dimanche 23 octobre 2016

"Qui s’élève sera abaissé, mais qui s’abaisse sera élevé"




Deutéronome 10, 12 - 11, 1 ; Psaume 34 ; 2 Timothée 4, 6-18 ; Luc 18, 9-14

Luc 18, 9-14
9 Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres :
10 « Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre collecteur d’impôts.
11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : "Ô Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d’impôts.
12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure."
13 Le collecteur d’impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : "O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis."
14 Je vous le déclare : celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l’autre, car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. »

*

Le pharisien de la parabole : Un homme comme on en voudrait beaucoup dans nos temples ! Il donne la dîme, dix pour cent de tout ce qu’il gagne. On imagine aisément à la fin de la parabole une Église primitive lisant cela pour la première fois qui reste un peu perplexe. Qu’est-il besoin de mettre en cause un tel homme ? On a tellement besoin de personnes comme lui !

Et non content d’être à ce point exemplaire quant à ses biens, notre homme est humble, par-dessus le marché : il jeûne régulièrement, se contraignant de la sorte à l’humilité, humilité qu’il exerce en ne se vantant pas devant les hommes de ses qualités. Il se contente de faire son bilan devant Dieu seul : sa dîme, réelle et stricte, minutieuse, il ne l’exhibe même pas.

S'il remarque tout de même sa grandeur d'âme et de vie, effectivement remarquables, exceptionnelles (comment ne pas les remarquer à un moment ou à un autre ?), c’est à Dieu, seul, dans le silence, qu’il confie son constat dans une prière de remerciement pour ce qui ressemble bien à de la perfection, qu’il attribue donc en outre à Dieu seul.

Et quant à sa prière « en lui-même », — puisque ce serait quant à sa prière que le bât blesse, où est le problème ? « Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, Qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, Et qui ne s'assied pas sur le banc des moqueurs, Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l'Éternel, Et qui médite sa loi jour et nuit ! » — dit le Psaume 1 (v.1 & 2). Que fait-il donc d'autre, notre pharisien, que poser, intérieurement, ce constat ? Il est heureux. Sa conduite exemplaire, sa piété exemplaire en font un homme heureux, et il en rend grâce à Dieu ; il ne prétend pas ne devoir ce bonheur qu’à lui-même. Si « les autres hommes […] sont voleurs, malfaisants, adultères », c'est pour leur malheur. Lui ne s'attarde pas avec eux, et c'est à Dieu qu'il rend grâce pour cela.

Le pharisien de notre parabole est incontestablement exemplaire. Exemplaire au point qu'il serait difficile, même pour lui, de ne pas le savoir. Exemplaire au point que « priant en lui-même » il n'a même pas le travers de faire valoir, ne serait-ce qu'un peu, son exemplarité !

Avant de voir cela de plus près, une question : à qui cela s'adresse-t-il ? Qui sont ces « certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres » ? Les pharisiens ? Mais alors cette parabole est bien bizarre... Pourquoi donner en comparaison un pharisien aux pharisiens ? À y regarder de près, il apparaît tout d'abord que Luc vient de dire, pour introduire la parabole de la veuve et du juge impitoyable, que Jésus s'adresse à ses disciples, puis juste après : « puis il dit à certains, qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres »... « Certains » de qui, sinon de ses disciples ? Ce que confirme le portrait du pharisien que Jésus donne dans sa parabole.

Il n'est pas inhabituel que Jésus force les traits de ses personnages dans ses paraboles. Comme peu avant, le portrait du fils prodigue, dont il outre à dessein l'indignité. Ici, au contraire, il amplifie la perfection du pharisien.

Que reproche-t-il souvent, en effet, aux pharisiens ? Non pas d'être trop pieux, mais de trop le laisser paraître, les invitant à l'être devant Dieu plus que devant les hommes. Les disciples, « certains » de ses disciples, ont entendu la leçon, que sans doute, certains pharisiens (du genre de celui de la parabole) avaient prise avant qu'il ne soit besoin de la leur faire.

Qu'enseigne Jésus en effet au sujet de la prière, du jeûne et de l'aumône, les trois devoirs envers, Dieu, soi-même, et le prochain ? Les pratiquer dans la discrétion. Ne pas prier en public et à voix haute, ne pas jeûner en faisant une mine de malade pour que tout le monde le voie, ne pas faire l'aumône de façon ostensible pour susciter l'admiration générale. C'est la leçon rapportée dans le sermon sur la montagne.

Les disciples l'ont retenue. Et mise en pratique. Et voila que du coup « certains » d’entre eux se persuadent d'être plus justes que le reste des hommes, et notamment que les pharisiens.

C'est ceux-là, ces disciples-là, que Jésus vise dans cette parabole. Remarquez bien : le pharisien ne prie pas a voix haute, mais « en lui-même ». Jésus voudrait dire que son pharisien a reçu sa propre leçon sur la prière non-ostensible, qu'il ne le présenterait pas autrement. Or même si certains pharisiens avaient pris la leçon sans qu'on ne la leur donne, les disciples de Jésus, eux, ne pouvaient pas ne pas l'avoir prise.

Voila donc un personnage exemplaire : il jeûne, humble devant Dieu. Il donne la dîme de tous ses revenus ; c'est-à-dire qu'il donne la dîme scrupuleusement — il ne fait pas d’ « oubli » sur une partie de ses revenus. Autant dire que si tous sont comme lui, sa communauté n'a pas de problèmes financiers, et les pauvres reçoivent de quoi se retourner (puisque la dîme servait aussi aux caisses de l'entraide) — bref, conformément aux conseils de Jésus, il pratique l'aumône — sans ostentation, l’affirmant devant Dieu seul dans sa prière silencieuse.

