dimanche 30 décembre 2018

Devant Dieu seul




1 Samuel 1.20-28 ; Psaume 84 ; 1 Jean 3.1-24 ; Luc 2.40-52

Luc 2, 40-52
40 Or l'enfant grandissait et devenait fort ; il était rempli de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui.
41 Ses parents allaient chaque année à Jérusalem, pour la fête de la Pâque.
42 Lorsqu’il fut âgé de douze ans, ils y montèrent, selon la coutume de la fête.
43 Puis, quand les jours furent écoulés, et qu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta à Jérusalem. Son père et sa mère ne s’en aperçurent pas.
44 Croyant qu’il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin, et le cherchèrent parmi leurs parents et leurs connaissances.
45 Mais, ne l’ayant pas trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.
46 Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant.
47 Tous ceux qui l’entendaient étaient frappés de son intelligence et de ses réponses.
48 Quand ses parents le virent, ils furent saisis d’étonnement, et sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi as- tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse.
49 Il leur dit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ?
50 Mais ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait.
51 Puis il descendit avec eux à Nazareth ; il leur était soumis. Sa mère retenait toutes ces choses.
52 Et Jésus progressait en sagesse, en stature et en grâce auprès de Dieu et des humains.

*

L’Évangile de Luc poursuit le récit de l’enfance de Jésus, d’accomplissement de rites en accomplissement de rites de la Torah par sa famille, de la circoncision aux relevailles, avec tout ce qui en relève. Nous voici avec ce texte au pèlerinage de la Pâque ; le pèlerinage le plus important du judaïsme. En rapport précis avec la mémoire fondatrice de notre présent — de notre aujourd’hui, et dès lors, de nos lendemains.

Au-delà du souvenir familial, il y a la dimension plus large, concernant tout le peuple, qui fait que l’on monte à la ville centrale du culte, à Jérusalem, au Temple. Pour cela, s’il le faut, on marche longtemps sur les routes poussiéreuses — depuis la Galilée, pour Marie et Joseph, comme on les y a déjà vus pour les rites de la naissance. Depuis la Galilée, aujourd’hui, on part en groupe, on se découvre en route : c’est l’occasion de sceller des liens aussi. Ainsi, au retour de la fête, on a lié connaissance. Les enfants circulent d’un groupe à l’autre. Le voyage est long. On fait halte, on bivouaque ensemble, à l’aller comme au retour.

Sur le chemin du retour, dans cette joyeuse cohue, Jésus, peuvent se dire ses parents, est quelque part avec ses amis, et comme eux, il est sous telle ou telle tente. Rien que de très normal. Puis on découvre qu’il n’est pas là du tout ! Pour que toutefois le lecteur ne se trompe pas sur ce qui se passe, Luc précisera que Jésus « était soumis » à ses parents (Luc 2, 51). Mais pourtant, à présent il est mûr, il a l’âge de la responsabilité devant Dieu, autour de laquelle l’histoire du judaïsme place le rite de la bar-mitsvah.

Dans la tradition biblique, dès les temps les plus anciens, les enfants au tournant par lequel ils deviennent jeunes adultes, sont déclarés responsables devant Dieu — responsables de ce qu’ils ont entendu jusque là. Responsable, c’est-à-dire en capacité de répondre ; de répondre à, de répondre de — notamment répondre de la parole reçue.

C’est là ce que le judaïsme appellera « bar-mitsvah », ce qui signifie « enfant du commandement ». Dans notre enfance, nos parents sont responsables de notre relation avec Dieu. Puis nous accédons au temps où nous-mêmes devenons seuls responsables devant lui. C’est le passage à l’âge de la majorité religieuse.

Jésus aussi est passé par là. Ce jour-là, il se situe devant la parole de Dieu en présence des docteurs de la Loi étonnés. « Du ciel, il t’a fait entendre sa voix pour faire ton éducation » dit le Deutéronome (ch. 4, v. 36). Jésus dévoile qu’il est au cœur de cette relation intime avec Dieu. Ses parents sont montés à Jérusalem pour la Pâque ; dans la suite de tout le début de l’Évangile de Luc les montrant observant la Torah. Scènes ordinaires de la vie religieuse. Ici Jésus, atteignant l’âge de la responsabilité religieuse, va exprimer dans tout son sens ce qu’est devenir adulte devant Dieu, unique devant Dieu, par soi-même et non plus par ses parents.

Cela correspond à sa parole : « il faut que je m’occupe des affaires de mon Père » : une leçon pour ses parents, et aussi pour nous-mêmes — et comme parents et comme enfants. Dépouillé, perdu en regard des siens, pour être unique devant Dieu, Jésus s’occupe des affaires de son Père. Et c’est ce que Dieu nous demande aussi. Tous devons devenir adultes par rapport à ceux que nous recevons comme modèles.

Il s’agit pour nous de vivre dans la lumière, la lumière de la parole de Dieu que l’on a appris à écouter… Comme Jésus. Et pour nous autres, par lui. Jean 8, 12 : « Jésus leur parla de nouveau et dit : Moi, je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. »

Comme Jésus et, pour nous, par lui. Puisque comme l’annonçait Jean 1, 9 & 12-13 : Il est « la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. […] À tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom et qui sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. »

C’est ce qui est être éduqué, « conduit hors de » — hors de la captivité rappelle la Pâque — ; et aussi hors de l’enfance, et de l’enfance spirituelle, pour être devant Dieu. Et en parallèle, comme parents, il s’agit de laisser être eux-mêmes, face au commandement qu’ils ont appris à connaître, ceux que nous tendons à maintenir dans notre dépendance, prolongeant leur enfance ; cela vaut concernant tout ce qui peut devenir une chaîne.

Ici, s’opère comme une nouvelle étape avec ceux avec qui nous sommes liés, nos proches, nos parents — et aussi nos maîtres, et tout ce qu’on peut imaginer — ; s’opère comme une séparation, qui vaut jusqu’à nos biens et nos propres vies. C’est qu’il n’est de vie à l’image du Christ, de vie en vérité, que sous le regard de Dieu. Et cela suppose, tôt ou tard, l’abandon de tout autre regard dont notre vie serait censée dépendre, pas seulement le regard des parents, mais ce que peut conférer un statut social, ou une position dans la société ou dans l’Église. Il s’agit désormais de vivre devant Dieu par la foi seule.

C’est de cela que Jésus montre l’exemple dans ce texte qui nous le présente au Temple à douze ans. Il vit dans sa chair cet exemple-là, et dévoile par la même occasion qui il est : le Fils de Dieu. Il est par nature ce que nous sommes tous appelés à devenir par adoption.

Ici les trois jours de sa disparition revêtent un second sens, annonçant sa résurrection : « proclamé Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts », selon les mots de Paul.

Comme Jésus nous en donne l’exemple, devenir enfant de Dieu, c’est-à-dire adulte en Christ, requiert la fin, la mort de toute dépendance, y compris du regard d’autrui, dans la famille et hors de la famille, hors de l’Église et dans l’Église. C’est le départ de la libération par l’Évangile.

Alors, un monde nouveau, annonce des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, devient possible, un monde de relations humaines reconnaissant l’autre pour lui-même, fût-il son enfant, son père ou sa mère, être créé selon l’image de Dieu, manifestée en Christ et non selon mon image ! Un prochain qui n’est pas limité à nos schémas, mais d’une valeur infinie.


RP, Poitiers, 30.12.18


mardi 25 décembre 2018

Parole de lumière




Ésaïe 52, 7-10 ; Psaume 98 ; Hébreux 1, 1-6 ; Jean 1, 1-18

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole ; la Parole était avec Dieu ; et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Tout a été fait par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était vie, et la vie était la lumière des humains.
5 La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas reçue.
6 Survint un homme, envoyé de Dieu, du nom de Jean.
7 Il vint comme témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui.
8 Ce n'est pas lui qui était la lumière ; il venait rendre témoignage à la lumière.
9 La Parole était la vraie lumière, celle qui éclaire tout humain ; elle venait dans le monde.
10 Elle était dans le monde, et le monde est venu à l'existence par elle, mais le monde ne l'a pas connue.
11 Elle est venue chez elle, et les siens ne l'ont pas accueillie ;
12 mais à tous ceux qui l'ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu
— à ceux qui mettent leur foi en son nom.
13 Ceux-là sont nés, non pas du sang, ni d'une volonté de chair, ni d'une volonté d'homme, mais de Dieu.
14 La Parole est devenue chair ; elle a fait sa demeure parmi nous, et nous avons vu sa gloire, une gloire de Fils unique issu du Père ; elle était pleine de grâce et de vérité.
15 Jean lui rend témoignage, il s'est écrié : C'était de lui que j'ai dit : Celui qui vient derrière moi est passé devant moi, car, avant moi, il était.
16 Nous, en effet, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce ;
17 car la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.
18 Personne n'a jamais vu Dieu ; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l'a dévoilé.

*

La lumière est venue dans un enfant. La lumière créatrice. Avant le verset 14, on est avant l'Incarnation, avant la venue en chair de Jésus. L'allusion à l'Incarnation et à sa lumière sera ce dont témoignera Jean le Baptiste, lui qui est le dernier témoin avant la venue du Royaume en cet enfant, Parole de lumière devenue chair, justement, car son témoignage est bien porté avant, bien que comme il le dit, la Parole soit avant lui.

La Parole, créatrice, au commencement de toute chose, Genèse de toute chose — au commencement — est celle qui vient à nous à Noël — au commencement, nouvelle Genèse —, graine de lumière, pour ensemencer toute chose, pour mener le monde, la Création, à son achèvement. C'est à cette Parole des origines, créatrice, que renvoie ce commencement de l’Évangile de Jean, et à la lumière qui en est le premier effet. Une lumière qui précède toute lumière, vraie lumière, qui éclaire tout humain venant dans le monde.

La lumière est celle de la vie, elle est celle de Noël. Elle nous illumine, dès l’instant où nous venons à la vie. C'est en elle que nous apparaissons quand la Parole qui nous fait exister est prononcée, toutes choses qui précèdent son Incarnation, sa venue en chair. Et lorsque nous venons au jour, notre naissance, le jour naturel qui nous éclaire est alors symbole de cette lumière qui le précède de toute l'éternité, et qui vient à nous à Noël.

La Parole est au commencement, en vis-à-vis de Dieu, tournée vers Dieu. Tournée vers Dieu, en vis-à-vis comme l'image est en vis-à-vis dans le miroir qui réfléchit cette image. Dans le vis-à-vis de sa Parole, Dieu réfléchit, la Parole est Dieu même réfléchissant ; « la Parole était Dieu » — le mot pour Parole qu'emploie l’Évangile de Jean étant en grec le même mot que pour « raison » ; c'est le mot — logos — qui a donné « logique ». Dieu réfléchit, réfléchit en lui-même, Dieu raisonne, puis il parle, exprimant ce raisonnement — parole de lumière.

