dimanche 16 juillet 2017

Le semeur




Ésaïe 55, 10-11 ; Psaume 65 ; Romains 8, 18-23 ; Matthieu 13, 1-23

Matthieu 13, 1-23
1 En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s’assit au bord de la mer.
2 De grandes foules se rassemblèrent près de lui, si bien qu’il monta dans une barque où il s’assit; toute la foule se tenait sur le rivage.
3 Il leur dit beaucoup de choses en paraboles. "Voici que le semeur est sorti pour semer.
4 Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin; et les oiseaux du ciel sont venus et ont tout mangé.
5 D’autres sont tombés dans les endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre; ils ont aussitôt levé parce qu’ils n’avaient pas de terre en profondeur;
6 le soleil étant monté, ils ont été brûlés et, faute de racine, ils ont séché.
7 D’autres sont tombés dans les épines; les épines ont monté et les ont étouffés.
8 D’autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente.
9 Entende qui a des oreilles!"
10 Les disciples s’approchèrent et lui dirent: "Pourquoi leur parles-tu en paraboles?"
11 Il répondit: "Parce qu’à vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux, tandis qu’à ceux-là ce n’est pas donné.
12 Car à celui qui a, il sera donné, et il sera dans la surabondance; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré.
13 Voici pourquoi je leur parle en paraboles: parce qu’ils regardent sans regarder et qu’ils entendent sans entendre ni comprendre;
14 et pour eux s’accomplit la prophétie d’Ésaïe, qui dit: Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.
15 Car le cœur de ce peuple s’est épaissi, ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur, et pour ne pas se convertir. Et je les aurais guéris!
16 "Mais vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient, et vos oreilles parce qu’elles entendent.
17 En vérité, je vous le déclare, beaucoup de prophètes, beaucoup de justes ont désiré voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu.
18 "Vous donc, écoutez la parabole du semeur.
19 Quand l’homme entend la parole du Royaume et ne comprend pas, c’est que le Malin vient et s’empare de ce qui a été semé dans son cœur; tel est celui qui a été ensemencé au bord du chemin.
20 Celui qui a été ensemencé en des endroits pierreux, c’est celui qui, entendant la Parole, la reçoit aussitôt avec joie;
21 mais il n’a pas en lui de racine, il est l’homme d’un moment: dès que vient la détresse ou la persécution à cause de la Parole, il tombe.
22 Celui qui a été ensemencé dans les épines, c’est celui qui entend la Parole, mais le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit.
23 Celui qui a été ensemencé dans la bonne terre, c’est celui qui entend la Parole et comprend: alors, il porte du fruit et produit l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente."

*

Le thème du semeur est en quelque sorte l'équivalent en parabole du thème de la naissance d'en haut dans l'Évangile de Jean — ou l’enfantement du monde en Romains 8. Autant de façons de référer aux promesses prophétiques par différentes images : « ma Parole ne retourne pas vers moi sans effet », dit Ésaïe (ch. 55). Au fond, en particulier en ce domaine, ce qui advient nous échappe et ne dépend pas de nous.

Ici c'est l'Esprit de Dieu qui précède tout mouvement de la foi. Et nous fait perdre tout pouvoir sur nous. Le Royaume vient par l’effet d’une parole sur laquelle et sur les conséquences de laquelle nous n’avons aucun pouvoir.

La venue du Règne de Dieu n'est finalement pas en notre pouvoir. Tout comme le vent souffle où il veut, tout comme on ne peut pas naître par la force de la volonté, nul ne peut préjuger du fruit d’une semence ni expliquer la raison finale de sa germination.

C'est la semence de cette parole que le semeur, au-delà de nos volontés et de nos refus, vient répandre en nous. Est-ce parce que cet ensemencement fait peur, au fond, que ceux qui le craignent préfèrent se boucher les yeux et les oreilles, comme le dit Jésus citant Ésaïe ?

On retrouve une idée équivalente à cette naissance d'en haut ou à cet ensemencement mystérieux dans quelques autres textes du Nouveau Testament. Cela sous des termes qui en sont assez proches, traduits généralement par « régénération ». Comme avec la « régénération » des individus ou du monde, mais plus explicitement encore, on est avec le semeur dans le cadre d'une image jardinière, agricole, évidente pour ceux que leur métier a enseigné à dépendre de la météo et de la qualité du terrain.