Avant de voir ce que Jésus trouve à redire à cela, voyons donc ce deuxième personnage de la parabole…

*

Le publicain : c'est un personnage imbuvable. Le type même de ceux que le peuple méprise. Non seulement ils sont d'une richesse arrogante, dans un pays pauvre, mais ils ne se cachent même pas de ce que cette richesse est mal acquise ! Et c'est le moins qu'on puisse dire ! Ils l'ont acquise en volant leur propre peuple, et cela en collaborant avec l'occupant. Il y a vraiment de quoi ne pas les aimer outre mesure. Aussi, quand Jésus vient de donner une série de paraboles, celles qui précédent, critiquant sévèrement ceux qui ont des richesses, il y a de quoi se demander où il veut en venir ! Ce riche-là est pire que ceux de ses portraits précédents ; et il est face à un homme à la piété exemplaire, un pharisien, dont on sait qu'en général ils ne roulaient pas forcément sur l'or. Les pharisiens en effet recrutent en général dans le petit peuple. Des gens qui s'efforcent d'appliquer la loi, dont les aspects financiers, comme la dîme, par laquelle ils subviennent aux besoins de plus pauvres qu'eux.

Voilà, semble-t-il, une parabole qui aurait de quoi rassurer les riches corrompus, s'ils étaient les auditeurs de Jésus ! Mais ce n'est pas à eux qu'il parle ici. Celui de sa parabole est pourtant bien un corrompu. Ces personnages réputés irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables !

Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tache de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils exigeraient du peuple. Une sorte de racket institutionnel. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts.

Et celui de la parabole de Jésus est aussi clairement imbuvable que son pharisien est exagérément exemplaire. Rien ne dit que le publicain remboursera — comme le fera le publicain Zachée quelques versets plus loin — ce qu'il a volé (la loi prévoit le remboursement au quadruple ou au quintuple) ; il vient simplement confesser, fût-ce sincèrement, qu'il est pécheur — et on ne répare pas tous les maux que nous avons causés (beaucoup restent hors de notre portée) — en admettant notamment ce que tout le monde ne peut que savoir : oui il a péché, entre autres en rackettant publiquement tout le monde !

*

Où Jésus veut-il en venir ? Où est-ce qu'il veut en venir lorsqu'il semble dire que la prière d'action de grâces du pharisien n'a pas satisfait Dieu, tandis que celle du collecteur d'impôts lui vaut sa justification ? Est-ce à dire qu'il vaut mieux être pécheur « grave » qu'être juste et en remercier Dieu ? C'est un peu fort de café, tout de même !

C'est précisément ce qui doit nous mettre la puce à l'oreille. Ce n'est évidemment pas la façon de prier du publicain qui le justifie, non plus que celle du pharisien ne pose problème.

Tout d'abord il est question de justification : « celui-ci (le pécheur) redescendit chez lui justifié ». Justification : une réalité qui nous place devant Dieu. La Réforme parlait ainsi de justification « forensique », « étrangère », « extérieure », de ce mot qui a donné en français « forain », c'est-à-dire, extérieur, étranger, quelqu'un qui est d'ailleurs. De même, la justification selon la Bible, expliquaient les Réformateurs, nous est étrangère, elle nous vient d'ailleurs. Nous ne sommes pas justes en nous-mêmes. Dieu nous déclare justes, par la grâce, c'est-à-dire gratuitement. Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée (et pas de façon fictive pour autant) à notre seule foi. Nous sommes déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, puisqu'il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cette grâce par la seule foi.

Eh bien, le publicain de la parabole est dans la disposition adéquate pour cela. Il n'a rien à faire valoir, pas même un éventuel remboursement ultérieur, ni même, peut-être, une volonté suffisante — on ne sait pas ce qu'elle sera demain — de le faire. Tout le monde sait ce que vaut cet homme. Il n'a même pas à le cacher. D'où sa prière ostensible, avec frappements de poitrine en prime. Voilà un homme minable devant Dieu et devant les hommes. Un homme vide de toute justice. Et face à lui, un homme bien, à la piété et à la charité incontestables, un homme vraiment meilleur que la plupart des autres, et qui est effectivement fondé à les regarder de haut. Mais du coup, et c'est là son problème, et même s'il en remercie Dieu, il se fie à cette bonté que Dieu lui a donnée, à cette justice propre que Dieu a suscitée en lui. Il en est plein de cette justice propre, de cette bonté qui l'habite. Il y fonde son être. Il est devant Dieu par sa justice propre, et pas par Dieu seul.

L’autre n'a rien pour lui, ni devant les hommes, ni devant Dieu. Il est vide de tout ce qu'on peut présenter à Dieu. Il n'a de recours que la justice de Dieu et pas la sienne. Et cette justice qui n'est pas sienne, Dieu la déclare pour lui ; il est ainsi justifié, déclaré juste. Le premier n'en a pas besoin, croit-il, il est plein de sa propre justice. Vaine, puisqu'elle l'a porté au mépris des hommes que Dieu, lui, a aimés. Or, voilà que « celui qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé. »

La leçon n'est donc pas qu'il faut prier en exposant publiquement ses fautes à voix haute. La leçon n'est pas qu'il faut pécher de toutes les façons des publicains. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas se solidariser et s'humilier en jeûnant. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas donner la dîme. Tout cela est fort bon au contraire. La leçon est que la justice qui sauve est en Dieu seul, qu'elle nous est étrangère, qu'elle nous demeure étrangère, et qu'il s'agit certes de la poursuivre jour après jour, mais en s'en sachant vide. S'en savoir vide pour la recevoir de celui-là seul qui seul est juste : Dieu qui nous l'a donnée dans le Christ.