« En cette Parole est la lumière du monde », avant même la lumière naturelle. Lorsqu'elle s'exprime, la lumière, apparaît : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière est ». Cette vraie lumière est la lumière spirituelle dans laquelle le monde prend forme.

En cette lumière qui est celle de Noël, le monde de la résurrection est alors répandu comme un graine de lumière. Le déroulement de la création est le développement de cette illumination du monde, de sa sortie du chaos et des ténèbres.

C'est de la sorte que graine de lumière et de résurrection, cette même Parole qui nous fait venir à l'être peut aussi nous faire venir à la vie de Dieu, quand nous l'accueillions. La Création, le monde, dès lors qu'il ne reçoit pas la Parole par laquelle il existe, est dans les ténèbres, selon que c'est cette Parole, qui sépare la lumière des ténèbres. Parole, et lumière.

Comme lorsque les Apôtres disent au paralytique : « lève-loi et marche » —, « ceux qui ont reçu la Parole ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Cette Parole, qui est aussi celle annoncée par Jean le Baptiste, un témoignage, est donnée en premier lieu comme Loi par Moïse.

La grâce venue par Jésus-Christ est la force, le pouvoir de se lever à l'écoute de la Parole venue sous forme de Loi donnée par Moïse, premier témoin. La Loi est le premier témoin, où Jean le Baptiste, représentant les Prophètes, est le dernier de ceux-ci avant l'incarnation de la Parole, avant le devenir chair de la Parole reçue.

Allusion est faite à tous les témoins, à tous ceux qui reçoivent cette Parole. Allusion bien sûr à Marie, en qui la Parole est devenue chair, Jésus, quand elle la reçoit dans sa chair, comme nous tous sommes appelés à le faire. Allusion à Marie bien sûr, qui à nouveau apparaît a la fin de l'Évangile de Jean, à la croix, nouvel enfantement. Allusion à Marie puisque la venue en chair suit immédiatement le verset sur la réception de la Parole.

C'est pourquoi, ce texte — plus précisément au fond que ceux de Luc et Matthieu, qui sont donnés comme récits figurés — enseigne la naissance virginale.

Quant à nous aussi, à ceux qui ont reçu la Parole, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, comme autant de porteurs de cette Parole qui fait venir à la vie, lesquels ne sont pas nés de la chair, mais de la volonté de Dieu. Recevoir la Parole qui fait advenir a la vie. Et juste après : la Parole est devenue chair : Jésus.

Jésus : l'expression par excellence de ce raisonnement en Dieu, de ce vis-à-vis éternel de Dieu et de sa Parole, comme son reflet, sa réflexion, est Jésus-Christ, sa Parole devenue chair (Jean 1, 14). Lorsqu'il l’exprime, le monde prend forme et s'éclaire (voir Colossiens ch. 1, concernant Jésus-Christ : « tout a été fait en lui, par lui et pour lui »).

Par cet accueil s'ouvre le pouvoir de devenir enfants de Dieu — juste par la réception, dans la foi, de cette Parole et de sa lumière, par la réception de cette Parole donnée d'abord dans le ministère de Moïse à Jean le Baptiste, Loi et Prophète, qui pour être témoins de la lumière, ne donnent pas le pouvoir de la vivre en vérité, dans la chair. La grâce seule peut faire franchir ce pas de la vérité incarnée. Elle est venue en Jésus-Christ, qui fait connaître celui que seul il connaît : le Père.

Car le connaître se fait dans l'accueil de la Parole dans la chair, dans le fait de vivre de la Parole qui fait vivre, de voir de la lumière qui illumine nos yeux. Connaître, c'est être en communion. Connaître c'est être dans l'amour… Cette possibilité nous est donnée par Jésus-Christ, communion vivante avec Dieu, rencontre pleine de Dieu. De cette plénitude nous recevons tous. C'est là le cadeau de Noël. La réception de la Parole, son accueil, la grâce de la vivre, a donné celle même parole devenue chair, croissant jusqu'en la résurrection.

Que cette Parole, qui est née en Marie il y a deux mille ans, Jésus, Parole éternelle qui nous a créés, Parole éternelle qui nous illumine — naisse en chacun de nous pour nous rendre féconds en Dieu. Qu'elle fasse germer en nous la grâce de l'accueillir d’où qu'elle vienne ; de ne pas endurcir notre cœur lorsque nous l’entendons par la bouche de tous ses témoins, de Moïse à Jean-Baptiste, puis aux Apôtres et à tous les anonymes que nous côtoyons peut-être sans le savoir…

Et tous ceux, qui jusqu’aux confins du monde sont témoins des possibilités qu’ouvre cette parole — en étant comme autant de terreaux nouveaux à même d’être ensemencés des graines de cette lumière semée à Noël. Recevoir la Parole créatrice, illuminatrice, source de la vie nouvelle. Cette Parole est le Fils unique de Dieu, en qui demeure pour nous le pouvoir de devenir nous aussi enfants de Dieu.


RP, Poitiers, Noël, 25.12.18


lundi 24 décembre 2018

« Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre… »




Luc 2, 1-20
1 Or, en ce temps-là, parut un décret de César Auguste pour faire recenser le monde entier.
2 Ce premier recensement eut lieu à l’époque où Quirinius était gouverneur de Syrie.
3 Tous allaient se faire recenser, chacun dans sa propre ville;
4 Joseph aussi monta de la ville de Nazareth en Galilée à la ville de David qui s’appelle Bethléem en Judée, parce qu’il était de la famille et de la descendance de David,
5 pour se faire recenser avec Marie son épouse, qui était enceinte.
6 Or, pendant qu’ils étaient là, le jour où elle devait accoucher arriva;
7 elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d’hôtes.
8 Il y avait dans le même pays des bergers qui vivaient aux champs et montaient la garde pendant la nuit auprès de leur troupeau.
9 Un ange du Seigneur se présenta devant eux, la gloire du Seigneur les enveloppa de lumière et ils furent saisis d’une grande crainte.
10 L’ange leur dit: « Soyez sans crainte, car voici, je viens vous annoncer une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple:
11 Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur;
12 et voici le signe qui vous est donné: vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. »
13 Tout à coup il y eut avec l’ange l’armée céleste en masse qui chantait les louanges de Dieu et disait:
14 « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix pour ses bien-aimés. »
15 Or, quand les anges les eurent quittés pour le ciel, les bergers se dirent entre eux: « Allons donc jusqu’à Bethléem et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître. »
16 Ils y allèrent en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la mangeoire.
17 Après avoir vu, ils firent connaître ce qui leur avait été dit au sujet de cet enfant.
18 Et tous ceux qui les entendirent furent étonnés de ce que leur disaient les bergers.
19 Quant à Marie, elle retenait tous ces événements en en cherchant le sens.
20 Puis les bergers s’en retournèrent, chantant la gloire et les louanges de Dieu pour tout ce qu’ils avaient entendu et vu, en accord avec ce qui leur avait été annoncé.

*

« Gloire à Dieu au plus haut des cieux » ont chanté les anges — « multitude de l’armée céleste ». Il s’est passé là quelque chose d’extraordinaire, qui fait chanter toute la création visible et invisible.

Mais voilà donc que la chose essentielle, celle que les anges chantent là, s’est passée à Bethléem, s’est passée dans l’humilité, à propos de celui qui vaut que toutes les puissances de la Création y joignent leur louange.

Cela concerne les bergers, et nous concerne avec eux. Cela aussi les anges le clament ! C’est la deuxième partie de leur chant de louange : « paix sur la terre parmi les humains qui ont sa bienveillance ». Dans et l’espace et le temps, il a donné aux bergers, puis par eux à tous, ce signe de sa présence : l’humanité du Christ.

*

Deux aspects de la fête de Noël nous sont offerts dans ce chant des anges. L’aspect universel, tout d'abord, plus vaste que le christianisme. Toute la création, toutes ses puissances, toutes les traditions et religions sont appelées à se réjouir de la venue de la Lumière. C’est ce que le christianisme a parfaitement assumé en retenant comme date de Noël, non pas la date de la naissance historique de Jésus, que l’on ne connait pas et que l'on n’a pas à connaître (c'est le second aspect de Noël, l'aspect mystérieux, on va le voir), mais la date de la fête païenne romaine de la lumière, du soleil invaincu, au solstice d’hiver.

Le Christ est la Lumière qui précède le monde, le Soleil de justice que toutes les lumières de ce monde ne font que désigner. Même si elles n’en connaissent pas la Source, célébrée par les Anges et Puissances célestes et par elles annoncée aux bergers. C’est le deuxième aspect de la fête de Noël : la découverte de la Lumière qui fonde le monde dans l’humilité de l’enfant de la crèche. Cet aspect est intime, secret. Il est dévoilé mystérieusement. C’est l’Évangile. Il est annoncé ce jour-là uniquement aux bergers.

Avant de nous rendre à ce second aspect, essentiel, il nous appartient de recevoir l’autre, celui de la Lumière universelle, qui rayonne depuis le Christ, mais sur tous les peuples, toutes les religions et toutes les traditions. Tous viendront à Jérusalem pour célébrer Dieu et son Messie, annonçait le prophète. Ouvrez-vous portes éternelles !

Noël signe de la venue de la Lumière pour tous les peuples… parmi lesquels l’attente de la lumière divine est universellement partagée, qu’elle soit Hanoukka en premier lieu, fête de la lumière dans le judaïsme, ou qu’elle soit annoncée par l’étoile des Mages, le Solstice des Romains, le Père Noël lutin scandinave, ou autres encore…

Fête universelle pour une attente universelle de délivrance. « D’Israël la gloire, et Lumière des nations », comme le chante le prophète Siméon attendant la venue du Messie et le recevant dans cet enfant, « en lui brille ton nom », le nom du Dieu de l’Univers.

*

C’est là que vient le second aspect, pour qui sait découvrir cela : l’humilité de Noël. Là où l’on attendait quelque chose de grandiose, de glorieux, de rayonnant,… le Roi de l’Univers, riche de toute la richesse du monde, naît dans une étable, de parents déplacés providentiellement vers la ville du roi David, et la nouvelle de sa naissance est annoncée à des itinérants, des gens sans dignité reconnue, les bergers.

Cela veut dire beaucoup de choses. La vérité de Noël, la vérité fondamentale, la vérité mystérieuse, cachée, est cachée, précisément. Elle ne s’affiche pas de façon criarde et publicitaire. Ce n’est pas pour rien si ce sont des bergers, au cœur de la nuit, qui en ont reçu l’annonce, l’annonce de la naissance d’un enfant dans une étable.