Ici, dans la parabole du semeur, ne pas voir et de ne pas entendre, selon les mots d’Ésaïe, s'exprime dans les trois causes de la non-éclosion de la parole :
— « ôtée par le diable »,
— mal perçue, considérée comme réjouissante (ne pas croître commence par la joie), et dès lors pas enracinée,
— « étouffée par les soucis ou l'attrait des richesses », en un mot, la peur.

Cela ne renvoie pas forcément à trois catégories de personnes, mais à trois aspects, ou trois degrés de notre incapacité à recevoir la parole dont on sent bien qu'elle écartera tout ce que l'on voudrait préserver en nous : si le grain ne meurt pas, il ne portera pas de grain à son tour… dit Jésus ailleurs (Jean 12, 24). Pour des paysans entendant « semence », ils peuvent penser à tout cela. En tout cas, l’absence de maîtrise des divers éléments ne leur échappe pas.

Pas en notre pouvoir. Il s’agit de lâcher prise. Comme le grain doit disparaître pour germer. Qu'il est terrible de lâcher ce que l'on a passé sa vie à établir patiemment ! C'est pourtant ce que suppose le fait de comprendre la Parole : alors seulement, le fruit que nous attendons se préparera. Mais pour cela, il faut se perdre. Perdre l’idée de notre maîtrise des choses — même nous concernant !

Voilà donc pour quelques aspects de la semence ; notons encore, concernant le semeur plutôt que la semence du coup, que lui-même, le semeur, est contraint ici à une humilité que devrait méditer tout prédicateur : ne faire que semer, sans autre pouvoir que celui d’attendre et au mieux, d’arroser, mais encore pas trop : ça peut faire pourrir !

*

Voyons les empêchements à la germination et à l’éclosion, mentionnés par Jésus. Le diable, la joie et les soucis — que signifient
— d'un côté le bord du chemin et les oiseaux, à savoir la superficialité du terrain ensemencé, qui peut inclure aussi le « parce qu'ils ne comprennent pas dont pas » dont parle Jésus : c'est-à-dire aussi ne pas comprendre en prenant l’Évangile pour une métaphore ! ce sur quoi Jésus dans un second temps détrompe les disciples en leur expliquant la parabole ;
— et de l'autre côté les épines du terrain qui en est envahi.

Notons à nouveau que le semeur n’y peut rien. Et les bénéficiaires de la semence, de la parole, non plus. Nous n’y pouvons rien. Ce qui est souligné d’emblée par l’évocation de la figure du diable. Ce n’est pas notre résistance à la parole qui est mise en cause, c’est le diable qui en ôte la semence.

Ce qui permet de bien lire les deux autres causes mentionnées : la joie superficielle, l’enthousiasme vain à son écoute ou à l’inverse le poids des soucis. Je n’ai pas beaucoup de pouvoir sur mon tempérament, qu’il soit du genre à s’enthousiasmer ou qu’il soit du genre inquiet (s’il n’est pas les deux à la fois).

La venue du Royaume ne relève ni de mon enthousiasme, qui peut sous cet angle se rapprocher de l’action du diable, ni de mon inquiétude, qui sans que l'on s'en rende compte étouffe l’effet de la parole de Dieu. La venue du Royaume ne vient que de la germination d’une parole qui me précède et qui m’échappe, et cela se compare à une graine tombée dans une bonne terre. Dieu s’est en quelque sorte placé lui-même dans la dépendance.

Dieu lui-même s’est réduit à faire venir le Royaume sur le mode de l’ensemencement et de la germination ; d’une façon qui le rende en quelque sorte comme « sujet » d’aléas divers, comme pour un agriculteur les oiseaux, le soleil et les ronces.

Tenter de faire venir le Royaume comme si nous avions en la matière plus de pouvoir que Dieu, c’est risquer de faire venir en lieu et place du Paradis espéré, un enfer : l’histoire l’a maintes fois prouvé…

Et Dieu l’a envisagé autrement. Et c’est là qu’est le cœur de la question, celle du salut. Que nous dit au fond cette parabole ? Que le salut « ne vient pas de façon à frapper les regards », qu’on ne le fait avancer ni par nos enthousiasmes, ni par nos soucis, qu’il n’a rien à voir avec tout ce que nous prétendrions en construire à force de forcer les choses.