RP, Châtellerault, 23/10/16


dimanche 16 octobre 2016

Un Dieu absent et sourd ?




Exode 17, 8-13 ; Psaume 121 ; 2 Timothée 3, 14-4, 2 ; Luc 18, 1-8

Luc 18, 1-8
1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.
2 Il leur dit : "Il y avait dans une ville un juge qui n’avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.
3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire : Rends-moi justice contre mon adversaire.
4 Il s’y refusa longtemps. Et puis il se dit : Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,
5 eh bien ! parce que cette veuve m’ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu’elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.
6 Le Seigneur ajouta : "Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice.
7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? Et il les fait attendre !
8 Je vous le déclare : il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?"

*

« Prier », le mot français vient du latin « precarius » : 1) qu’on obtient par la prière ou par faveur ; 2) précaire, passager ; 3) d’emprunt, étranger. Notre mot « précaire » est dérivé du mot prière. La prière donne conscience de la précarité. Le priant se découvre précaire... Comme la veuve de notre parabole qui, elle, prie le juge parce que sa situation est précaire — comme le symbolise la fête juive de Souccoth (qui cette année commence demain) : vivre dans une cabane pendant une semaine.

Il n’y a pas plus précaire qu'une veuve au temps du Nouveau Testament. Une veuve manque de tout (de cela naissent les premières communautés religieuses féminines dans les Actes des Apôtres : organiser la solidarité pour les veuves), à l’époque où Jésus parle, comme aujourd’hui en bien des lieux. Et face à cela, voici un juge au comportement désagréable, sourd à la précarité, sourd à sa précarité.

On peut s'étonner de ce que Jésus ait choisi un tel exemple pour exhorter ses disciples à la prière. Ce juge peu scrupuleux n'a décidément rien d'exemplaire, il représente bien peu celui qu'il est censé représenter ici, à savoir Dieu...

Mais il serait sans doute aussi mal venu de notre part d'escamoter la parabole et de glisser rapidement sur ce qui pourrait nous y déranger en nous contentant d'admirer la persévérance de la veuve sans tenir compte de ce face à quoi elle persévère.

Et si Jésus nous invitait ici à prier Dieu contre la façon dont on se représente Dieu ? Non pas prier parce que je le dois pour être en règle avec Dieu, non pas prier pour m'attirer ses bonnes grâces ou au nom du devoir accompli, mais prier contre la conception de Dieu que cela suppose. Une prière qui se dresse comme un refus du mal qu’il semblerait m’envoyer, refus de la souffrance, l'injustice, la mort, ou sa menace, comme l'intercession d'Abraham pour Sodome.

*

À être bien attentifs au texte et aux propos clairs de Jésus aux versets 7 et 8 — « Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ?… Je vous le déclare : il leur fera justice bien vite. » —, on comprend qu’il est fait allusion ici à la question de la rédemption, le rachat, de son peuple exilé loin de lui — « ses élus » ! Rédemption par rapport à cette situation précaire d'exilé. La rédemption, le rachat dont Jésus est porteur est celui d'un peuple conscient de son exil. « Pas de ce monde », ce monde où il a perdu sa liberté et où il connaît la souffrance de l’oppression au quotidien.

Car si l'exil babylonien a alors cessé pour Israël, ce n'est que pour des situations ambivalentes, qui font que le peuple attend toujours sa rédemption, sa délivrance. Et à l'époque du Nouveau Testament, un Jean-Baptiste prêchant le repentir n'annonce rien d'autre, en citant Ésaïe, que la fin de l'exil.

Déjà au plan strictement politique, la liberté des élus est alors largement compromise par la domination romaine : nul ne s'y trompe. Mais en outre, et les plus fervents des fidèles ne cessent de le rappeler, cet exil est en fin de compte le signe dans l’histoire d'un exil plus fondamental : l'exil dans le malheur, la douleur, le péché et la culpabilité. Exil loin de Dieu !

Et au-delà de toutes les rédemptions, c'est de la rédemption de cette captivité-là que Jésus se veut porteur. Et c'est pour cette justice-là, pour être rachetés de cet exil, que « les élus crient à Dieu nuit et jour » (v.7). Dieu tarderait-il ?

*

Pour la veuve, figure d'Israël en exil, coupée de son Dieu, l'attitude du juge demeure incompréhensible, et en tout cas ne trouve pas d'explication dans son attitude à elle. Tout comme Job : les explications de ses amis n'expliquent rien.

Il ne nous reste qu'à nous rendre au constat de Job : « Dieu m'a saisi par la nuque et m'a brisé » (Job 16, 12), constat douloureux, incompréhensible, révoltant, face auquel il ne perçoit qu'un recours, apparemment aussi étrange : « C'est Dieu que j'implore avec larmes » (16, 20) ; recours scellé dans une certitude : « je sais que mon rédempteur est vivant, et qu'il se lèvera au dernier jour » (19, 25).

C'est encore la leçon de Paul : Dieu a soumis la Création à la vanité, et à la douleur, avec une espérance : sa libération ! (Ro 8, 20-22).

Nous voilà au cœur de la prière, qui monte à Dieu depuis notre précarité : que ton règne vienne… délivre-nous du mal, du malin.

