Pour les disciples, « laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. » — « Laissant la barque de leur père, ils partirent à sa suite »…

« Pêcheurs d’hommes » — qu’est-ce à dire ? Une transposition évidemment de leur métier à ce qu’ils feront désormais. Lancer la parole de l’Évangile : c’est leur vocation, témoins d’une parole qui agit d’elle-même, telle une graine qui germe selon les images du travail du semeur ; et, selon l’image de la pêche, parole qui emporte l’adhésion de cœur, qui captive d’une façon mystérieuse ceux qui l’entendent vraiment, mystérieusement.

À nous à présent ! Selon la place de chacun et chacune, et de chacune de nos Églises, dans notre mission commune qui est la mission de Dieu.


R.P., Poitiers, 21.01.2017


dimanche 14 janvier 2018

"Voici l'agneau de Dieu"




1 Samuel 3, 3-19 ; Psaume 40 ; 1 Corinthiens 6, 13-20 ; Jean 1, 35-42

Jean 1, 35-42
35  Le lendemain, Jean se trouvait de nouveau au même endroit avec deux de ses disciples.
36  Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : "Voici l'agneau de Dieu."
37  Les deux disciples, l'entendant parler ainsi, suivirent Jésus.
38  Jésus se retourna et, voyant qu'ils s'étaient mis à le suivre, il leur dit : "Que cherchez-vous ?" Ils répondirent : "Rabbi — ce qui signifie Maître —, où demeures-tu ?"
39  Il leur dit : "Venez et vous verrez." Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait et ils demeurèrent auprès de lui, ce jour-là ; c'était environ la dixième heure.
40  André, le frère de Simon-Pierre, était l'un de ces deux qui avaient écouté Jean et suivi Jésus.
41  Il va trouver, avant tout autre, son propre frère Simon et lui dit : "Nous avons trouvé le Messie !" — ce qui signifie le Christ.
42  Il l'amena à Jésus. Fixant son regard sur lui, Jésus dit : "Tu es Simon, le fils de Jean ; tu seras appelé Céphas" — ce qui veut dire Pierre.

*

« Venez et vous verrez. » — « Vous verrez »… quoi ? De la souffrance — « l’agneau de Dieu » (v. 36) — ? de la souffrance avant la gloire. Et, avant la gloire : … un homme qui marche (v. 36) — qui marche à la Croix : « voici l’agneau de Dieu »… « L’agneau de Dieu ». Ou la victime sacrificielle ! — à laquelle renvoie l’évocation de l’agneau à travers plusieurs épisodes bibliques. Parmi lesquels :

- Isaac, le fils d'Abraham, dont Abraham avait cru tout d’abord que Dieu en exigeait la mort en sacrifice. Geste qu’Abraham était prêt à accomplir : c’était un acte demandé par les religions d'alors. Cela dit, quand Isaac pose à son père la question « mais où est donc l'agneau pour l'holocauste ? », Abraham répond : « C'est Dieu qui pourvoira à l'agneau pour l'holocauste ». Et au moment où il s’apprête à offrir son fils, Dieu arrête son geste, comme on sait : « ne porte pas la main sur l'enfant ! » Tandis qu’est apparu un bélier, agneau adulte, pour le sacrifice. Depuis ce jour-là, en Israël, on sait que Dieu ne veut pas voir couler le sang des hommes.

- Puis l’agneau évoque, bien sûr, le rite de la Pâque, qui chaque année, rappelle au peuple que Dieu l'a libéré. La nuit de la sortie d'Égypte, on sait que Moïse avait fait pratiquer par le peuple le rite traditionnel de l'agneau égorgé : désormais, chaque année, cela vous rappellera que Dieu est passé parmi vous pour vous libérer. Le sang de l'agneau signe votre libération.