Cette parabole nous conduit au cœur de l’Évangile de la foi, de la confiance seule. C'est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu. La bonne terre n’est rien d’autre que cette disposition, cette disponibilité confiante — qui n’est ni bord de chemin, ni cailloux, ni épines. Bonne terre, disponible. Et dès lors à même de fructifier en abondance. C’est la seule façon qu’a proposé Dieu de faire venir le Royaume. En le forçant, on le gâche. En y introduisant un rôle à l’enthousiasme ou au souci, on le manque.

Il s’agit simplement d’être ouvert à la Parole de Dieu avec cette confiance :
« Comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma Parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’ai envoyée. Vous serez dans la jubilation et la paix » (Ésaïe 55, 10.11).

Ro 8:18-21 :
18 J’estime en effet que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous.
19 Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu:
20 livrée au pouvoir du néant-non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance,
21 car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu.


R.P., Poitiers, 16.07.17


dimanche 9 juillet 2017

Révélé aux tout-petits




Zacharie 9, 9-10 ; Psaume 145 ; Romains 8, 9-13 ; Matthieu 11, 25-30

Matthieu 11, 25-30
25 En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : "Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits.
26 Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance.
27 Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler.
28 "Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos.
29 Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.
30 Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger."

*

« Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits ». « Je te loue », dit Jésus au Père. Partons donc du livre des Louanges, puisque c'est son titre en hébreu, des Psaumes donc, que Jésus a souvent médités.

Psaume 8 : « Par la bouche des tout-petits et des nourrissons, tu as fondé une forteresse contre tes adversaires, pour réduire au silence l'ennemi revanchard. Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as fixées, qu'est donc l'homme pour que tu penses à lui, l'être humain pour que tu t'en soucies ? » (v. 3-5)

« Quand je vois tes cieux ! », écrivait le Psalmiste il y a quelques milliers d’années, éberlué. Que dire alors aujourd’hui quand on estime que l'Univers observable compte combien de milliards de galaxies, dont combien sont « de masse significative », selon le vocabulaire consacré, c’est-à-dire contenant combien de milliards d’étoiles ? Les nombres avancés n’étant pas limitatifs… L’Univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies qu'on ne le pense…

Selon une étude publiée en octobre 2016 par une équipe internationale d'astronomes, l'Univers compte non pas seulement des centaines de milliards comme on pensait jusque là, mais environ 2.000 milliards, c'est-à-dire « dix fois plus » que ne le pensaient les scientifiques jusqu'alors.

Notre galaxie, la Voie lactée, est une de ces 2.000 milliards de galaxies… Elle a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces quelques 2.000 milliards de galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Bref, parmi ces 2.000 milliards de galaxies, dans une de ces galaxies, notre galaxie, qui compte quelques centaines de milliards d’autres étoiles, une de ces étoiles, le soleil est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle se déroule en cet endroit minuscule de Poitiers le culte par lequel nous célébrons aujourd’hui celui qui s’est relevé d’entre les morts, ouvrant sur un Ciel nouveau et une Terre nouvelle.

Un premier univers est apparu, puis un homme s'est relevé de la mort dans un coin infime de l'univers qui ressemble ainsi à un mini-laboratoire. Cet homme, laissant son tombeau vide a alors inauguré un Ciel nouveau et une Terre nouvelle. Est-ce moins compréhensible, plus compréhensible que l’apparition de l'Univers actuel ? Dieu l’a « caché aux sages et aux intelligents »…

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« Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. » Que peut nous alors dire ce texte ? Ou en d’autres termes : Quelle est notre sagesse ?

Est-ce celle par laquelle nous maîtrisons le monde et ses secrets, jusqu’à connaître bien et mal, ce qui donc nous permet de décréter ce qui est bien et ce qui mal — en tout cas pour les autres ? Est-ce là la lumière d’en haut ? Celle dans laquelle Jésus dévoile le Père.

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Notre raison, est-elle si limpide ? Ou moins absurde que celle des autres, ou celle de ceux qui nous ont précédés comme les religieux du temps de Jésus, ainsi que nous voulons si communément le penser ? Pensez donc, ils ne savaient pas, comme nous ne le savions non plus pas l'an dernier remarquez, qu'il y a 2.000 milliards de galaxies !

Eh bien, par la foi miraculeuse — le miracle : ce lieu de l’étonnement, selon un des sens du mot —, étonnement du Psalmiste observant les cieux, étonnement que reçoivent les enfants, Jésus nous place devant une nouvelle Création, celle initiée devant un tombeau vide, Création au moins aussi mystérieuse que la première.