*

Ici, on retrouve notre parabole avec tout son poids et son mystère. Une veuve, totalement dépouillée, précaire comme on ne peut plus. Il est des choses qui nous semblent bien étranges, bien injustes, dignes de révolte… Ou dignes de combat, de lutte spirituelle.

Au départ, la révolte contre le mal — révolte préférable aux tentatives d'explications de toutes sortes : Dieu donnera tort à ses amis prolixes en explications diverses, contre Job qui se révolte face au mal qui l'atteint. Mais à Job, Dieu ne reprochera que son ignorance.

Jésus dans notre parabole nous mène à la rencontre de la leçon du livre de Job. Il ne nous invite pas à disserter face à ce qui tient finalement du scandale : ce juge est désagréable. Il ressemble au Dieu qui nous semble muet et sourd à nos malheurs.

Face à ce présent lourd, accablant, il s’agit de persévérer dans la foi — l'exil aura son terme, l'errance prendra fin. Pour cela, il s’agit de plaider, pour obtenir la justice de la foi, proche de se manifester. Cette persévérance devant Dieu suppose de ne pas se décourager. Les réalités sont souvent dures ; le combat est difficile ; l’adversité est bien présente. Mais la forme la plus subtile de l’adversité est encore le découragement. Saurons-nous nous garder les cœurs levés dans la prière ?

Il s’agit bien là d’un combat, le combat de l’Église, combat peu visible — dont la source cachée est le secret de « la chambre intérieure de ton cœur » — « lorsque tu prie, entre dans le secret de ta chambre intérieur, et ferme la porte » dit Jésus.

C'est d'une lutte qu'il s'agit, dont nous sommes les combattants, apparemment contre la raison et contre le réel, contre ce que nous ressentons même, contre les images de Dieu qui sont les nôtres — telle l'image de ce juge sourd — : le fondement de ce combat est la foi, foi en la promesse, foi comme obéissance : « veillez et priez ».

Reste alors une seule question : « Mais quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

* * *

1 […] Je lève les yeux vers les montagnes. D'où me viendra le secours ?
2 Le secours me vient du SEIGNEUR, qui a fait les cieux et la terre.
3 Il ne te laissera pas vaciller sur tes jambes ; celui qui te garde ne sommeille pas.
4 Non, il ne sommeille ni ne dort, celui qui garde Israël.
5 C'est le SEIGNEUR qui te garde, le SEIGNEUR est ton ombre à ton côté.
6 Le jour, le soleil ne te frappera pas, ni la lune pendant la nuit.
7 Le SEIGNEUR te gardera de tout mal, il gardera ta vie ;
8 le SEIGNEUR te gardera lorsque tu sortiras et lorsque tu rentreras, dès maintenant et pour toujours.
(Psaume 121)


R.P., Poitiers, 16/10/16


dimanche 9 octobre 2016

Dix lépreux guéris, plus un




Psaume 98 ; 2 Timothée 2, 8-13 ; 2 Rois 5, 14-17 ; Luc 17, 11-19

2 Rois 5, 14-17
14 […] Naamân descendit au Jourdain et s’y plongea sept fois selon la parole de l’homme de Dieu. Sa chair devint comme la chair d’un petit garçon, il fut purifié.
15 Il retourna avec toute sa suite vers l’homme de Dieu. Il entra, se tint devant lui et dit : "Maintenant, je sais qu’il n’y a pas de Dieu sur toute la terre si ce n’est en Israël. Accepte, je t’en prie un présent de la part de ton serviteur."
16 Élisée répondit : "Par la vie du SEIGNEUR que je sers, je n’accepterai rien!" Naamân le pressa d’accepter mais il refusa.
17 Naamân dit : "Puisque tu refuses, permets que l’on donne à ton serviteur la charge de terre de deux mulets, car ton serviteur n’offrira plus d’holocauste ni de sacrifice à d’autres dieux qu’au SEIGNEUR.

Luc 17, 11-19
11 Or, comme Jésus faisait route vers Jérusalem, il passa à travers la Samarie et la Galilée.
12 A son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Ils s’arrêtèrent à distance
13 et élevèrent la voix pour lui dire : "Jésus, maître, aie pitié de nous."
14 Les voyant, Jésus leur dit : "Allez vous montrer aux prêtres." Or, pendant qu’ils y allaient, ils furent purifiés.
15 L’un d’entre eux, voyant qu’il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.
16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce ; or c’était un Samaritain.
17 Alors Jésus dit : "Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf autres, où sont-ils ?
18 Il ne s’est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu : il n’y a que cet étranger !"
19 Et il lui dit : "Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé."

*

Dix lépreux guéris, plus un, le général syrien Naamân. Voyons d'abord le cas de Naamân. Lépreux, Naamân est par ailleurs chef de l’armée d’un pays qui est alors dans les plus mauvais termes avec Israël : la Syrie. Mais, lépreux, en désespoir de cause, et sur la réputation de ce prophète d’Israël, il va rencontrer Élisée. Et Élisée lui demande de se baigner sept fois dans le fleuve qui coule en Israël, le Jourdain ! Mais avant qu’il n’accepte ce que lui demande Élisée et n’obtienne la guérison de sa lèpre, le général syrien Naamân a été plus que réticent ; posant pas mal de questions.