- L’agneau évoque aussi Moïse d’une autre façon. Les commentaires juifs de l'Exode comparent Moïse à un agneau : ils imaginent une balance : sur l'un des deux plateaux, toutes les forces de l'Égypte rassemblées : Pharaon, ses chars, ses armées, ses chevaux, ses cavaliers. Sur l'autre plateau, Moïse représenté sous la forme d'un petit agneau. Eh bien, face à la puissance des Pharaons, ce sont la faiblesse et l'innocence qui l'ont emporté…

- Et aussi, le mot « agneau » fait penser, bien sûr, au serviteur de Dieu du Livre d’Ésaïe, comparé à un agneau : « Brutalisé, il s'humilie ; il n'ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l'abattoir, comme une brebis devant ceux qui la tondent : elle est muette ; lui n'ouvre pas la bouche » (Es 53, 7). Le serviteur du livre d’Ésaïe subit donc la persécution et la mort (le prophète parle d'abattoir) — mais il est ensuite exalté : « Voici que mon serviteur triomphera, il sera haut placé, élevé, exalté à l'extrême » (Es 53, 13).

*

Ésaïe 53 : Un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Le texte l’ignore ! Aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur, n’ont manifestement aucune importance pour le prophète ! Apparaît ainsi comme en filigrane que quel qu’il soit, le prétexte est sans importance : c’est un prétexte, précisément ! « Nous » sommes tous concernés. « Nous » face à « lui » : lui est la victime d’une violence qu’il porte pour autrui, pour nous. De même qui est-il ? Qui est le Serviteur souffrant ? On a longuement débattu pour savoir de qui il s’agit, parlant de ce Serviteur. Voilà dès lors un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — de dévoilement d’autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, trop humain, universellement humain — dévoilé et dénoncé dans toute sa réalité dans un condensé du trajet biblique « depuis Caïn et Abel jusqu’à Zacharie » (Matthieu 23, 35)…

On connaît la lecture que René Girard a faite du phénomène universel du sacrifice (cf. Le bouc émissaire, Des choses cachées depuis la fondation du monde, etc.), et la particularité de sa reprise dans la tradition biblique : toute querelle est le dévoilement d’une imitation les uns des autres : tous désirent la même chose (en fin de compte avoir raison) et cela finit invariablement en conflit. Entre temps, l’objet initial de la querelle initiale a été au fond oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous ». Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon la Bible — Lév. 16).

C’est ainsi que le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a pas forcément de rapport avec le problème de départ ! Plus les rivalités s'exacerbent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, jusqu'à ce qu'un individu (ou une minorité) polarise l'appétit de violence. Et par un effet boule de neige, le groupe tout entier (unanime !) se trouve rassemblé contre un individu unique (ou une minorité) — repéré par son côté à part.

L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne soit éliminée. Le groupe — « nous » (selon Ésaïe, v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » et qui « est tombé sur lui » (És 53, v. 5). Cela « nous » concerne (le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6 est remarquable). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et, par son élimination, qui en fait un « lui » face à « nous », devient source de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la lecture du phénomène dans la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent tous les mythes de l’humanité. C’est une différence essentielle entre Caïn et Abel et Romulus et Remus, par exemple : Abel n’est pas mis en cause. On est au cœur du texte d’Ésaïe 53 : le persécuté, le « bouc émissaire », est innocent.

*

Voilà en tout cela, à ce terme d’agneau, l’évocation d’images d’abord cruelles ! Mais comme pour Moïse face à Pharaon, comme pour le serviteur du livre d’Ésaie broyé par la persécution, c’est pour un triomphe de la faiblesse sur la force.

*

Notre texte suit le prologue de Jean, parlant de toute la Création : la parole, venue en Jésus — « était la vie et la vie était la lumière des hommes » (Jean 1, 4), lumière de la parole créatrice : « rien n’a été fait sans elle — tout a été fait par elle » (Jean 1, 3). « Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue » (Jean 1, 9-10)… Point connue.

… Jusqu’à ce que l’agneau de Dieu assume sa souffrance et mène le monde au statut de Création accomplie dans la lumière de la Parole éternelle. De la croix à la gloire. Ce que la Création découvre en Jésus, par le regard de la foi des disciples : ainsi, « venez et vous verrez ».

Voilà que nous est présenté un monde en son achèvement ; dans le « vous verrez » adressé aux disciples… « J’estime en effet, écrit Paul, que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, – non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement » (Ro 8, 18-22).

Passage de la Création en souffrance à la Création nouvelle. Depuis la marche de l’homme que présente le Baptiste, vers la croix : « fixant son regard sur Jésus qui marchait, Jean dit : "Voici l'agneau de Dieu." » — début de l’accomplissement du Prologue qui précède ce passage.