Pouvait-il arriver quelque chose d’intéressant à des bergers ? Ils pouvaient même être mal vus à cause de leur métier qui les maintenait en marge, dans une sorte de nomadisme… ils n’en sont pas moins figures de royauté, à l’image du roi céleste que chantait le roi David qui fut d’abord berger à Bethléem : « le Seigneur est mon berger. »

C’est à eux que l’Ange va annoncer, en premier, la nouvelle de la naissance de Jésus. Aussitôt ils se lèvent, se mettent en marche pour « aller voir ». Puis, sur le chemin du retour, ils racontent à ceux qu’ils rencontrent tout ce qui est arrivé, devenant les premiers témoins de la Bonne Nouvelle. C’est d’eux qu’est venu le premier mot de l’Évangile de Noël !

On est certes loin des lumières des fêtes illuminées ! Mais c’est aussi pourquoi il n’y a pas lieu de s’indigner de ce que la fête lumineuse et publique de Noël semble n’être pas en phase avec ce qui fait l’essentiel de Noël. Exiger que Noël soit au public une fête chrétienne, au sens intime et fort du terme, serait confondre les deux niveaux de signification de Noël. La fête de l’enfant de l’étable de Bethléem, annoncée aux bergers puis par eux, dans la nuit, se célèbre à la seule lumière incréée et secrète portée dans la lumière des Anges. Elle ne saurait se faire au cœur des lumières de la ville, sous les ors des palais. Elle nous dérangera toujours et nous déplacera toujours, comme les bergers.

La fête aux guirlandes, celle de tous les temps, est légitime, mais elle n’est que signe de la vraie fête intime et cachée, celle de la naissance mystérieuse de la vérité de Dieu au cœur secret de nos vies, de la parole par laquelle nous sommes appelés à vivre en enfants de Dieu. C’est là la vraie lumière, jaillie au secret d’une étable.


R.P., Poitiers, Veillée de Noël, 24.12.18


dimanche 23 décembre 2018

“Tu es bénie entre toutes les femmes”




Michée 5, 1-5 ; Psaume 80 ; Hébreux 10, 5-10 ; Luc 1, 39-45

Luc 1, 39-45
39 En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda.
40 Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.
41 Or, lorsque Elisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit.
42 Elle poussa un grand cri et dit : « Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein !
43 Comment m’est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ?
44 Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l’enfant a bondi d’allégresse en mon sein.
45 Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira ! »

*

Après l’annonce angélique la concernant, on trouve ici Marie enceinte qui rend visite à sa parente enceinte elle aussi, miraculeusement elle aussi (Luc 1, 36). On a appris par ailleurs dès le début de l’Évangile que la famille d’Élisabeth et de Zacharie est une famille sacerdotale. Élisabeth est une descendante d’Aaron (Luc 1, 5). Zacharie son mari est prêtre. La visite de Marie correspond dès lors à ce qu’enseigne la Torah en matière de soupçon d’infidélité conjugale (Nombres 5) : un mari suspicieux devait faire appel à un prêtre. Ce que ne fait pas Joseph, mais Luc suggère ainsi que Marie fait indirectement attester par un prêtre la vérité de ce qui lui arrive. L’acclamation d’Élisabeth en témoigne : « tu es bénie entre toutes les femmes », s’exclame-t-elle à la vue de Marie.

Cela signifie aussi, Élisabeth étant sa parente, que par Marie, Jésus se rattache à la lignée sacerdotale. Ce qui n’en fait pas un prêtre pour autant, mais qui n’est sans doute pas indifférent quand on sait que c’est Jean le Baptiste, le fils d’Élisabeth, qui le désignera (dans le quatrième Évangile) comme l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde, fonction sacerdotale. On est avec le Baptiste et sa parenté dans un milieu sacerdotal.

Et Jean baptisera Jésus, baptême auquel Jésus donnera une signification sacerdotale. Or Jésus est présenté, par Luc lui-même, comme fils de David, et donc de tribu royale, par la généalogie, adoptive pour lui, de Joseph. De lignée royale, symbole nécessaire pour être le Messie, mais qui exclut a priori l’aspect sacerdotal. Cf. Épître aux Hébreux 7, 14 : « il est notoire que notre Seigneur est sorti de Juda, tribu dont Moïse n’a rien dit pour ce qui concerne le sacerdoce », d'où, Héb 8, 4 : « S’il était sur la terre, il ne serait pas même sacrificateur ». Dimension sacerdotale de l’oeuvre de Jésus pourtant — mais d'un autre ordre, céleste, éternel, selon l’Épître aux Hébreux —, fonction décisive pour ce qui s’avèrera être le plein sens de sa tâche messianique.

*

Mais alors, si le fils d’Élisabeth est celui qui investit Jésus dans sa fonction sacerdotale céleste, éternelle, en le baptisant, alors, et malgré sa célèbre réticence à le baptiser (selon son humilité devant celui dont il hésite même à « délier les sandales »), ne lui est-il pas supérieur dans l’ordre sacerdotal ?

Face à cela, Jean hésite à le baptiser, et confesse, à nouveau dans le quatrième Évangile, que Jésus le précède de toute l’éternité : « il était avant moi », dit-il !

C’est la même idée que l’on retrouve ici. Jean, déjà dans le sein de sa mère, tressaille en la présence de la mère enceinte du Messie. Et la mère de Jean traduit, selon l’Esprit saint, précise le texte, le sens de ce tressaillement : « Tu es bénie entre les femmes et le fruit de ton sein est béni. Cela m’est un privilège que tu me visites ! » — « Bienheureuse celle qui a cru. »

*

« Bienheureuse parce que tel est le fruit de ton sein. » On retrouve plus tard, en Luc 11 (v. 27-28), une bénédiction semblable prononcée par une autre une femme :

« Une femme, élevant la voix du milieu de la foule, dit à Jésus : Heureux le sein qui t’a porté ! Heureux les seins qui t’ont allaité ! Et il répondit : Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! »

Bénédiction similaire à celle d’Élisabeth, mais prononcée alors par Élisabeth dans l’intimité des commencements.

*

L’épisode du ch. 11 renvoie donc à ce ch. 1, à notre passage, et au v. 48, où Marie y fait elle-même écho : « toutes les générations me diront bienheureuse », disait Marie. Makaria, le même mot : la femme du ch. 11 entame l’accomplissement de la parole l’Élisabeth, et la parole de Marie sur elle-même : « toutes les générations me diront bienheureuse ».

Et Jésus, lui, la renvoie à cette autre bénédiction que prononçait Élisabeth sur sa mère ; en Luc 1, 45 : « heureuse celle qui a cru ». Et voilà qui nous renvoie aussi à toutes les grandes ancêtres, et en premier lieu à Sara, et à la promesse à Abraham. Espérer contre toute espérance, écouter la parole de Dieu et la garder pour la voir germer. « Heureux ceux qui écoutent la Parole et la gardent ». Et plus encore, ici : c’est le Fils de Dieu que Marie a porté.

Ici Dieu a renversé tous les impossibles : on croirait savoir que les stériles n’enfantent pas, pas plus que les vierges ; on croirait savoir que les morts ne ressuscitent ni que les prophètes ne marchent sur les eaux ou que les pains se multiplient pour les pauvres !

*

Et voilà que Dieu intervient ! Voilà que s’approche le temps où les souffrances prennent fin. Voilà que l’on découvre dans l’intimité de la rencontre de deux femmes, que Dieu, discrètement, prépare ce grand moment de façon cachée dans le sein d’une femme.

Cela, Jean dans le sein de sa mère et Élisabeth à son tour, le pressentent : le jour de la délivrance approche. Ce jour que nous fêtons à Noël. Et Élisabeth a perçu le comment de l’accueil de cette délivrance : « heureuse celle qui a cru à l’accomplissement de la promesse. »

Et elle est bien placée pour savoir, Élisabeth, elle, stérile mais qui a bénéficié pour sa part du miracle de l’enfantement.

Mais le miracle fondamental, c’est bien sûr le mystère de la Parole. Cette Parole non seulement a fait germer le sein d’Élisabeth, et le sein de Marie —, mais c’est cette Parole-même que Marie porte en son sein, c’est le Messie par qui vient la délivrance. Élisabeth l’a compris. Son miracle à elle est là comme signe, comme tout autre miracle, jamais fin en soi.

Marie, elle, porte une toute autre réalité. En elle la Parole devient chair, pour porter toutes nos délivrances. Cette Parole est la Parole qu’il s’agit d’écouter et recevoir. Cette même Parole que Marie recevait et qui faisant fructifier son sein vierge, cette Parole est ainsi annoncée comme une semence, qui, contre tous les malheurs, est destinée à germer jusque dans le Royaume.

L’intervention de Dieu n’est pas tant de l’ordre du coup d’éclat que du type de la semence. La semence d’une parole qui, reçue et gardée, produira des fruits inimaginables depuis le cœur de nos douleurs. La semence de la parole de Dieu dans le sein de Marie est celle du corps du Christ ressuscité.

*

Cette Parole engendre par le Christ des enfants qui ne sont pas nés de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. Au cœur des impossibles, c’est la Parole de Dieu seul qui fait germer son Royaume.

Bienheureux non seulement le ventre qui a porté le Christ et le sein qui l’a nourri, mais quiconque reçoit cette Parole qui a le pouvoir de faire germer le Royaume de Dieu, où toute douleur se taira enfin.


R.P., Poitiers 23.12.18


dimanche 16 décembre 2018

Vers Noël, lumière sur nos sentiers




Ésaïe 60, 1-11 ; Psaume 126 ; Philippiens 1, 4-11 ; Luc 3, 1-6
Sophonie 3, 14-20 ; Ésaïe 12 ; Philippiens 4, 4-7 ; Luc 3, 10-18

*

Psaume 119, 105 : Ta parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier.

Luc 2, 1-20
1 Or, en ce temps-là, parut un décret de César Auguste pour faire recenser le monde entier.
2 Ce premier recensement eut lieu à l’époque où Quirinius était gouverneur de Syrie.
3 Tous allaient se faire recenser, chacun dans sa propre ville ;
4 Joseph aussi monta de la ville de Nazareth en Galilée à la ville de David qui s’appelle Bethléem en Judée, parce qu’il était de la famille et de la descendance de David,
5 pour se faire recenser avec Marie son épouse, qui était enceinte.
6 Or, pendant qu’ils étaient là, le jour où elle devait accoucher arriva ;
7 elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d’hôtes.
8 Il y avait dans le même pays des bergers qui vivaient aux champs et montaient la garde pendant la nuit auprès de leur troupeau.
9 Un ange du Seigneur se présenta devant eux, la gloire du Seigneur les enveloppa de lumière et ils furent saisis d’une grande crainte.
10 L’ange leur dit : « Soyez sans crainte, car voici, je viens vous annoncer une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple :
11 Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur ;
12 et voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. »
13 Tout à coup il y eut avec l’ange l’armée céleste en masse qui chantait les louanges de Dieu et disait :
14 « Gloire à Dieu au plus haut des cieux
et sur la terre paix pour ses bien-aimés. »
15 Or, quand les anges les eurent quittés pour le ciel, les bergers se dirent entre eux : « Allons donc jusqu’à Bethléem et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître. »
16 Ils y allèrent en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la mangeoire.
17 Après avoir vu, ils firent connaître ce qui leur avait été dit au sujet de cet enfant.
18 Et tous ceux qui les entendirent furent étonnés de ce que leur disaient les bergers.
19 Quant à Marie, elle retenait tous ces événements en en cherchant le sens.
20 Puis les bergers s’en retournèrent, chantant la gloire et les louanges de Dieu pour tout ce qu’ils avaient entendu et vu, en accord avec ce qui leur avait été annoncé.