Les questions de Naamân paraissent justes à notre raison. Quoi de plus raisonnable en effet : « n'y a-t-il pas de fleuves en Syrie ? » Pourquoi le Jourdain ? On me parle d'un prophète capable de me guérir ; je me rends auprès de lui, ce qui n'est pas particulièrement simple, compte tenu des relations politiques et diplomatiques entre mon pays et le sien, et le voilà qui me demande de me plonger sept fois dans le Jourdain. Qu'ai-je besoin de me plonger — et d'ailleurs pourquoi sept fois — dans ce fleuve-là ?

*

Puis Naamân se met peut-être à réfléchir — sur les raisons de sa mauvaise humeur devant les exigences du prophète. C'est qu'au fond de lui il sait très bien ce qu'impliquent les exigences d'Élisée : la reconnaissance d'un autre Dieu que celui, ou ceux, dont il a l'habitude.

Ce que lui demande Élisée ne trompe pas. Derrière le fleuve d'un autre pays, la terre d'un autre pays, sont symbolisées d'autres réalités, un autre type de relation avec Dieu. Et Naamân a peur. Il n'a pas l'habitude. Il n'a pas l'habitude de la liberté que lui octroie le Dieu d'Israël, liberté ne serait-ce que par rapport à sa lèpre. Que lui demande en effet le Dieu d'Israël ? Rien au fond. Le serviteur d'Élisée le lui rappelle : ce que te demande le prophète est pourtant simple. S'il « t'avait demandé quelque chose de difficile, ne l'aurais-tu pas fait ? » (v.13a). Mais voilà qu'il n'a dit rien d'autre que « lave-toi et sois pur » (v.13b). Terrible parole pour Naamân. Il est désorienté. L'enjeu, Naamân l'a compris : il est clairement signifié par ce symbole : tu te lavera dans le fleuve du pays du Dieu qui ne te demande rien que de te laver et d’être purifié. Il ne te demande même pas d'être de son peuple. Il t'accepte comme tu es, Syrien, ou autre, peu importe. Il ne te demande même pas de le servir, ni de le payer, ou d'accomplir quelque tâche, ou pèlerinage — ou que sais-je, — que ce soit.

Jusque dans ce nombre apparemment arbitraire, sept fois, apparaît ce symbole, comme la succession des jours qui débouche sur le repos du Dieu d'Israël, le repos où son peuple est appelé à entrer avec lui. C'est aujourd'hui le jour du repos. Repose-toi Naamân, repose-toi de toutes les obligations qu'exigeait de toi ton ancien dieu, toutes ces tâches dont l'accomplissement minutieux ne te guérissait pas de ta lèpre.

C'est que le Dieu qui a établi son Temple sur cette terre est une toute autre espèce de Dieu. Et Naamân panique : il perd tous ses repères. Alors si c’est cela, qu'au moins on lui laisse ses fleuves pour se baigner, ne valent-ils pas mieux que ceux d'Israël ? Mais non, il n'y aura plus de ces vieux repères, pas même de repère raisonnable, pas même les fleuves de ton pays.

Cher Naamân, ta lèpre — avec ta crainte et toutes les tâches qui, crois-tu, te justifient, — se détachera de toi quand tu quitteras tes vieux repères. Et en voici le symbole, tu viendras sur la terre et dans le fleuve du Dieu de ta liberté... Et voilà que Naamân lâche tout. Il se rend au rite apparemment absurde du prophète, et, nous dit le texte, « sa chair redevint comme celle d'un jeune garçon, et il fut pur » (v.14).

*

Mais — ah, l'habitude ! — Naamân ne s'en tient pas là. C'est maintenant qu'il est sauvé qu'il faut faire quelque chose, ne serait-ce qu'un cadeau à son nouveau Dieu, par l'intermédiaire de son prophète. L'habitude de Naamân : après avoir été sauvé par l'Esprit, il veut revenir, le plus vite possible, à la chair, à ses repères, faire le plus vite possible du Dieu d'Israël un nouveau dieu à l'image des anciens. Un dieu à qui on offre ceci ou cela, un dieu pour qui on fait ceci ou cela — une idole. Et pour bien lui montrer que, précisément le vrai Dieu n'a rien à voir avec ses vieilles idoles, Élisée laissera Naamân continuer d'accompagner son maître syrien dans le temple de l'idole Rimmôn. Le vrai dieu n'a rien à craindre de Rimmôn, surtout pas la concurrence.

Naamân a acquis la liberté. Et s'il le souhaite, qu'il prenne deux sacs de terre d'Israël, dernier symbole comme le fleuve, du fait que son Dieu, le vrai Dieu, est un autre Dieu.

* * *

Comme Naamân, la tentation taraude tout un chacun de réduire le vrai Dieu à la mesure de ses points de repère. Elle sera encore celle des dix lépreux de l’Évangile.

Comme Naamân face à Élisée, ils ont eu vent de la réputation de Jésus. Leur foi est remarquable. Déjà par la demande qu'ils adressent à Jésus. Et lorsqu'il leur répond, simplement, de faire ce que prescrit la Loi pour le constat de purification des lépreux : aller voir le sacrificateur (Lv 14, 2-3), — ils ont la foi de se mettre en marche pour faire constater une purification qu'ils n'ont pas encore connue dans leur corps. Quelle foi ! Et voilà que la guérison leur advient pendant qu'ils sont en route.

Belle leçon quant à nos demandes de guérison — de nos Églises par exemple. N'attendons-nous pas que ça bouge avant de nous mettre en route ? Eh bien ! les lépreux ont reçu leur guérison alors qu'ils étaient déjà en route.