Et lorsque les disciples, sur cette simple parole de Jean : « Voici l'agneau de Dieu », « s'étaient mis à le suivre, et qu’il leur dit : "Que cherchez-vous ?" — tandis qu’ils répondent : "Rabbi, où demeures-tu ?" », Jésus leur dit alors : « Venez et vous verrez ». Puis le texte : « ils virent où il demeurait ». Écho au v. 18 : « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui seul l’a fait connaître ».

C’est là ce que nous sommes appelés à contempler et à vivre aujourd’hui : « venez et vous verrez » — un appel qui nous est adressé aussi. Puis : « ils virent où il demeurait ». Telle est la promesse qui nous est donnée tout à nouveau, et qui accomplit l’appel : « venez et vous verrez » !


RP, Poitiers, 14/01/18


dimanche 7 janvier 2018

Repartir avec les Mages par un autre chemin




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3, 2-6 ; Matthieu 2, 1-12

Matthieu 2, 1-12
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: "Où est le roi des Judéens qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5 "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète :
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant: "Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage."
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10 A la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

Repartir avec les Mages par un autre chemin : celui de la reconnaissance. Tout est bouleversé. Rien ne sera plus comme avant : il est temps de laisser l'hier avec reconnaissance et d'entrer dans ce qui s'ouvre et qui ouvre un autre chemin - avec reconnaissance.

*

Selon notre texte les Mages cherchent un roi des Judéens — non pas un « roi des juifs » comme le laissent penser les traductions, mais un roi des Judéens : on n’est pas roi d’une religion ! — à nouveau cette précision indispensable : Hérode règne sur la Judée, pas sur la diaspora, à laquelle correspond alors largement notre vocable de « juifs », de même qu’il ne règne pas sur la Galilée et autres régions, juives mais pas judéennes !

On vient donc en Judée rencontrer un roi des Judéens ! Et on vient bien sûr au palais royal, celui d’Hérode, qui est loin de régner sur les « juifs » ! Il est reconnu, bien sûr, mais du bout des lèvres. Placé là par les Romains, fustigé par la plupart des mouvements, lui et toute sa dynastie, fustigée par Jean le Baptiste et les disciples de Jésus comme par les pharisiens, Hérode se sait impopulaire, et comme tel, est tyrannique. C’est ainsi que le massacre des Innocents qui comme on sait suit notre épisode des Mages, a largement de quoi relever des possibilités historiques ! Hérode a perpétré plusieurs massacres des Innocents.

Il a beau avoir embelli le Temple, joué les grands monarques, il n’en est pas aimé pour autant, et il le sait.

Bref, Hérode, roi des Judéens, n’est pas aimé des juifs, et il le sait. Et il est sans doute mal vu de la plupart des juifs du monde entier. Car le judaïsme est déjà une réalité internationale, depuis l’exil à Babylone.

Le judaïsme connaît un rayonnement qui influence les autres religions du monde antique, dont celle des Mages, tribu sacerdotale en Perse, des prêtres mazdéens. Et lorsque selon leur croyance et observations des astres, ils ont investigué la naissance d’un roi des judéens, ils se sont mis en route, non pas comme rois, mais comme prêtres, annonçant cependant l’hommage de rois futurs, selon le prophète Ésaïe, le Psaume 72, etc.

L’idée a beau sembler étrange, elle n’a elle non plus rien d’invraisemblable, en ce sens que, oui, le rayonnement du judaïsme s’étend alors jusqu’en Perse. Oui, l’espérance de délivrance que portent les prophètes d’Israël habite d’autres peuples et ils y croisent volontiers leurs diverses prophéties — comme ici la naissance, annoncée selon les livres zoroastriens qui sont les leurs par une étoile, de leur « Saoshiant », sauveur de fin des temps.

*

Hérode, lui, sait bien que ce n’est pas lui qui est porteur de l’espérance messianique en Israël. Il sait en tout cas qu’il n’en est pas porteur auprès de son peuple.

Alors la venue d’une délégation de prêtres étrangers cherchant un roi des Judéens est pour lui mauvais signe. Surtout quand les théologiens juifs de sa cour lui confirment la vocation de Bethléem, ville de David, comme ville messianique qui soulève l’espoir jusqu’en ce lointain Orient. Non, ce n’est pas chez lui qu’est né ce futur libérateur !