*

N’est-ce pas se leurrer que prétendre avoir accédé à une clarté telle que les mystères, et jusqu’au mystère de Dieu ou de l’univers, nous seraient devenus moins opaques ?

Qu’est-ce que cet aveuglement, que n’ont pas les enfants, qui pousse au fond à mépriser les capacités rationnelles de son prochain, ou des hommes et femmes du passé, ou d’autres continents et d’autres sagesses ? Être dans une lumière telle qu'on se place au-dessus de tout — y compris finalement de la grâce, qui est d'abord surprise, et étonnement, lieu d'une incompréhension.

La lumière de Dieu est celle qui éblouit, aveugle celui qui ainsi, confesse être aveugle (cf. Jean 9). C'est cette lumière que porte Jésus, sagesse mystérieuse et cachée, que le monde ne reçoit pas (1 Co 1, 20). « Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler ».

Où la mise en valeur de la foi et de l’étonnement ne veut pas dire, loin s’en faut, que Jésus nous dispenserait de tout effort intellectuel, de tout apprentissage ! Il ne s’agit pas sous prétexte que Jésus a donné les enfants en exemple face aux prétendues intelligences supérieures, de s’imaginer qu’il condamne l’intelligence et la sagesse. Non, il condamne ceux qui à force d’en être imbus se montrent ni sages ni intelligents.

La force de l’enfant — « tu y as fondé une forteresse » (Ps 8, 3) — est sa capacité à s’étonner. C’est ce que Jésus exalte : une aptitude à recevoir celui que nul ne connaît sinon celui à qui le Fils veut bien le révéler. (Mt 11, 27)

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Que dit Jésus ? Qu'il s'agit de recevoir l'enseignement de la Bible au plus intime de notre être, indépendamment de tous les qu'en dira-t-on et de tous les qu'en verra-t-on. Méditer, peser, « mastiquer » les paroles bibliques, n'est rien d'autre qu'être en train d'établir pour sa vie des fondements solides. « Prendre son joug », puisque c'est au joug de la Torah, porte de sagesse, qu'il est fait allusion.

Il s'agit de se confier en Dieu de façon à ce que lui-même produise en nous ce que son enseignement requiert. Luther dira que ce n'est pas le fruit qui produit l'arbre, mais l'inverse ; de même ce n'est pas l'œuvre qui porte la foi, mais l'inverse.

Il faut nous souvenir de la distinction que fait Matthieu entre l’apparence et ce qui est caché. Une justice publiée sur les toits est vaine, disait Jésus dans le Sermon sur la Montagne. Une prière exhibée n'a d'autre exaucement que la satisfaction d'en obtenir l'admiration d'autrui.

Et Jésus d'inviter à la mise au secret, au ciel, présent au milieu de nous, lieu de la liberté, notre récompense, car « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6, 21).

Il est donc question d'une apparence, vaine, et d’une réalité cachée, cachée même aux sages, mais qui seule est richesse. Et les deux choses sont en stricte opposition.

Demeurer dans l’humilité quant à la vie devant Dieu, quant à la pratique de la justice, voilà qui est réellement reposant, voilà qui est un joug extrêmement léger, surtout face aux spécialistes de ce qui est bien et de ce qui est mal,… en général pour autrui. Pour ceux qui entendent la parole de Jésus, la Loi devient bonne nouvelle — c’est-à-dire Évangile —, une mise en marche qui libère de tout poids, un vrai repos.

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Voilà donc deux aspects de la relation à Dieu que nous propose ici Jésus. Écouter son enseignement avec humilité, sans croire savoir — c’est la sagesse, comme celle des enfants — pour connaître cet élément essentiel de la relation avec Dieu, l’humilité précisément, qui est d’un accès si difficile aux sages.

Et l’intériorisant ainsi, découvrir combien dès lors ce joug devient léger, le joug de Jésus, sous son regard, dans l’humilité, sans rien à prouver à quiconque, surtout pas à ceux qui savent, ou qui l’imaginent, et qui du coup, ignorent ce cœur de la parole révélée. Dès lors, « ne vous inquiétez donc pas » et ayez confiance en Dieu pour toute chose.


RP, Poitiers, 09.07.17


dimanche 2 juillet 2017

"Qui ne se charge pas de sa croix..."