*

C'est là qu'apparaît la difficulté de notre texte. Neuf des ex-lépreux continuent de faire ce que Jésus leur a demandé : conformément à la Loi, ils poursuivent leur route pour faire constater leur guérison au sacrificateur. Rien à redire quant à eux. Mais le dixième, lui, ne poursuit pas sa route. Il revient sur ses pas, nous dit le texte. Étrange. Apparemment il ne fait pas ce que Jésus lui a demandé.

On comprend pourquoi au v.16 : « c'était un Samaritain », dit le texte. Compte tenu de la situation religieuse des Samaritains, il n’est pas enthousiaste à l’idée d’aller chez le sacrificateur auquel l'envoie Jésus, qui n'est évidemment pas le temple de Samarie !

C'est ainsi que lorsqu'il se trouve guéri, en chemin, il ne demande pas son reste : il revient sur ses pas. Puisque Jésus m'a guéri sans rien me demander, il comprendra, il m'accueillera. Attitude inattendue, mais compréhensible. Désobéissance néanmoins, à la Loi et à Jésus. Quelque chose qui semblerait même contraire à ce qu’avait finalement fait Naamân.

*

Le plus étrange, alors, est la réaction de Jésus. Non seulement il ne le rabroue pas, comme on pourrait s'y attendre, mais il le félicite. Les autres ont obéi scrupuleusement à la Loi, comme le leur a demandé Jésus. Mais c'est l'étranger dont il va dire qu'il a bien agi, qu'il a donné gloire à Dieu ! Lui, dont sa foi l'a sauvé. Que comprendre ? Sa désobéissance ne ressemble-t-elle pas à celle qui a tenté Naamân ? En apparence seulement.

*

Comme pour les sept bains de Naamân, notons aussi la symbolique du nombre : 10 personnes, c'est-à-dire ce qu'il faut dans le judaïsme pour pouvoir constituer une Synagogue. Voilà donc la base d'une assemblée de croyants. Sur les dix personnes, neuf qui obéissent, scrupuleusement, dont il n'y a rien à redire. Mais voilà que du coup, précisément parce qu'on ne peut rien trouver à redire dans leur façon d'agir, elles manquent l'essentiel.

Pour ces neuf-là, tout va bien, pensent-ils, dans leur relation avec Dieu : ils font, et ce qu'ils font, fût-ce des prières, est un bon point de repère entre Dieu et eux, c'est-à-dire un bon point d'appui pour s'abstenir de vraie relation avec Dieu. Le dixième lui, ne fait pas ce qui est prescrit.

Mais voilà, précisément du fait qu'il n'a rien fait de ce qu'il aurait dû faire, et parce qu'il n'y a rien pour lui dont il pourrait croire qu'il le ferait pour Dieu en échange de la grâce gratuite, rien à donner au Dieu qui ne veut rien, comme il ne voulait rien de Naamân le Syrien, voilà qu'il est à même d'avoir une réelle relation avec Dieu.

Il n'a plus d'autre choix que celui de la liberté devant Dieu, la liberté de rendre grâce simplement, gratuitement, à l'auteur de son salut.

C'est là ce qui explique les paroles apparemment étranges de Jésus, félicitant celui-ci plutôt que ceux qui avaient obéi à ses prescriptions. Leur obéissance, leur faire, leur tenait lieu de relation avec Dieu. Qu'est-ce qu'il pouvait leur dire de plus ?

* * *

Ce récit n'est pas indifférent. À travers la symbolique du nombre de base pour la fondation d'une Synagogue nous est bien indiqué ce qu'il signifie. C'est que la renaissance qui est en train de s'opérer se fait par quelqu’un à qui on ne s'attendait pas. Ici un Samaritain, qui s'avère être le dixième indispensable...

Comme l'Eglise naissante, constituée, nous dira Paul « ni de beaucoup de sages selon la chair, ni de beaucoup de puissants, ni de beaucoup de nobles. » (1 Co 1, 26). Jusqu'à ce que cette Église, devenue autonome, s'endorme pour ses sommeils périodiques, qui voient tout aussi régulièrement ceux qui se font forts d’être en règle, sages, puissants, nobles, se trouver hors de la relation avec Dieu, comme symboliquement l'étaient les lépreux, exclus des lieux saints et de la communion du peuple.

Soyons attentifs au dixième homme qui ne paie pas de mine, ne fait pas ce qu’il faut, mais qui est peut-être en train de couver une de ces relations avec Dieu qui pourrait contaminer toute l’Église. Dieu peut même projeter d’en changer radicalement le visage.

En tout cas, c’est ce type de relation qu’il demande de chacun — vraie, enracinée en deçà des rites — rite détaillé pour Naamân, rite dépouillé pour le dixième lépreux —, qui n’ont pas pour fonction de nous permettre établir une sorte de commerce avec un Dieu qui en deviendrait bien tangible ; mais n’ont fonction que de témoignage, pour nous de la part de Dieu, et pour autrui comme parole qui nous est confiée.

C’est le point commun entre Naamân, mis en relation avec le vrai Dieu via la gestuelle déroutante accomplie à travers Élisée, comme un témoin d’une parole prophétique, et le dixième lépreux mis en marche et bouleversé par le don gratuit de Jésus. Ce point commun : une vraie relation avec Dieu est mise en place. Dans son attitude avec le lépreux guéri qui ne suit pas ce qui lui a été dit, écho de celle d’Élisée avec Naamân, c’est cela que Jésus nous donne à méditer.