Ce que vont découvrir les Mages, c’est un enfant humble. Rien à voir avec le puissant Hérode au service de l’ordre romain.

*

Les Mages sont donnés comme une avant-garde de ce qui est avéré depuis : c’est dans l’humilité de l’enfant de Noël qu’est la promesse de la délivrance que les rois reconnaîtront un jour.

Le texte est lourd d’une puissance prophétique… trop bouleversante sans doute pour qu’on sache en voir toute la portée !

Voilà huit jours que le nouvel an était célébré. Comme chaque année, on nous montrait au journal télévisé le passage dans l’année nouvelle, depuis l’Australie à l’extrême Est, jusqu’à l’autre bout du monde, en passant par la Chine, le monde arabe, etc.

Qu’est ce qui marque ce passage ? La date symbolique de la naissance de l’enfant qu’ont reconnu les Mages. Ou, pour être précis, la date symbolique de sa circoncision.

Et c’est même l’Empire romain, dont Hérode est garant de son ordre, qui le premier verra cette date marquer son temps, avant de devenir repère de datation universelle : la circoncision de cet enfant.

« Les voies du Seigneur sont impénétrables », comme le dit la Bible. Et ce texte relatant la venue de Mages auprès de l’enfant est d’une portée prophétique inouïe pour quiconque a des yeux pour voir.

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Mais la prophétie n’est pas encore à son terme. Aujourd’hui encore, alors que l’on a vu que l’humilité de l’enfant renversait les puissants de leur trône… Ou qu’on l’a entrevu : ce n’est pas la naissance d’Hérode qui marque nos années, ce n’est pas non plus la naissance de César Auguste. C’est celle de cet enfant inconnu qu’ont, les premiers, reconnu ces prêtres mazdéens venus lui rendre hommage. Et pourtant aujourd’hui encore, on n’a pas compris ! Aujourd’hui encore, on adore les puissants et les symboles de la puissance.

Les Mages, par leurs cadeaux d’hommage, ont reconnu la royauté de l’enfant : l’hommage de l’or. Les voilà bientôt élevés eux-mêmes par là à un statut royal — celui de rois-mages — qui n’est d’abord pas celui de ces prêtres. Ces prêtres qui lui ont fait aussi l’hommage de leur dignité sacerdotale : le symbole de l’encens.

Et ils nous ont dit que la reconnaissance de sa dignité éternelle ne serait ni aisée, ni sans que l’histoire future, à commencer par la sienne, ne soit chargée de douleurs : la myrrhe, produit d’embaumement des princes royaux pour les sarcophages.

Trois cadeaux qui seront bientôt aussi le décompte du nombre des Mages, selon les trois continents connus dans l’Antiquité, dont ils deviennent ainsi les représentants : l’Afrique, l’Asie, l’Europe.

Aujourd’hui, nous marquons nos années à la venue de ce prince royal. Aujourd’hui des temples, nos églises, lui sont dédiés sur toute la face de la terre, hommage à sa dignité sacerdotale. Et aujourd’hui encore, le royaume de paix et de bonheur dont il est porteur est embaumé comme en un sarcophage.

Alors que les Mages nous ont dit que le prince de la paix était cet enfant humble, loin de la richesse des palais royaux, des Hérode et des César Auguste, aujourd’hui quand même, alors qu’on date nos années de la venue de cet enfant, on court encore après la richesse des palais royaux, que les Mages ont laissée au pieds de l’enfant.

De palais royaux en fêtes de la consommation, à la poursuite d’un bien-être illusoire ; tandis que celui que l'on célèbre frénétiquement reste comme embaumé sous nos soucis.

Cela aussi les Mages nous l’avaient dit, avec leur troisième cadeau, la myrrhe…

Et cette année encore, ils nous invitent à repartir avec eux par un autre chemin (v. 12), qui ne soit pas celui des palais royaux et de la gloire de la possession, mais celui de la reconnaissance, dans l’humilité du prince de la paix, cette « paix que le monde ne connaît pas » et qu’il nous appelle toujours à recevoir.

RP, Châtellerault, 07.01.18