*

Ésaïe 60, 1-3
1 Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière :
la gloire du SEIGNEUR sur toi s’est levée.
2 Voici qu’en effet les ténèbres couvrent la terre
et un brouillard, les cités,
mais sur toi le SEIGNEUR va se lever
et sa gloire, sur toi, est en vue.
3 Les nations vont marcher vers ta lumière
et les rois vers la clarté de ton lever.

Luc 3, 1-6
1 L’an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d’Abilène,
2 sous le sacerdoce de Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean fils de Zacharie dans le désert.
3 Il vint dans toute la région du Jourdain, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés,
4 comme il est écrit au livre des oracles du prophète Ésaïe :
Une voix crie dans le désert :
Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.
5 Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux seront redressés, les chemins rocailleux aplanis ;
6 et tous verront le salut de Dieu.

Luc 3, 10-16

10 Les foules demandaient à Jean : « Que nous faut-il donc faire ? »
11 Il leur répondait : « Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même. »
12 Des collecteurs d’impôts aussi vinrent se faire baptiser et lui dirent : « Maître, que nous faut-il faire ? »
13 Il leur dit : « N’exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé. »
14 Des soldats lui demandaient : « Et nous, que nous faut-il faire ? » Il leur dit : « Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde. »
15 Le peuple était dans l’attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ?
16 il leur dit à tous : Moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers. Lui, il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu.

*

Tandis que les ténèbres couvrent la terre, tandis que le brouillard de nos douleurs — faiblesse, maladie dans nos vies personnelles et familiales ; menace climatique, scandale des abîmes des inégalités sociales qui ébranlent notre vie commune, — tout cela nous empêche encore de voir clairement ce mystère : le peuple de Dieu est déjà rayonnant de la lumière de Dieu, sa Gloire.

C’est cette promesse que Noël renouvelle. L’Alliance est renouvelée et étendue à toutes les nations, pour que l'Église soit riche de toutes leurs couleurs, de toutes leurs légendes et traditions, de tous leurs chants.

La promesse d'Ésaïe est en marche : « Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière ». Ceux qui déjà se sont approchés de la Jérusalem nouvelle, ville de la paix, portent les louanges du Seigneur de loin en loin, se font ses messagers, pour autant d'échos d'extrémités du monde en extrémités du monde. Ésaïe 60, 11 : « Tes portes seront toujours ouvertes, Elles ne seront fermées ni jour ni nuit, Afin de laisser entrer chez toi les trésors des nations, Et leurs rois avec leur suite. »

La promesse se déploie par l'octroi du pardon sur nos égarements (en vue duquel prêche Jean — Luc 3, 3) — par don gratuit, « la gloire du Seigneur sur toi s’est levée » ; par la foi seule, on a accès à la Jérusalem céleste ! Cela vaut pour tous, quelle que soit sa tradition, sa provenance, ses rites. Sur ce fondement de la mission universelle, le pardon, et le pardon réciproque de tout ce qu'est chacun, le pardon des fautes aussi, ce don de Dieu pour l'acceptation de tous et pour un nouveau départ, se bâtit l'Église universelle.

Le don de Dieu, le dévoilement de ce grand mystère se poursuit, et nous sommes encore invités à en être.

Aujourd'hui à nouveau, Dieu nous accueille comme ses enfants, tous, d'où que nous soyons, par pure grâce, par don, cadeau de Noël pour nous porter à travers les jours qui s’ouvrent, pour que nos lendemains soient lumière.

*

Comment le salut de Dieu, qui naît avec la paix de Noël, qui naît tout petit avec l’enfant de la crèche — comment ce salut qui naît dans l’humilité de la lumière de la crèche peut-il venir sur la terre ?

Si l’Avent est l’attente du Christ, si l’attente du Christ consiste à aplanir ses sentiers, comme le prêche le Baptiste, qu’est-ce qu’il peut en être de notre attente du Christ ?

Jean proclame un baptême de changement d’intelligence pour préparer la venue du Seigneur, la venue de celui qui amène le salut de Dieu en venant tout petit à Noël. C’est ainsi que tous verront le salut de Dieu, et qu’il faudra donc bien vivre ensemble pour que règne sur la terre la paix de Noël.

Sinon, et si le signe du baptême et Jean, puis de notre baptême en Jésus, n’est pas aussi le rappel de la nécessité de ce changement d’intelligence, de la reconnaissance concrète de ce que pécheurs, même à petite mesure, nous pouvons être des obstacles à la venue du salut de Dieu, à sa lumière. Que dit le Baptiste ? Partage (Luc 3, 10-11), refus de la corruption (Luc 3, 12-13), refus de la violence et du pillage (Luc 3, 14), bref : refus de tout ce qui mine notre société — jusqu’aujourd’hui.

Si nous n’avons pas changé notre compréhension des choses au point de reconnaître que tortueux, nous aussi avons donc besoin d’être redressés (rendez droits ses sentiers), alors Noël risque de ne rester qu’une affaire tristement consumériste — et plus tristement encore quand manquent les moyens pour consommer !

Mais nous le savons, Noël est aussi autre chose, et si nous l’avons compris, si notre intelligence entend la parole de Jean Baptiste, illuminée par Dieu, alors il peut être notre consolateur. N’ayons pas peur de venir à celui qui vient à nous comme un enfant pour nous donner sa paix, sans rien nous demander que, ravins ou montagnes, nous confessions être impuissants devant notre propre tortuosité. Alors le salut de Dieu s’est approché ; la paix de Noël, est là tout proche, offerte gratuitement.

Celui qui vient à Noël nous a précédés, si bien que se dévoile un tout autre niveau de cette conversion, de ce retour selon le sens premier, retour à Dieu. Il s’agit de se convertir à cette lumière, de se tourner vers la lumière qui précède tout ce qui n’en est que l’ombre…

Colossiens 1, 13-20
13 Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour;
14 en lui nous sommes délivrés, nos péchés sont pardonnés.
15 Il est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature,
16 car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, […]
18 Il est le commencement, Premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout, lui, le premier rang.
19 Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude
20 et de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les cieux […].

C’est encore l’appel du prophète Ésaïe (60, 1) : « Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière : la gloire du SEIGNEUR sur toi s’est levée ».


RP, Fête de Noël Châtellerault 9.12.18 / Poitiers 16.12.18


dimanche 2 décembre 2018

Dies Irae — Jour de colère




Jérémie 33, 14-16 ; Psaume 25 ; 1 Thessaloniciens 3, 12–4, 2 ; Luc 21, 25-36

Jérémie 33, 14-16
14 Des jours viennent – oracle du SEIGNEUR – où j’accomplirai la promesse que j’ai faite à la communauté d’Israël et à la communauté de Juda.
15 En ce temps-là, à ce moment même, je ferai croître pour David un rejeton légitime qui défendra le droit et la justice dans le pays.
16 En ce temps-là, Juda sera sauvée et Jérusalem habitera en sécurité. Voici le nom dont on la nommera : « Le SEIGNEUR, c’est lui notre justice. »

Luc 21, 25-36
25 « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et sur la terre les nations seront dans l’angoisse, épouvantées par le fracas de la mer et son agitation,
26 tandis que les hommes défailliront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde ; car les puissances des cieux seront ébranlées.
27 Alors, ils verront le Fils de l’homme venir entouré d’une nuée dans la plénitude de la puissance et de la gloire.
28 « Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche. »
29 Et il leur dit une comparaison : « Voyez le figuier et tous les arbres :
30 dès qu’ils bourgeonnent vous savez de vous-mêmes, à les voir, que déjà l’été est proche.
31 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Règne de Dieu est proche.
32 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout n’arrive.
33 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
34 « Tenez-vous sur vos gardes, de crainte que vos cœurs ne s’alourdissent dans l’ivresse, les beuveries et les soucis de la vie, et que ce jour-là ne tombe sur vous à l’improviste,
35 comme un filet ; car il s’abattra sur tous ceux qui se trouvent sur la face de la terre entière.
36 Mais restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d’échapper à tous ces événements à venir et de vous tenir debout devant le Fils de l’homme. »

*

Ces paroles sont le point d'orgue de l'annonce de Jésus concernant la destruction du Temple, qui commence juste quelques versets avant (Luc 21, 6). « Lorsque vous verrez Jérusalem investie par des armées, sachez alors que sa désolation est proche… En ces jours-là il y aura une grande détresse dans le pays, et de la colère contre ce peuple » (Luc 21, 20 & 23).

Voilà qui renvoie à des perspectives bien sombres, celles qu’annonçait la prophétie de Sophonie, ch. 1, v. 15 : « Jour de colère que ce jour, jour de détresse et d’angoisse, jour de désastre et de désolation, jour de ténèbres et d’obscurité, jour de nuée et de sombres nuages ».

Ce texte de Sophonie est derrière la prophétie de Jésus que nous venons de lire dans l’Évangile de Luc, derrière la colère dans l’Apocalypse, et il a inspiré des réflexions jusqu’au cœur du Moyen Âge, comme le Dies Irae (en français : Jour de colère), célèbre poème apocalyptique écrit en langue latine (XIIe - XIIIe s.) sur le thème du Jugement Dernier — rattaché au texte liturgique de la messe de Requiem.

J’en cite la première partie :

Jour de colère, ce jour-là
réduira le monde en poussière,
David l’atteste, et la Sibylle.
Quelle terreur nous saisira,
lorsque le juge apparaîtra
pour tout scruter avec rigueur !
L’étrange son de la trompette,
se répandant sur les tombeaux,
nous jettera au pied du trône.
La Mort, surprise, et la nature,
verront se lever tous les hommes,
pour comparaître face au Juge.
Le livre alors sera produit,
où tous nos actes seront inscrits ;
tout d’après lui sera jugé.
Lorsque le Juge siégera,
tous les secrets apparaîtront,
rien ne restera impuni.