2 Rois 4, 8-16 ; Psaume 89 ; Romains 6, 3-11 ; Matthieu 10, 37-42

Matthieu 10, 37-42

37  "Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi.
38  Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi.
39  Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera.
40  "Qui vous accueille m’accueille moi-même, et qui m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé.
41  Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste.
42  Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense."

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« Celui qui aime père et mère, ou fils et fille plus que moi n’est pas digne de moi. » De quoi s'agit-il ? De fonder de vraies relations. Et les refondant. Selon Jésus, il n'est de vraies relations humaines qu'au travers de ruptures !… Dans nos relations avec autrui, en premier lieu nos proches, et même avec nous-même. La rupture, en d’autres termes la Croix, est le fondement d'une vie de nouveauté devant le Christ.

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C'est qu'il n'est d'être qui soit en vérité que sous le regard de Dieu seul. Et cela suppose, tôt ou tard, le brisement de tout autre regard qui serait censé être constituant, à commencer bien sûr par le regard des parents, cela pour les enfants ; mais aussi pour les parents le regard des enfants ; celui des conjoints et en général des proches, et même de soi-même, l’opinion que l’on a de soi. Il s'agit de renoncer à tout cela.

Devenir enfant de Dieu, c'est-à-dire adulte en Christ, requiert la fin de toute dépendance d'avec tout regard qui n’est pas celui où se source notre être.

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On ne connaîtra de relation saine avec nos enfants, mais aussi nos parents et nos proches en général, que pour les avoir perdus comme enfants, parents, etc., et les avoir retrouvés tels qu’ils sont devant Dieu qui nous les a confiés pour que nous les lui rendions, de sorte qu’au travers de cette rupture, nous puissions avoir de nouvelles relations, vraies, avec eux.

Rupture. Car c’est dans la douleur que cela advient, comme dans la douleur d'un enfantement la Création advient, comme l'écrit Paul aux Romains (ch. 8). Sur la douleur du Christ, le monde nouveau se bâtit. Et il appartient au disciple de le faire advenir avec le Christ, c'est-à-dire de prendre sa croix.

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Il s'agit, quant à ces ruptures, non seulement de les accepter, mais de les assumer et même de les promouvoir. Les assumer, les promouvoir, en abandonnant et en rejetant le regard de nos parents ou de quiconque nous a fait advenir comme enfants de la chair, pour y recevoir en lieu et place le regard que Dieu nous adresse dans le Christ pour nous faire advenir à la liberté des enfants de Dieu.

Promouvoir ces ruptures aussi en se refusant à maintenir ses propres enfants — y compris enfants « spirituels », c’est-à-dire toute personne sur laquelle nous pourrions avoir de l'influence —, refusant de les maintenir en situation de dépendance, y compris bien sûr et surtout de dépendance psychologique — sous peine de voir se reproduire à l'infini des caricatures de nos tortuosités ; c'est une leçon importante du « sacrifice » d'Abraham.

Hélas, ces ruptures indispensables, œuvres douloureuses de la grâce, se voient opposer les plus farouches de nos refus. D'où la vigueur du propos de Jésus ; dans un texte parallèle, Luc 14, 26, plus vigoureusement encore, il est question pour Jésus de haïr père et mère, fils et filles, frères et sœurs, et même sa propre vie — bref, et c'est en ce sens qu'il faut le comprendre, Jésus, il le dit juste avant notre texte (v. 34), n'est pas venu apporter la paix, mais promouvoir des ruptures (« l'épée »), au prix d'inimitiés (v. 35).

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C’est là finalement… le prix du pardon ! Mais pourquoi le pardon, me direz-vous ? Eh bien c’est que la relation avec les proches, à commencer par la relation parents-enfants, focalise ce qui blesse. L’intensité du lien rend ici les ruptures indispensables, celle de la naissance, puis celles de l’adolescence et du passage à l’âge adulte, puis du milieu de la vie. Et cette intensité fait la profondeur des blessures qui s’y vivent. D’où la haine latente, qui doit être reconnue, sous peine de rester purulente — c’est là le lieu le plus intense aussi du pardon. C’est le passage sans lequel il n’est pas de pardon.