R.P., Poitiers, 9/10/16
dimanche relations judaïsme, entre Rosh ha-Shana 5777 et Yom Kippour


dimanche 2 octobre 2016

Serviteurs quelconques justifies par la foi




Habacuc 1, 2-3 & 2, 1-4 ; Psaume 95 ; 2 Timothée 1, 6-14 ; Luc 17, 5-10

Habacuc 2, 1-4
1 J’étais à mon poste, Et je me tenais sur la tour ; Je veillais, pour voir ce que l’Éternel me dirait, Et ce que je répliquerais après ma plainte.
2 L’Éternel m’adressa la parole, et il dit : Écris la prophétie : Grave-la sur des tables, Afin qu’on la lise couramment.
3 Car c’est une prophétie dont le temps est déjà fixé, Elle marche vers son terme, et elle ne mentira pas ; Si elle tarde, attends-la, Car elle s’accomplira, elle s’accomplira certainement.
4 Voici, son âme s’est enflée, elle n’est pas droite en lui ; Mais le juste vivra par sa foi.

Luc 17, 5-10
5 Les apôtres dirent au Seigneur : Augmente-nous la foi.
6 Et le Seigneur dit : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce sycomore: Déracine-toi, et plante-toi dans la mer ; et il vous obéirait.
7 Qui de vous, ayant un serviteur qui laboure ou paît les troupeaux, lui dira, quand il revient des champs : Approche vite, et mets-toi à table ?
8 Ne lui dira-t-il pas au contraire: Prépare-moi à souper, ceins-toi, et sers-moi, jusqu’à ce que j’aie mangé et bu ; après cela, toi, tu mangeras et boiras ?
9 Doit-il de la reconnaissance à ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné ?
10 Vous de même, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs quelconques, nous avons fait ce que nous devions faire.

*

Habacuc 2, 4 & Luc 17, 10 ramassent on ne peut mieux les deux volets du Traité de la liberté chrétienne de Martin Luther : « le chrétien est le plus libre seigneur, il n’est soumis à personne. Le chrétien est le plus humble serviteur, il est soumis à chacun »…

Habacuc 2, 4 est un des textes fondateurs de ce cœur de la Réforme : la justification par la foi. À savoir le don par lequel la vie chrétienne est tout d’abord gratuité, celle de la liberté chrétienne, une vie de liberté pour des serviteurs inutiles — où l’on rejoint notre second texte, Luc 17, et notamment le v. 10. Habacuc 2, 4 « Le juste vivra par sa foi » — Luc 17, 10 « Nous sommes des serviteurs / ou esclaves inutiles/quelconques ».

Si la foi chrétienne est liberté, la vie chrétienne doit consister à vivre la liberté. Mais immédiatement un accroc : n'est-ce pas là jolie théorie, pour ne pas dire propagande ? Façon de se payer de mots — et, ô comble ! du mot de liberté !? Alors « augmente-nous la foi », demandent les disciples.

« Augmente-nous la foi ». C’est où il faut ne pas négliger ce fondement de la vie chrétienne : la parole que Dieu nous adresse, cette parole que nous atteste le Christ, le regard que nous en recevons, est ce par quoi il nous établit en dignité et nous libère. Et cette parole qui nous renvoie libres est chargée de conséquences : l'Esprit qui la porte, l’Esprit par lequel, serviteurs inutiles, nous vivons de la foi seule, cet Esprit de liberté nous fait à notre tour libérateurs, porteurs comme serviteurs inutiles, de ce même regard qui ne condamne pas.


Libres à l’égard de tous

Serviteurs inutiles vivant de leur seule foi. C’est là le cœur de la Réforme. C’est là être chrétien, au fond. Martin Luther développait son traité De la liberté du chrétien, central pour la Réforme, selon deux volets, donc. Le premier est : « le chrétien, la chrétienne est la personne la plus libre, qui n’est assujettie à aucun ». Le second : « le chrétien, la chrétienne est la personne la plus humble, assujettie à tous ».

Voyons d’abord le premier aspect : « l’être le plus libre ». Quel programme ! Or, justement, qui que nous soyons, chrétiens ou pas ; à regarder de près, nous semblons… survivre sur le mode de la servitude. Soucieux forcément, de nous préserver, préserver nos acquis, notre avenir dans le temps. Que ces acquis soient financiers, immobiliers, ou autres de ce genre… que sais-je encore ? (Et le texte de ce jour est le 3e d’une série invitant à ce pas servir Mammon / l’argent.)… Mais ça vaut pour des acquis religieux, ou notre bonne renommée — le fait qu’on nous remarque, voire jusqu’à nos titres, fussent-ils titres religieux.

En résumé, car tout cela se retrouve là, nous veillons à préserver ou à développer l'acquis qui nous assure, dont l’acquis de notre réputation, déjà assurée, « l’âme enflée » dit Habacuc — ou à faire : qu’est ce que je pèse aux yeux d’autrui, du monde, que peut-on penser de moi ? Qu’est-ce que Dieu lui-même peut penser de moi ? Suis-je un serviteur suffisamment efficace ?

Cette façon de connaître la servitude — avant d’en être libéré — peut s'illustrer par les exemples des personnages que côtoie Jésus… Des esclaves au sens propre, certes, il y en a en son temps, toujours soucieux de prouver leur utilité pour n’être pas châtiés. Mais il y en a d’autres aussi, en proie à d’autres esclavages… Exemples de vraies victimes du « qu'en dira-t-on » — ou de la mauvaise conscience, — parmi ceux de ses contemporains auxquels Jésus s'adresse. Étrangers à la liberté.