*

Le Dies Irae parle, comme Sophonie et notre texte de l’Évangile de Luc, de la colère de Dieu. Voilà qui est troublant, sachant ce qu’est la colère ! Colère de Dieu ? Dieu en proie à une des racines de tout péché ? Puisque, toujours selon les médiévaux, la colère est un des fameux péchés-racines (c'est le sens de « péchés capitaux »), c’est à dire péché qui en produit d’autres, et elle n’en est pas un des moindres ! Où, parlant de Jour de colère, il faut faire un détour par là pour ne pas tout confondre !… Quand l'actualité nous donne à beaucoup entendre parler de colère ces derniers temps…

*

Un contemporain du Nouveau Testament, précepteur de Néron, Sénèque (-4 – +65), philosophe de l’école stoïcienne — bien placé comme précepteur de cet empereur capricieux et donc sujet à la colère, Sénèque a écrit un ouvrage Sur la colère (De Ira). Je le cite :

« L’homme en proie à la colère, écrit-il (De Ira, Livre I) n’a plus toute sa raison. Certains la nomment courte folie. On ne peut la cacher : elle se donne à voir et éclate à découvert.
Jamais aucun fléau n’a coûté à l’humanité plus que la colère. Ses effets ont été dévastateurs, aussi bien à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective.
La colère ne vient pas que de l’offense, mais parfois aussi du pressentiment et de l’intention du mal.
Les formes et les modifications de la colère sont infinies.
La colère n’est pas dans la nature de l’homme. Elle a soif de vengeance. Le châtiment, lui, n’est utile que lorsqu’il s’appuie sur la raison et la justice — pas sur la colère.
Et il est plus facile d’étouffer la colère dans son germe que de la contrôler, car une fois ébranlée, l’âme se laisse emporter par la passion. Elle s’installe comme un droit et ne suit plus que ses caprices. L’âme s’identifie alors à cette passion et la raison ne peut plus se relever. Même ceux qui semblent contenir la colère le font au risque de ne pouvoir exercer l’usage de la raison, là où elle aurait suffit pour arriver à ses fins. Une colère qui écoute la raison n’est plus une colère et la raison n’a point besoin d’une aveugle auxiliaire. Modérer la colère ne revient qu’à obtenir un mal modéré. La colère n’a rien d’utile. La vertu n’a pas besoin de faire appel au vice.
Même quand le vice aurait parfois produit quelque bien, ce n’est pas une raison pour l’adopter et l’employer. La colère ne veut pas être éclairée ; la vérité, en fait, l’indigne, à la différence de la raison. La colère n’est que boursouflée, humeur viciée, une enflure funeste. Elle n’a rien de noble ni d’élevé. Elle n’a rien d’une marque de grandeur, sinon l’auraient aussi la luxure, l’avarice et l’ambition… »


Quelques siècles auparavant, le précepteur d'un autre empereur, Grec celui-là, Alexandre, son précepteur le philosophe Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C.) disait que la colère est irraisonnée. Désir de vengeance, elle est le contraire du calme. Le calme est un retour de l’âme à l’état normal et un apaisement de la colère.
Elle peut et doit retomber. Et, dit-il : ce qui fait tomber la colère est l’acte de repentance, d’humiliation, ou le fait d’agir avec considération. On devient calme après avoir épuisé sa colère contre un autre. La colère peut guérir avec le temps. Si la colère peut porter à la haine, elle s’accompagne de peine, non la haine. La repentance est un précédent nécessaire, car, note-t-il, il y a de l’assurance dans le sentiment de la colère, du fait de l’impression de subir une injustice (impression éventuellement justifiée, j'y reviens).

C’est là la colère de l’homme (qui, rappelle Jacques, ch. 1 v. 20, « n’accomplit pas la justice de Dieu » !) ; la colère des hommes relevant de l’abdication de la raison. C’est ainsi que ce qu’on appelle un peu imprudemment la colère de Jésus chassant les marchands du Temple ne le laisse à aucun moment abdiquer sa raison. La force d’indignation de ce genre de colère-là (qui, elle, est positive, selon plusieurs penseurs, dont le même Aristote, et après lui, Thomas d'Aquin, contemporain de l’époque du Dies Irae) ; cette indignation-là ne le fait pas basculer hors de lui-même ! (Et, toujours selon Thomas d'Aquin, ce serait même « un vice de ne pas ressentir la colère qui résulte du jugement de la raison » contre l’injustice ! — 2a 2ae, qu. 158, a. 8 resp., citant Chrysostome.)

Où l’attribution à Dieu, seul sage, de la colère, ne nous dit pas qu’il perd la raison ! — mais nous permet de comprendre, comme en image, à quel degré de dégradation est tombée l’humanité censée être à son image ! Devenue injuste. Et dès lors la perspective de la colère de Dieu nous invite à veiller contre la nôtre ! Puisque ce texte nous conduit — on va le voir — au Gethsémané ; au moment où Jésus invite les siens à veiller. Cette vigilance dont Pierre va bientôt manquer en cédant à la colère qui le verra blesser gravement le soldat venu arrêter Jésus. Pierre qui n’a pas compris alors que la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu. Pierre qui auparavant s’est fait traiter pour cela même de satan : ce n’est pas la colère de l’homme qui accomplit la justice de Dieu (qu’évoque ce qu’en image on appelle sa « colère »), ce n’est pas la colère de l’homme qui accomplit la justice, mais la croix, que la colère de Pierre voudrait éviter à Jésus !

À l’époque où Jésus donne la prophétie rapportée dans ce texte de Luc, son pays est sous domination romaine depuis 63 av. J.C., donc depuis presque une centaine d’années. La Judée a cessé d’être un royaume juif depuis la mort d’Hérode le Grand, en 4 av. J.C., environ trente ou quarante ans avant. Lorsque César Auguste chasse de son trône le fils d’Hérode, Archélaüs, en 6 ap. J.C., il nomme à sa place un préfet romain. Le préfet de Judée est le fameux Ponce-Pilate, qui quelques heures plus tard participera au jeu des dirigeants de la région se renvoyant les responsabilités lors du procès de Jésus.

C’est donc sur cette Palestine juive déjà largement soumise aux Romains que Jésus prophétise. Question de lucidité sur la continuation probable de l’évolution de la situation, jusqu’à la ruine de Jérusalem : Dieu est las de notre état, humanité injuste, inapte à remédier à une situation où les abîmes ne font que se creuser. Le jugement ne tardera plus à tomber comme l’évolution du pays n’en laisse que peu de doutes. Le filet va bientôt s’abattre, comme ultimement il s’abattra sur tous. Jour de colère. L'an 70 est proche.

*

C’est dans le cadre de cette menace que Jésus enseigne ses disciples, nous enseigne, à percevoir, du cœur de la douleur, le signe de l’inespéré, le signe de sa venue en gloire ; et enseigne pour la même occasion aux adeptes du « tout va bien » — du moins à ceux qui voudraient bien entendre sa voix à travers les musiques de leurs fêtes, — que les temps ne sont pas à la fête. Jésus appelle ses disciples à se placer dans la joie de l’inespéré au cœur de la détresse qui va les frapper.

C’est au cœur de tout cela que la parabole du figuier vient se placer dans ce texte, comme une vraie parole de consolation : lorsque la détresse aura atteint une intensité insurmontable, alors, loin de devoir désespérer, vous saurez que vous avez là le signe de la venue du Royaume, de la consolation de Dieu. De même que pour le figuier : lorsque les pousses deviennent tendres, vous savez que l’été est proche : l’été et non pas l’hiver.

De même, lorsque la détresse devient insupportable, au point que non seulement Jérusalem est ravagée, mais que les puissances des cieux même en viennent à trembler, que le soleil et la lune palissent et que les étoiles s’effondrent ; au sein même d’une telle détresse, sachez percevoir la promesse de Dieu, sachez voir en cette détresse le signe de la venue du Prince de la consolation, prêt à envoyer ses anges pour le bonheur de son peuple rassemblé à l’ombre du figuier dans l’été qui s’approche.

En tout cela, c’est bien sûr d’abord de la catastrophe de 70 qu’il est question : la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple qui marque la fin du monde et annonce dès lors le temps du Royaume. Jésus invite à savoir entendre, du cœur de la détresse, la consolation du figuier : l’été s’approche. Cela dit, n’allons pas penser, puisque les événements, sur le plan historique, touchent l’Israël du premier siècle, que les avertissements de Jésus ne nous concernent pas !

Les temps ne sont jamais à la fête pour les pèlerins de l’exil. Et plus l’histoire avance dans les ténèbres de la fin déjà advenue en 70, plus le temps du filet est proche. « Veillez et priez en tout temps », dit Jésus (v. 36) à ses disciples. Le Seigneur viendra à l’heure où nous n’y penserons pas, puisque ce jour est ignoré de tous. Sur nous aussi, le filet va bientôt tomber.

Où en sera le serviteur que le Maître trouvera, à sa venue, préoccupé d’autre chose que de veiller, à autre chose qu’à sa tâche de vigilance ? La vigilance est ce qui rend pleinement disponible au maître, qui peut venir d’un moment à l’autre. Sommes-nous disponibles ? — à quoi que nous demande le maître ? Recevoir cette disponibilité n’est pas sans difficulté, peut-être même douleur. Le monde est engourdi dans un brouillard qui peut nous cacher l’espérance. Il risque même de nous rendre amère l’espérance apparemment interminable de la justice de Dieu.

La justice de Dieu que la colère de l’homme n’accomplit évidemment pas, vient dans les heures qui suivent notre texte : par la croix : Dieu qui accomplit la justice par sa miséricorde déployée à la croix. C’est la qu’est advenu le jour, l’heure que nul ne connaissait. La puissance et la gloire du Fils de l’homme déployées… à la croix. Le Règne de Dieu venu avec puissance. C’est ce qui rend urgente la vigilance, la prière du cœur : entre dans ta chambre, la chambre de ton cœur, seul avec Dieu, au pied de la croix.

La vigilance à laquelle nous sommes appelés concerne la justice du Royaume que Jésus a dévoilée à la croix, où il nous invite à la rechercher. Une justice qui consiste en un autre exercice de nos tâches, selon d’autres règles. Cela peut aller à y regarder de près jusqu’au partage concret des richesses, matérielles et spirituelles, qui qualifient nos tâches. À nous de discerner quelles sont les responsabilités précises que Dieu nous a confiées, en fonction des richesses, matérielles comme spirituelles, qu’il nous a octroyées. Serons-nous de ceux qui ne se seront pas endormis du sommeil de ce monde ?

Demain, tout à l’heure, le filet s’abattra sur nous. « Veillez donc », pour être debout devant le Christ en croix, disponibles à Dieu, à tout appel qu’il peut vous adresser, à l’appel qu’il vous adresse en ce moment !