Le pardon est né avant la fondation du monde, là où le Christ est crucifié (Apoc 13, 8). Il est né avant la fondation du monde, puisque le monde ne peut pas exister, ne peut pas venir à l’être sans pardon. « Qui ne se charge pas de sa croix… » (v. 38). Et le pardon est né là où le Christ est crucifié, au moment où il prie en faveur de ses bourreaux : « Père, pardonne leur car il ne savent pas ce qu’ils font ! » Voilà un homme, le Fils de Dieu, le meilleur homme que la terre ait porté, un homme qui en plus ne se fait pas d’illusions sur l’âme de ses semblables, sur la laideur des motivations de ses ennemis. Eux le bafouent, lui crachent dessus et le mettent à mort, toujours dans les moqueries. Ils le clouent pour cette mise à mort honteuse, exhibé nu à une foule hurlante. Ils lui font subir ce châtiment en faisant mine de penser qu’il le mérite bien. Une honte difficile à imaginer, et à même de fournir une haine légitime… Et voilà finalement une parole de pardon, sans amertume. Eh bien, c’est que le Christ ne s’est pas illusionné sur ses ennemis. Il sait à quel point ils sont haïssables. Aucune relation illusoire ne subsiste avec eux. Mais dès lors la relation peut devenir libre, sans arrière-pensée. Une vraie rupture ayant eu lieu, le pardon est possible.

C’est parce que ce genre de rupture pleine, réelle, qui ne laisse aucune illusion, n’a lieu que rarement que le pardon vrai est extrêmement rare. Il reste encore de l’attachement, le besoin de se venger, donc de prouver, face à telle ou telle action blessante dont on reste marqué. Tant qu’il reste de l’illusion sur soi-même, point de pardon réel. Et cela commence entre proches, et avant tout entre parents et enfants. Tant que reste une blessure, un besoin de prouver encore.

Là il manque encore cette rupture totale, qui permet de pardonner enfin, et de vivre côte à côte dans la liberté.

On est loin des pardons illusoires qui cachent mal des blessures pas reconnues, la haine qu’elles appellent n’ayant pas été pleinement assumée. Aimer le crucifié plus que tout, entrer dans sa douleur et donc son pardon, y perdre sa vie. C’est le prix de la grâce. Il n'est pas facile de se résoudre à advenir sous le poids de la grâce, ou de se résoudre à laisser advenir ceux que Dieu nous a confiés, en premier lieu nos parents ou nos enfants, à lui passer le relais pour qu'il creuse leur liberté. C'est là un acte de la foi, qui est œuvre miraculeuse de la grâce. Se résoudre à assumer et promouvoir ces brisements est une façon de recevoir sa propre mort, de se charger de sa croix (v. 38) ; mort à soi-même indispensable pour la naissance d'en haut, la naissance à la liberté : « celui qui aura gardé sa vie la perdra, et celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera » (v. 39).

Mourir en premier lieu à ce sur quoi on voudrait continuer de faire dépendre notre vie, et avant tout le regard de nos parents, nos proches, nos ennemis ; et en second lieu, mourir à notre volonté de nous attacher à tout prix ceux que Dieu nous a confiés pour que nous les lui abandonnions, pour que nous les lui rendions en les reconnaissant siens.

*

Alors, un monde nouveau, prémisse des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, peut advenir, un monde de relations humaines basées sur un dialogue reconnaissant que l'autre, fût-il notre enfant, notre père ou notre mère, n’est ni une reproduction de nous-mêmes, ni l’anti-image qu’il nous faudrait fuir ; qu’il est lui aussi un être à l'image de Dieu manifestée en Christ : « qui vous reçoit me reçoit, qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé » (v. 40).

Car c'est bien ce qu'il en est de l'accueil de ses disciples — fût-ce sous le simple signe de l'apport d'un verre d'eau — que réclame Jésus. Il est question ici de l'accueil du prochain tel qu'il nous est donné sous le regard de Dieu, tel que le regard de Dieu porté dans le Christ le fait advenir comme être à l'image de Dieu, nous en dévoile la valeur infinie. Un prochain radicalement autre, fondé dans l’image de Dieu, c'est-à-dire irréductible à nos projections, à nos schémas. Voilà qui ouvre à savoir reconnaître un prophète ou un juste, jusque parmi les plus petits, pour un salaire de juste. Mais cette découverte de ce prochain, riche en Dieu face à nous-mêmes, à commencer par ces prochains que sont nos enfants et nos parents, ne se fera qu'à travers la réception de la rupture que la Croix opère entre eux et nous, qu'à travers ce que nous les abandonnerons à Dieu. Et, pour cela, que nous nous y abandonnerons nous-mêmes.


RP, Poitiers, 02/07/17