dimanche 1 octobre 2017

Tous exilés




Ézéchiel 18, 21-32 ; Psaume 25 ; Philippiens 2, 1-11 ; Matthieu 21, 28-32

Matthieu 21, 28-32
28 Qu’en pensez-vous ? Un homme avait deux fils ; il s’adressa au premier et dit : (Mon) enfant, va travailler aujourd’hui dans ma vigne.
29 Il répondit : Je ne veux pas. Ensuite, il se repentit, et il y alla.
30 Il s’adressa alors au second et donna le même ordre. Celui-ci répondit : Je veux bien, Seigneur, mais il n’y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? Ils répondirent : Le premier. Et Jésus leur dit : En vérité je vous le dis, les péagers et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu.
32 Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous n’avez pas cru en lui. Mais les péagers et les prostituées ont cru en lui, et vous, qui avez vu cela, vous ne vous êtes pas ensuite repentis pour croire en lui.

*

Cette petite histoire, donnée dans la parabole des deux fils, nous parle d'exil, je vais essayer de dire en quoi, d'exil et donc de refuge — au cœur de ce que, minoritaire et interdite, la tradition protestante en France a dû bâtir dès le XVIe siècle et sous tout l'Ancien Régime. Une conscience de l'exil s'y est forgée, qui n'est pas sans rapport avec bien des attitudes et solidarités ultérieures avec les exilés…

Voyons notre parabole. Expérience toute quotidienne que celle à laquelle réfère Jésus. On l’imagine ayant observé, ou ayant entendu la plainte, l’agacement, d’un père dont l’un des enfants lui aurait fait faux bond de cette façon, se défilant adroitement de ses demandes. « Va dans ma vigne — oui papa » ; et le père de découvrir à la fin de la journée qu'il n'y est pas allé !

Si l’on tarde encore, encore un faux bond comme cela, et la récolte risque d’en subir les conséquences, voire d’être gâtée !

Et quand ce second fils était le recours après que le premier fils, au début de la journée, lui ait dit carrément « non, je n’y vais pas ! », on conçoit l’agacement du père. De quoi être désabusé !

Heureusement pour la vigne, dans notre parabole, ce premier qui a d’abord refusé, a fini par changer d’avis…

Mais qu’est-ce que signifie cette vigne, puisqu’il s’agit d’une parabole, d’une comparaison ? À quoi Jésus compare-t-il cette vigne et ces deux fils ?

La leçon finale de la parabole, « les collaborateurs des Romains et les prostituées vous devanceront dans le Royaume de Dieu », indique que le travail à la vigne de la parabole débouche sur le Royaume de Dieu, cette espérance d'un monde où la fraternité s'est étendue à tous, au-delà de toute frontière ; la mention de cette espérance indique qu’il y a donc un rapport entre les deux — la vigne et le Royaume ; la vigne s’apparentant aussi à un chemin, à un préalable, à un temps de préparation censé déboucher sur le Royaume. Car en attendant le Royaume, le travail à la vigne est un travail plutôt pénible.

On sait cela dans cette civilisation agricole ; et le fait que l’on puisse être porté à rechigner à y aller, n’en laisse pas de doute pour le lecteur. Et pourtant, un auditeur de l’époque, instruit dans les livres des prophètes, le savait aussi : il y a un rapport entre cette vigne fatigante et le Royaume des réjouissances promises. Car ce à quoi il s'agit d'obéir n'est pas n'importe quoi ! Va dans ma vigne, va dans ta vie. Où apparaît, avec l’obéissance à Dieu et à sa Loi tout autre chose que des obéissances pour la frustration, mais l’entrée dans la mission qu’il nous confie. Et l’envoi que Jésus adresse à l’Église.

Mais à ce point, puisqu’il est question du projet de Dieu en vue du Royaume, on peut franchir un pas supplémentaire : chose qui n’est pas sans lien avec la mission de l’Église qui entre dans la lignée de celle d’Israël, on a peut-être en vue la Création elle-même.

Ce qui, en regard de la parabole, pourrait évoquer ce thème, que l’on retrouve dans la spiritualité juive, qui est celui de la réticence à venir à l’être, la réticence à choisir la vie — « j'ai mis devant toi la vie et la mort : choisis la vie afin que tu vives »  dit le Deutéronome. Cela demande du courage. La spiritualité juive ultérieure le dit en ces termes : lorsque, avant sa venue à l’être, Dieu envoie une âme dans le monde, celle-ci trépigne, résiste, supplie, bref, fait tout pour éviter de s’incarner — c'est-à-dire éviter le exil de la venue en ce monde.

Bref : « va travailler aujourd’hui dans ma vigne. Non ! Je ne veux pas ! » dit le premier fils. (Remarquons en passant que cette parabole inverse ce que l’on trouve dans beaucoup d’autres paraboles. Ici, c’est le premier fils, l’aîné, qui a eu au bout du compte le bon comportement. Voilà qui pourrait ressembler à un avertissement à l’Église, qui, jouant régulièrement les seconds fils des autres paraboles, se targue peut-être un peu légèrement de sa spontanéité à répondre « oui » ! Répondre « oui », mais pour quel résultat concret ?)