Je reprends le Dies Irae en sa deuxième partie, qui souligne aussi combien c’est à la croix que s’est accomplie la colère miséricordieuse de Dieu :

Dans ma misère, alors, que dire ?
Quel protecteur vais-je implorer,
quand le juste est à peine sûr ?
Roi de majesté redoutable,
qui sauves les élus par grâce,
sauve-moi donc, source d’amour.
Rappelle-toi, Jésus très bon,
c’est pour moi que tu es venu,
ne me perds pas en ce jour-là.
À me chercher tu as peiné,
Par ta Passion tu m’as sauvé,
qu’un tel labeur ne soit pas vain !
Tu serais juste en condamnant,
mais accorde-moi ton pardon
avant que j’aie à rendre compte.
Vois, je gémis comme un coupable
et le péché rougit mon front ;
mon Dieu, pardonne à qui t’implore.
Tu as absout Marie de Magdala
et exaucé le malfaiteur sur sa croix ;
tu m’as aussi donné espoir.
Mes prières ne sont pas dignes,
mais toi, si bon, fais par pitié,
que j’évite le tourment.
Parmi tes brebis place-moi,
me gardant des boucs,
et m’élevant à ta droite.
Si les méchants, couverts de honte,
sont voués au tourment,
appelle-moi en bénédiction.
En m’inclinant je te supplie,
le cœur broyé comme la cendre :
prends soin de mes derniers moments.
Jour de larmes que ce jour là,
où surgira de la poussière
le pécheur, pour être jugé !
Daigne, mon Dieu, lui pardonner.
Bon Jésus, notre Seigneur,
accorde-leur le repos. Amen.


R.P., Poitiers, 2.12.18





dimanche 25 novembre 2018

Mauvaise graine




Daniel 7, 13-14 ; Psaume 93 ; Apocalypse 1, 5-8 ; Jean 18, 33-37

Matthieu 13, 24-30 & 34-43
24 Il leur proposa une autre parabole : "Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ.
25 Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par-dessus, il a semé de la mauvaise herbe en plein milieu du blé et il s’en est allé.
26 Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, alors apparut aussi la mauvaise herbe.
27 Les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de la mauvaise herbe ?
28 Il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui disent : Alors, veux-tu que nous allions la ramasser ? —
29 Non, dit-il, de peur qu’en ramassant la mauvaise herbe vous ne déraciniez le blé avec elle.
30 Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord la mauvaise herbe et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier.

*

Comme pour beaucoup de ses paraboles, mystérieuses, Jésus en donne explication à ses disciples, quelques versets plus loin…

34 Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans paraboles,
35 afin que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète : J’ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde.
36 Alors, laissant les foules, il vint à la maison, et ses disciples s’approchèrent de lui et lui dirent : "Explique-nous la parabole de la mauvaise herbe dans le champ."
37 Il leur répondit : "Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ;
38 le champ, c’est le monde; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; la mauvaise herbe, ce sont les sujets du Malin ;
39 l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.
40 De même que l’on ramasse la mauvaise herbe pour la brûler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde :
41 le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité,
42 et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents.
43 Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !

*

« Le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité. » Cela c’est au jour de jugement, car, dit Jésus : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré » (Jn 18, 36, év. du jour). « Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. ». Cela nous dit du même coup quelque chose de ce qu’est la mauvaise herbe en question — l’ivraie selon les anciennes traductions — et sa mauvaise graine : « toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité. », c’est tout le mal qui se fait depuis la fondation du monde. Ce n’est pas rien ! C’est un mal et des douleurs dont il est légitime que l’on veuille les arracher du monde, et avec, ceux qui les commettent.

Or il n’est pas opportun de les arracher du monde tant que ce qu’il en est n’est pas dévoilé ! Car il est bien question de « choses cachées depuis la fondation du monde », selon le renvoi que fait Jésus au Psaume 78, devenu le titre d'un livre célèbre de René Girard.

* * *

Ce dimanche dit de l’Éternité, dans les termes de la liturgie luthérienne, est aussi à la fois notre journée paroissiale d’accueil de l’aumônerie de prison, et à un plan international, la journée pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. En regard du texte de l’Évangile que nous avons lu, la théorie du bouc émissaire de René Girard, et notamment dans son livre Des choses cachées depuis la fondation du monde, nous pose aussi la question des violences faites aux femmes, ainsi que la question de la prison — le bouc émissaire biblique étant envoyé au désert, hors de la société. Le bouc émissaire tel qu'il est décrit par René Girard nous renvoie à nous-mêmes, pour nous parler de l'importance de chacun, de chacune, aussi négligeable nous semblerait son cas (à l'image du Crucifié, jugé sans importance, moqué par tous).

J'ai évoqué il y a quelques semaines le cas emblématique de la Pakistanaise Asia Bibi, chrétienne devenue, comme femme d'un pays pauvre, bouc émissaire d'une violence inouïe. Le spécialiste des guerres actuelles en islam, l'universitaire d’origine iranienne Reza Aslan, compare l'état actuel de la guerre civile de 15 siècles que connait l'islam, la fitna, aux conflits européens de la guerre de 30 ans. Guerre religieuse et civile en islam qui se terminera probablement de la même façon que la guerre de 30 ans, quand on en aura assez de s'entre-exterminer. La guerre de 30 ans a cessé quand on en a eu assez de s'entre-exterminer, jusqu'au prochain oubli (nous venons de commémorer le centenaire de la fin d'une boucherie ultérieure, la guerre de 14). Jusqu'au prochain oubli, on a passé des traités de paix, en 1648 pour la guerre de 30 ans. En attendant, et à ce point le parallèle avec ce qui arrive à Asia Bibi menacée de mort pour blasphème est frappant, la guerre de 30 ans a été un moment culminant de la chasse aux sorcières. Les femmes subissaient une violence inouïe pour des blasphèmes imaginaires, violence dans laquelle la violence de la guerre civile / religieuse trouvait un exutoire. On avait oublié, tout fasciné par la violence les uns contre les autres, qu'aimer Dieu se traduit par aimer le prochain à son image en lequel il se rend présent, à commencer par le lieu par excellence de l'image de Dieu selon la Genèse (ch. 1, v. 27-28), le vis-à-vis : pour l'homme le féminin.

Illustration du XIXe siècle : Alphonse Daudet, dans Tartarin de Tarascon (1872) : « le bourriquot algérien a les reins solides… il le faut bien pour supporter tout ce qu’il supporte… demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquent notre organisation coloniale… en haut, disent-ils, il y a mouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur l’état-major ; l’état-major, pour se venger, tape sur le soldat ; le soldat tape sur le colon, le colon tape sur l’arabe, l’arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le juif à son tour tape sur le bourriquot ; et le pauvre petit bourriquot n’ayant personne sur qui taper, tend l’échine et porte tout. »

Les éléments « inférieurs », en-dessous de « l'Arabe », recoupent vraisemblablement la hiérarchie préexistante de la dhimmitude, en un temps où grâce au décret Crémieux, les juifs maghrébins sortent de cet héritage par l'octroi du statut de citoyens français. Ce qu’Alphonse Daudet ignore ici ; sans doute cela lui déplaît-il. C’est connu, il est antisémite… Et peut-être aussi, bien machiste : il ne précise pas qu’à tous les niveaux qu'il décrit, sauf celui du bourriquot, tout le monde, pour se venger, s'en prend éventuellement à sa femme…

Avec Asia Bibi, l’actualité illustre que sans sa seconde partie — aimer le prochain —, le premier commandement — aimer Dieu — peut devenir insulte à Dieu, lui collant une image de Dieu cruel, voire criminel, une figure de diable, où la violence contre les femmes comme manifestation de son image est blasphème contre Dieu. N'est-ce pas tuer en son nom un être humain qui déshonore le nom de Dieu, arracher de ce monde l'humain fait selon son image qui est blasphème ? Voilà qui nous conduit de plain-pied dans le texte que nous avons lu, Mt 13, 24-43.

* * *

Ce qui est caché depuis la fondation du monde est dans ce texte de Matthieu la racine du mal — de ce mal énorme — qui se commet dans le monde. Un ennemi a semé cette mauvaise graine (v. 25). Le mal relève du mystère, d’un mystère incommensurable, le « mystère d’iniquité » dans les mots de Paul, cette iniquité qui est vouée à être arrachée… Le mal relève du mystère, nommé ici : semé par le diable. Un désordre imprévu, source du mal, s’est immiscé dans la création de Dieu, caché depuis sa fondation et voué à être dévoilé. Or où est-ce que le mal, où est-ce que le diable, a été dévoilé ?

À la croix ! Car que s’est-il passé à la croix concernant ce mystère d’iniquité ? Son initiateur a été jeté dehors ! Jean 12, 31-33 : « Maintenant c’est le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors. Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi. Il disait cela pour indiquer de quelle mort il devait mourir. » À la croix, le semeur de la mauvaise graine, le semeur de l’ivraie est dévoilé et jeté dehors !

Est-ce à dire qu’il est temps pour les disciples de procéder à l’arrachage de la mauvaise herbe ? La réponse de Jésus est clairement : non ! « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré, dit Jésus à Pilate dans le texte œcuménique de ce dimanche de l’Éternité. Ma royauté n'est pas d'ici. » Ici, être disciple de Jésus est être du côté des persécutés, pas des persécuteurs ! Héritage de l'enseignement de la Torah. Ainsi le dit le Talmud : « quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du juste contre le méchant, quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le méchant persécuteur, quand un juste persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le juste persécuteur ».

*

« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi » annonce Jésus à ses disciples dans la suite de son affirmation de ce que le diable est jeté dehors lors de sa crucifixion.

C’est que loin de devoir procéder par avance à l’arrachage de la mauvaise herbe, du mal et de ceux qui le commettent, à commencer par les persécuteurs, — le dévoilement de la racine du mal, interdit précisément tout arrachage prématuré, avant le jugement final ! Que dévoile en effet la croix lorsqu’elle dévoile la racine immémoriale du mal, le diable ? Que le mal est, avant tout, une volonté immémoriale d’arracher, d’expulser ce que l’on désigne comme le mal.

Le mal, dès l’origine, est persécuteur. Le diable est meurtrier dès le commencement ; dès le premier meurtre, le meurtre d’Abel, il est là. Et menteur et père du mensonge, dès le premier meurtre, il enfouit ce meurtre sous le mensonge : suis-je le gardien de mon frère ? demande Caïn.

Car, ne nous leurrons pas, le meurtrier ment, et prétend avoir accompli une œuvre — sinon juste — tout au moins explicable… De là à prétendre arracher la mauvaise herbe, le pas a toujours été franchi dans l’histoire, avant et après le Christ. On n’a jamais persécuté ou mis à mort quiconque sans bonne cause, ou prétendu telle !… En fait du mensonge ! Le mensonge derrière lequel chacun se cache.

« Vous voulez accomplir les désirs du diable, dira Jésus à ses persécuteurs. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, ses paroles viennent de lui-même car il est menteur et le père du mensonge » (Jean 8, 44). Le mensonge est bien lié au meurtre et à la persécution, à la volonté d’expulser — et c’est là l’œuvre du diable.

Eh bien la croix est précisément le dévoilement de ce mensonge, de ce mensonge meurtrier. Ici, l’ « ivraie » qu’on a voulu arracher est le seul juste ! C’est de la sorte que le diable a été dévoilé : le Christ crucifié a publiquement livré les puissances en spectacle, dira Paul.

On voit ce qu’il en est de vouloir arracher la mauvaise herbe. Prétendre arracher la mauvaise herbe fait tout simplement entrer dans un cycle de violence persécutrice, dont les pouvoirs aux mains du diable planteur d’ivraie tentent de bien se garder :

Le représentant de César, Pilate, qui n’est pas sans raison dans le credo — « il a été crucifié sous Ponce Pilate » —, se lave les mains et renvoie dos à dos les persécutés de l’Empire : le Christ et Israël — ce qui débouchera dans l’Empire romain devenu chrétien, puis dans sa descendance, sur une persécution d’Israël par ceux qui se réclament du Christ, se voulant arracheurs d’ivraie à leur tour !

On voit le piège que, pourtant, Jésus a dévoilé ! Et contre lequel il a pourtant mis en garde : la mauvaise herbe n’est pas où on la désigne, ni en prison, ni dans de pauvres femmes innocentes accusée de blasphème ou de sorcellerie, où tout simplement en proie à la violence sans autre motif que leur statut dans une hiérarchie imaginaire qui s'échoue sur le dos des bourriquots ! La mauvaise herbe relève du mystère d’iniquité, caché depuis la fondation du monde.

La croix nous dévoile à quel point elle ne peut être arrachée que par le juge céleste.

L’ivraie est le mal persécuteur, « les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité », tous ceux qui servent la persécution. On ne la voit qu’à ses effets, comme la mauvaise herbe du même nom, que l’on ne reconnaît pas dans un premier temps.

Elle est dévoilée par la croix comme le fruit meurtrier du menteur et père du mensonge. Elle n’a été dévoilée que là, par celui à qui Dieu a remis le jugement, le Christ, et ne peut être arrachée que par son jugement, la crucifixion, c’est à dire cette extraction du mal qui grève le monde et qui est d’abord et avant tout la violence persécutrice et meurtrière.

Tel est donc ce mystère caché depuis la fondation du monde. Il a été dévoilé au vendredi saint :

« C’est une sagesse […] qui n’est pas de ce siècle, ni des princes de ce siècle, qui vont être réduits à l’impuissance ; nous prêchons, écrit Paul, la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu avait prédestinée avant les siècles, pour notre gloire ; aucun des princes de ce siècle ne l’a connue, car s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. Mais c’est, comme il est écrit : Ce que l’œil n’a pas vu, Ce que l’oreille n’a pas entendu, Et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, Tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. Dieu nous l’a révélé par l’Esprit. Car l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu »
(1 Co 2, 6-10).

*

Jean 18, 33-37
33 Pilate rentra donc dans la résidence. Il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Judéens ? »
34 Jésus lui répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? »
35 Pilate lui répondit : « Est-ce que je suis Judéen, moi ? Ceux de ta nation, les grands prêtres, t'ont livré à moi ! Qu'as-tu fait ? »
36 Jésus répondit : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux pouvoirs judéens. Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. »
37 Pilate lui dit alors : « Tu es donc roi ? » Jésus lui répondit : « Tu dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »

R.P. Poitiers, 25.11.18


dimanche 11 novembre 2018

Deux petites pièces




1 Rois 17, 10-16 ; Psaume 146 ; Hébreux 9, 24-28 ; Marc 12, 38-44

1 Rois 17, 10-16
10 [À la parole du Seigneur, Élie] se leva, partit pour Sarepta et parvint à l'entrée de la ville. Il y avait là une femme, une veuve, qui ramassait du bois. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un peu d'eau dans la cruche pour que je boive ! »
11 Elle alla en chercher. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un morceau de pain dans ta main ! »
12 Elle répondit : « Par la vie du Seigneur, ton Dieu ! Je n'ai rien de prêt, j'ai tout juste une poignée de farine dans la cruche et un petit peu d'huile dans la jarre ; quand j'aurai ramassé quelques morceaux de bois, je rentrerai et je préparerai ces aliments pour moi et pour mon fils ; nous les mangerons et puis nous mourrons. »
13 Élie lui dit : « Ne crains pas ! Rentre et fais ce que tu as dit ; seulement, avec ce que tu as, fais-moi d'abord une petite galette et tu me l'apporteras ; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils.
14 Car ainsi parle le Seigneur, le Dieu d'Israël :
Cruche de farine ne se videra, jarre d'huile ne désemplira
jusqu'au jour où le Seigneur donnera la pluie à la surface du sol. »
15 Elle s'en alla et fit comme Élie avait dit ; elle mangea, elle, lui et sa famille pendant des jours.
16 La cruche de farine ne tarit pas, et la jarre d'huile ne désemplit pas, selon la parole que le SEIGNEUR avait dite par l'intermédiaire d'Élie.

Marc 12, 38-44
38 Dans son enseignement, il disait : "Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques,
39 à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte et les premières places dans les dîners.
40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation."
41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup.
42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes.
43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit : "En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc.
44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu ; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre."

*

Une veuve pauvre qui, avec ses deux petites pièces, donne en fait beaucoup (même si ça semble peu), puisque cela empiète sur son nécessaire, son minimum vital (à l’époque, une veuve est sans ressources financières) : « gardez-vous des gens à la piété exemplaire… » (v. 38, 40), vient — en résumé — de dire Jésus. Certes ils font de belles offrandes — c’est qu'ils ont les moyens, contrairement à la veuve — c’est en ce sens qu’ils dévorent les biens des veuves, selon les termes de Jésus — ; certes ils font de belles prières, signe d’une belle aisance qui se voit jusque dans les dîners. Ils ont déjà leur récompense : avoir brillé. D’autant qu’ils brillent au cœur d’une institution devenue injuste… à laquelle la veuve donne quand même… C’est de ce décalage que parle Jésus.

Il faut, pour éclairer le propos, se rappeler le sens précis du mot « aumône » dans la tradition biblique. Le terme traduit ainsi renvoie au mot hébreu signifiant « justice ». L’aumône devient la restitution d’un équilibre qui a été rompu. La richesse, sous l’angle où elle est productrice de déséquilibres, est mal notée par les auteurs bibliques.

Elle devient mauvaise si elle n'est pas purifiée par l’ « aumône », par la justice, qui corrige le déséquilibre qu’elle produit naturellement, puisqu’il est dans sa nature de croître exponentiellement (voir la parabole des talents : « on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance » — Matthieu 25, 29). Et c’est même en cela qu’elle est signe de bénédiction ! Mais à terme cela mène au déséquilibre (« on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a ») ; déséquilibre, injustice, si cela n’est pas purifié par l’ « aumône » qui ne signifie donc rien d’autre que la « justice ».

Ne pas le voir est pour nous tout simplement une façon subtile de nous masquer qu’il est un certain déséquilibre, accepté, jugé normal ou fatal, mais qui relève tout simplement du péché. « Malheur à ceux qui ajoutent champ à champ » criait le prophète (cf. Ésaïe 5, 8) — ce qui est pourtant censé être signe de bénédiction ! Exemple concret, pourtant, de la liberté devenant celle du plus fort d’opprimer le plus faible. Où l’accumulation des uns spolie les autres. Ce que dénonce à nouveau Jésus : « ils dévorent les biens des veuves ».

Et cette question, que pose la Bible à travers la dénonciation de l’accumulation, a pris de nos jours la taille d’un problème qui atteint des proportions internationales aux conséquences considérables, internationales elles aussi.

*

L’Évangile libérant de la peur de manquer, est à même de déboucher la source commune de tous biens, comme la veuve de Sarepta, et comme celle des piécettes du Temple.

La veuve livre sa richesse, ces piécettes, sans calcul, à une institution à vue humaine déplorable qui à l’époque est connue comme déplorable ! Mais qu’importe si elle enseigne encore à donner ! Le don qui libère ! Car qu’est-ce donc que l’holocauste d'un animal, brûlé entièrement, qui se pratique au temple ? Économiquement aberrant ! Sans compter que Dieu n’en a pas besoin ! Une belle leçon de gratuité, sans calcul, comme on offre des fleurs. Sans doute le sens profond de l’offrande, qui s’en prend directement à la peur de manquer. (Outre que la forme sacrificielle enseigne aussi la tragique de la souffrance via la mort d'un animal, qui n’est donc pas cachée, comme dans nos civilisations actuelles plus carnivores que jamais.)

Cette peur de manquer qui signe l’avarice comme captivité, fruit de la peur comme manque de foi. Ce mal, fruit de cette peur, est la cupidité, désir d’argent mentionné explicitement par le Nouveau Testament comme péché-racine — ou péché capital, c’est-à-dire qui en fait essaimer d’autres. 1 Timothée 6, 10 : « l’amour de l’argent est une racine de tous les maux ; et quelques-uns, en étant possédés, se sont égarés loin de la foi, et se sont jetés eux-mêmes dans bien des tourments. »

Cette peur parle en ces termes : « Dieu pourvoira-t-il à mon lendemain ? Alors au cas où, je m’assure moi-même, je thésaurise ». Or, voilà une attitude assez commune. Qui n’a pas été l’attitude des veuves de nos textes. Et donc Jésus loue aussi la rareté de l’attitude de la veuve du Temple : elle n’a pas craint de donner de son nécessaire. Cela contre l’attitude assez commune de thésauriser que l’on pardonne peu aux autres. Car l’avarice, on le sait, suscite peu la compassion, et pourtant elle est souffrance.

C’est ce qui permet de dire que l’Évangile du pardon libérateur est peu passé dans ce domaine. On a peu reçu de pardon sur un domaine où l’on a peu confessé, et où donc on pardonne peu. « Celle à qui il a été beaucoup pardonné a beaucoup aimé », dit ailleurs Jésus, d’une autre femme.

C'est peut-être là la source de l'offrande, du don : recevoir le don, le pardon, de Dieu pour notre manque de foi, qui nous fait — et thésauriser, et être sévères sur la pingrerie des autres, qui n’est jamais qu’une autre captivité qui demande aussi libération !

Où il s’agit de découvrir une autre richesse, juste celle-là : « Apportez la dîme… mettez-moi ainsi à l’épreuve, dit Dieu, et vous verrez si je n’ouvrirai pas pour vous les écluses du ciel, si je ne déverse pas sur vous la bénédiction au-delà de toute mesure » (Malachie 3, 10).

Et la veuve de Sarepta n’a pas manqué !

« Voir s’ouvrir les écluses des cieux » — Ml 3, 10 —, telle est la promesse que Dieu fait à qui ouvre son cœur et ce qui le recouvre… les veuves de nos textes sont alors bien plus riches qu’on ne croit…


R.P. Poitiers, 11.11.18


dimanche 4 novembre 2018

Le cœur de la Loi et la proximité du Règne de Dieu




Deutéronome 6, 2-6 ; Psaume 119, 97-106 ; Hébreux 7, 23-28 ; Marc 12, 28-34

Deutéronome 6, 2-6
2 Tu craindras le SEIGNEUR ton Dieu, toi, ton fils et ton petit-fils, en gardant tous les jours de ta vie toutes ses lois et ses commandements que je te donne, pour que tes jours se prolongent.
3 Tu écouteras, Israël, et tu veilleras à les mettre en pratique : ainsi tu seras heureux, et vous deviendrez très nombreux, comme te l’a promis le SEIGNEUR, le Dieu de tes pères, dans un pays ruisselant de lait et de miel.
4 Écoute, Israël ! Le SEIGNEUR notre Dieu est le SEIGNEUR UN.
5 Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force.
6 Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur.