Le « non » qui précède l’acceptation quand même et malgré tout s’inscrit dans la spiritualité juive en écho au livre de l’Ecclésiaste : « Moi, je déclare les morts plus heureux d’être déjà morts que les vivants d’être encore vivants, mais mieux encore que les uns et les autres celui qui n’a pas encore existé et qui n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. » (Ecc 4, 2-3)

En regard de la sagesse de l’Ecclésiaste, donc, l’autre fils, le second, celui qui dit « oui » d’emblée, serait ou un naïf, ou un inconscient, ou un distrait — quelqu’un qui n’a pas pris la mesure des choses. Pardonnons-lui, car il ne sait pas ce qu’il dit ! — et du coup, son « oui » apparemment enthousiaste, est d’emblée voué à tourner court. Vendangeur dans la vigne, il s’assiéra pour s’endormir sous un cep ; homme de religion, il se contentera de l’extériorité des rites. Il n’avait pas mesuré ce à quoi il disait « oui » !

Et du coup au fond, avait-il vraiment dit oui, ou plutôt, alors, n’aurait-il pas mieux fait de s’abstenir — que de finir ainsi. C’est bien là une des questions que pose notre parabole.

Le « non », lui, est réaliste : la vigne, c’est fatigant, c’est ingrat, c’est dur. Les rangées de cep, au milieu du jour, sous le soleil brûlant, ça prend des allures d’infini. C’est un peu comme l’espérance du Royaume. Il est des temps de l’histoire, de l’individu ou d’un peuple, des temps chargés de douleurs dont on ne voit pas la fin, où l’on se demande.

Et selon la tradition légendaire, l’âme l’a bien pressenti avant de venir au monde et — selon, j’allais dire, notre expérience —, en témoigne dès la naissance : en général l’enfant hurle à ce moment-là (et je ne parle pas de la douleur de sa mère !). L’enfant semble manifester assez peu d’enthousiasme à débarquer dans la vigne ! Comme tout exil : ce n'est jamais un plaisir pour ceux qu'y contraignent les réalités politiques économiques, climatiques.

Or cette tradition de l'exil de l'âme, les responsables religieux auxquels s’adresse Jésus la connaissent. D’où cette question : et si Jésus leur disait en sous-entendu : au fond, nous dit Jésus, vous le savez bien : qui dit « oui » ? Qui dirait « oui » s’il savait à quoi il s’expose ? Ici aussi on peut transférer aux exilés géographiques. Qui dirait « oui » à l'exil ? La réponse a été donnée par l’Ecclésiaste : en tout cas, concernant notre vie ici-bas, pas un sage !

Bref, sauf l'insensé, nous avons dit « non » (et l'insensé a fini par un « non » lui aussi) — ce pourquoi le texte renvoie à Jean le Baptiste : repentir, c'est-à-dire revenir, retour. Maintenant que nous y sommes de toute façon — dans cette vie d'exil, eh bien ! il faut faire avec, en route vers le Royaume, tous ensemble dans la même barque.

Tous avons dit « non » d'emblée ou après réflexion (comme l’insensé) ? Une nuance tout de même. Il y en a bien un qui a dit « oui ». un « oui » ferme et définitif, en connaissance de cause peut-on dire. Il a dit « oui » jusqu’à la croix, dessinée depuis — non pas la crèche — mais l’Éternité : l’agneau de Dieu égorgé depuis la fondation du monde (Apoc 12, 8).

Et c’est ici que tout est renversé, ici que tout devient possible, à commencer pour ceux qui ne se leurrent pas sur la qualité de leur « oui », ce pourquoi « les péagers des Romains et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu ».

Nous voici donc tous avec notre « non » appelés à un acte de confiance en celui-là seul qui a dit « oui » en connaissance de cause — et qui rend ainsi possible ce retour à un « oui » à l'appel de Dieu, auquel il invite, le retour au « oui » à Dieu qu’annonçait Jean le Baptiste.

Tout est dès lors ouvert pour devenir ce que Dieu sait de nous, contre les illusions qui nous figent dans ce que nous croyons savoir ; tout devient possible pour entrer dans la vie avec ses risques, mais pour la vérité dans la liberté.

Certes le travail à la vigne n’est pas facile, ce chemin du devenir soi en vérité, mais c’est le chemin du Royaume de toute consolation sur lequel est venu nous précéder, en toute connaissance de ce qui est ouvert en Dieu, celui qui nous y appelle aujourd’hui. Dieu s’est approché. La proximité de Dieu est celle d’aujourd’hui : « Je ne prends pas plaisir à la mort de celui qui meurt — oracle du Seigneur Dieu ; revenez donc et vivez ! » (Ézéchiel 18, 32)


RP, Cimade / Poitiers EPUdF, 01/10/17


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