Marc 12, 28-34
28  Un scribe s’avança. Il les avait entendus discuter et voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : "Quel est le premier de tous les commandements ?"
29  Jésus répondit : "Le premier, c’est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ;
30  tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force.
31  Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là."
32  Le scribe lui dit : "Très bien, Maître, tu as dit vrai : Il est unique et il n’y en a pas d’autre que lui,
33  et l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices."
34  Jésus, voyant qu’il avait répondu avec sagesse, lui dit : "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu." Et personne n’osait plus l’interroger.

*

« Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices » a dit le scribe à Jésus.

Où le scribe a-t-il trouvé cela ? Selon un enseignement du Talmud, dans le Royaume de Dieu, « les sacrifices seront annulés sauf l’offrande de reconnaissance (korban toda) » (Midrach Rabba paracha Tsav 9, 7 et paracha Emor 27, 12) ; reconnaissance adressée à Dieu. Or qu’est-ce qui nourrit l’amour ? La reconnaissance ! En effet, si vous voulez aimer, demandez-vous le bien que vous recevez de qui vous voulez aimer. Si vous entretenez les récriminations, vous allez finir par trouver celui ou celle contre qui vous récriminez désagréable ! Rendez grâce, c’est-à-dire, comptez les bienfaits — ce qui suppose un acte de foi, car à vue humaine, on pourrait bien avoir tout pour récriminer ! — dans un acte de foi donc, comptez les bienfaits de Dieu, vous obtiendrez l’effet inverse : comment aimer Dieu ? Vous connaissez la réponse…

Reprenons le texte au début : « un scribe s’avança. Il les avait entendus discuter et voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : "Quel est le premier de tous les commandements ?" »

De quoi « les » a-t-il entendus discuter ? Jésus vient de discuter avec les Sadducéens de la résurrection des morts ; et donc du Royaume de Dieu, comme l’indique la réponse finale de Jésus au scribe : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. » D’où la question du scribe. Il veut aller un peu plus loin quant à savoir ce qu’en dit Jésus, de ce Royaume. Ou n’y a-t-il que théorie dans son discours ?

Et voilà donc Jésus en plein accord avec les scribes. Ce qui ne devrait pas nous surprendre : il est question ici du fond des choses. Point de désaccord à ce niveau.

Il est question du texte du Deutéronome qui est au cœur de la foi juive : le « Sh’ma Israël » qui est l’appel fondateur, énoncé quotidiennement, écrit symboliquement sur la main, le front, les portes de la maison. Point de discussion évidemment là-dessus.

Quant au second commandement, qui lui est semblable, il est lui aussi au cœur de la Torah, Lévitique 19, 18, au cœur d’un passage qui commence par « vous serez saints, car je suis saint, moi, le Seigneur, votre Dieu » (Lévitique 19, 1).

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », littéralement « pour ton prochain comme toi-même », est perçu par les scribes comme central — au point qu’en Luc (ch. 10), ce n’est pas Jésus qui énonce le double commandement comme ici, mais un scribe. On voit donc que sur ce point il n’y a pas débat. Le scribe interroge Jésus pour savoir s’il est bien au courant, dans le foisonnement des préceptes de la Torah (on sait que la tradition juive en dénombre 613) — de ce qui en est le cœur.

Aimer Dieu dans un élan de reconnaissance de tout son cœur, c’est-à-dire du fond de son être ; de toute son âme ou, autre traduction, de toute sa vie ; et de toute sa force, dit le Deutéronome ; de toute sa pensée, ou intelligence, précise l’Évangile — ce qui rend non seulement vaine, mais impie cette idée selon laquelle un croyant serait censé faire abstraction de son intelligence ! Non, l’intelligence est appelée à être cultivée, ce qui demande un vrai travail certes, un effort, qui permet de soupçonner de paresse intellectuelle cette façon de dire que ce qui concerne Dieu devrait être simple, pour ne pas dire simpliste. L’amour de Dieu est commandé aussi à notre pensée. Forme intense de prière, où la prière est aussi prière de l’intelligence, combat intellectuel, travail sérieux de la raison appliquée à tous les domaines, la méditation de la Loi, des Écritures, et des événements où Dieu se dévoile ; y compris la méditation de la création de Dieu, car comment chérir Dieu de toute son intelligence, sans le louer dans la contemplation, la recherche étendue à toute sa création, bref, la science… L’Évangile déploie ainsi dans les propos de Jésus comme du scribe, le sens du texte du Deutéronome, parlant d’aimer Dieu de toute son âme et de toute sa force — autre traduction : tous ses moyens — cela allant de l’intelligence aux moyens financiers (ce texte enchaîne peu après sur l’épisode de la piécette de la veuve).

Aimer Dieu ou se déplacer de soi, se libérer pour le prochain (cf. Deutéronome 11, 1, « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, et tu observeras ses préceptes »). Où l’idée devient naturelle que le second commandement est semblable au premier. Dieu, on ne le voit pas, on ne prononce même pas son Nom. Aussi, on l’aimera à travers ce qui le manifeste, dans ce qui le rend présent, et en premier lieu celui que Dieu place près de nous, le prochain, cet être humain fait selon son image.

Comment prétendre aimer Dieu qu’on ne voit pas si l’on n’aime pas le prochain, le frère, que l’on voit ? demandera la 1ère épître de Jean (1 Jn 4, 20). C’est ainsi que Paul, lui, résume toute la loi à cette seconde partie : « la Loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Galates, 5, 14).

Il faut ici encore préciser la façon dont le dit le Lévitique. Entre les versets 17 et 18 de Lv 19, le français « prochain », correspond à trois termes en hébreu, littéralement : le frère au sens biologique, puis le « compatriote » et enfin tout semblable, donc quiconque, sachant que la fin du chapitre reprend, avec le même verbe : « tu aimeras l’étranger comme toi-même » (Lv 19, 34). La dimension universelle de cet enseignement est bien inscrite dans le texte du Lévitique que cite ici Jésus.

En tout cela, Jésus et le scribe qui l’interroge sont d‘accord. Et Jésus va aller un peu plus loin, avec cette sentence qui fait que « personne n’osait plus l’interroger » : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu », dit-il au scribe sur la base de ce qu’il professe son accord avec lui sur le cœur de la Loi. Parole centrale de notre texte : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ».

*

Qu’est-ce à dire que cette sentence de Jésus — « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » — et l’effet — « personne n’osait plus l’interroger » — qu’elle a sur ses auditeurs ?

C’est que Jésus s’inscrivant dans l’espérance pharisienne du scribe, quant au cœur de la Loi au jour du Royaume : subsiste l’action de grâce — Paul le dit en ces termes : une seule chose demeure : l’amour — ; Jésus est en train de dire tout simplement que le Royaume s’est approché : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » n’est point ici une parole banale !

Où on regarde forcément Jésus d’une façon particulière : « personne n’osait plus l’interroger » !

Allons un peu plus loin. Comment en est-on arrivé à cela dans la réflexion juive ? À ce sur quoi Jésus et le scribe s’accordent : « Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer pour son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices ».

Eh bien c’est là un fruit de la prière de l’intelligence (tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton intelligence).

Un fruit de la réflexion priante suite à l’événement de l’exil, dès 586 av. J.C., cette perte de souveraineté d’Israël, et de la destruction du Temple, perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte deviendra définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice, l’action de grâce. Le retour de l’exil de 586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs. Mais pas de réintégration totale et définitive de la souveraineté. Plus de royaume, au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (qui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël !

Mais jusque là, jusqu’au monde à venir, il n’y a pas eu de reprise de souveraineté politique au nom de Dieu d’un État, ni a fortiori d’une Église ! C’est l’erreur des chrétientés médiévales byzantine et latine (auxquelles l’islam d’alors a emboîté le pas) que d’avoir cru le contraire. La suzeraineté politique a été retirée en 586, et n’a pas été ré-octroyée.

La dynastie légitime alliée avec Dieu, celle de David, trouve, selon la foi chrétienne, son dernier représentant en Jésus (présenté, dans les versets qui suivent, comme fils éternel de David), dont le Royaume n’est pas de ce monde — Royaume dont la Loi est inscrite dans les cœurs, et qui n’a donc pas d’institutions pénales d’un État souverain, comme avant 586. En 586, ce domaine de la Torah a de facto pris fin.

Les auteurs du Nouveau Testament, à l’instar des scribes pharisiens, ont tiré eux aussi cette conséquence qui s’impose de la perte de souveraineté politique et du royaume d’Israël : pas de Royaume, jusqu’à la venue du Royaume du Messie. Cela le scribe le sait. Les auditeurs de ce dialogue aussi. Et voilà que Jésus affirme que le Royaume s’est approché : « "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu." Et personne n’osait plus l’interroger. »

La dynastie sacerdotale, elle, qui s’est maintenue pendant le premier exil à Babylone, a repris ses fonctions après le retour de Babylone. Le Temple a été rebâti. Il est encore en activité à l’époque du Nouveau Testament — géré par la caste sacerdotale des Sadducéens. Ce second Temple, on le sait, sera détruit, comme l’annonçait Jésus, en 70, par les Romains.

Alors disparaîtront, et la dynastie sacerdotale des Sadducéens (qui viennent d’interroger Jésus sur la résurrection), et les sacrifices — reste l’action de grâce. Le domaine sacrificiel sacerdotal de la Torah prend fin, de facto, en 70. Ici, dans l’anticipation chrétienne, a eu lieu la fin de ce temps, annoncée par Jésus pour sa génération.

De la Loi qui ne passera pas jusqu’à ce que passent les cieux et la terre, subsiste dans cette même anticipation chrétienne, jusqu’à la venue des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, sa dimension morale, sous tous ses angles, selon tous les usages que l’on en peut faire. En son cœur, l’action de grâce, où s’établit l’amour pour Dieu. Subsiste cet essentiel de la Loi énoncé ici par le scribe et Jésus, et où l’amour du prochain est le cœur d’un code révélé de sainteté : « tu aimeras pour ton prochain comme toi-même », c’est-à-dire : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », énoncé par Hillel, « fais a autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse », dans les termes de Jésus.

Bref, le Royaume s’est approché, et que dit Jésus au scribe ? — « "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu". Et personne n’osait plus l’interroger » !

Avec ce texte — qui suit immédiatement celui où Jésus enseigne ce qu’il en est de la résurrection —, on comprend à quel point il annonce que le Royaume s’est approché ; Royaume de la résurrection déjà advenue au milieu de nous, et dont la règle est l’inscription de la loi dans les cœurs.


RP, Châtellerault, 4/11/18