Que ce soit les collecteurs d’impôts que côtoie Jésus, dépendant de leurs maîtres romains, les prostituées dépendant de l’appréciation de leurs services ou de leurs charmes… Ou le jeune homme riche, esclave de son avoir, possédé de ses possessions… Ou d’autres personnages encore.

Tous à côté de la vérité clamée antan par le prophète Habacuc, alors que la justice, la vérité, semblent demeurer inaccessibles, enfouies sous l’injustice et le mensonge de l’âme enflée : « le juste vivra par la foi » clamait Habacuc. Telle est la promesse.

Cette vérité, celle de la maison du Père, source intérieure de toute liberté, est celle que Jésus, qui demeure toujours dans la maison du Père, nous révèle : « si le Fils vous rend libres, vous serez réellement libres » (Jean 8:36).

*

Aussi, Jésus attend de nous que nous l'écoutions, tout simplement, que nous entendions cette parole qui libère, que nous recevions le regard qu’elle porte et qui établit en dignité sans rien avoir à prouver. C'est là que se dévoile Dieu, et que nous nous découvrons nous-mêmes en recevant la liberté de la foi seule en cette promesse, accomplie entièrement dans la parole de notre dignité. C'est là que se découvre que nous n'avons rien à faire par quoi nous puissions plaire à Dieu. Il n'est qu'une façon de plaire à Dieu : c'est d'être ce que nous sommes dans son regard, que dévoile Jésus. Il n’y a pas lieu de lui manifester combien on lui serait utile. Il s’agit de l'écouter et de découvrir la parole et le regard par lesquels seuls on est mis en valeur, par lesquels on est libre. C'est là que se découvre qui l’on est et donc ce que Dieu attend de nous.


Serviteur de tous

La deuxième proposition du traité De la liberté chrétienne de Martin Luther concerne l'usage de cette liberté qui est de se savoir reconnu dans sa dignité par le regard que Dieu nous adresse dans le Christ ; liberté d'autant plus ferme qu'il n'y a donc jamais à la prouver ou à l’acheter. Impossible de toute façon de prouver un état qui vient d'un regard invisible, du regard du Ressuscité, d’une promesse qu’il s’agit de croire.

Seul le regard de Dieu, la promesse de sa parole, nous établi en une telle dignité : nous n'en pouvons exprimer aucune preuve, et n'avons donc rien à prouver. C’est la liberté du serviteur inutile. Nous n'avons qu'à vivre la liberté qui nous est ainsi octroyée. Et selon la deuxième proposition de Martin Luther, sur le mode qui veut que « le chrétien est assujetti à tous ». Nous voici en pleine contradiction, apparemment : la liberté qui se traduit en service ! Mais encore faut-il définir comment.

En fait, Jésus lui-même n’est-il pas l'homme le plus libre, l'homme libre par excellence. Or voici qu'il a pris la condition d'esclave (Ph 2:7), d'où il reçoit la Royauté éternelle (Ph 2:9-11).

Cette royauté, il l'obtient sur ses sujets pour les avoir élevés en dignité : il n'est pas le Roi des zombies, mais des êtres libres. Et cette liberté, il la leur a acquise précisément en se faisant leur serviteur. Il n'est pas d'autre façon de leur révéler leur dignité. Jésus révèle à chacun qu'il est digne d'être regardé autrement que comme un objet provisoire. Ce regard de Jésus n'est autre que le regard d'un serviteur. Plutôt que mépris, il est expression de respect pour une dignité éternelle.

Mais quelle liberté ne faut-il pas pour porter sur autrui un tel regard ! Quiconque n'est pas libre intérieurement ne saurait avoir le pouvoir de porter ce regard-là. Celui qui n’a pas appris à s’apaiser dans la présence de Dieu, celui qui donc demeure d’une façon ou d’une autre un agité, et qui ne se veut certes pas serviteur inutile — c’est-à-dire, autre traduction, serviteur quelconque, ou pas indispensable —, celui-là a le regard du mépris sur celui qui ne l’imite pas, jugé inférieur, et le regard du mendiant, le regard de l’envie, sur celui qu'il juge plus brillant.

Et au bout du compte, on découvre que la vraie liberté, et le pouvoir de porter le regard qui libère, seul Jésus les connaît pleinement. Et savoir cela est source d’une grande liberté. Rien à prouver, pas même à prouver qu’on est libéré, savoir simplement que l’on est des serviteurs inutiles — c’est-à-dire quelconques,… Et tout va bien !

C'est ce que Jésus nous apprend au travers de l'Evangile. Servir Dieu est ainsi autre chose que s’agiter, selon ce que l'on déciderait soi-même, en fonction d’idées fausses concernant qui il est et qui nous sommes.

Ce dont il s’agit, c’est de découvrir à l’écoute de Jésus ce que Dieu attend nous, et d’abord savoir qu’il nous renvoie libres, pour un service qui sera ce qu’il sera. En dehors de cela, quoi que nous fassions, quelque agitation qui nous remue, ne fait, au mieux,… que nous remuer, précisément.

L'obéissance ne consiste pas à faire pour faire — mais d’abord à écouter, à découvrir dans le calme ce que à quoi nous sommes appelés, sous peine de faire peut-être des choses utiles, apparemment, mais qu'un autre fera mieux, parce que c'est la tâche qui lui a été dévolue, parce qu'il connaît mieux le problème, etc. Sous peine aussi, plus grave, de faire éventuellement des dégâts.

Il nous est demandé de nous considérer comme des serviteurs inutiles ? C’est que le péché est aussi ce que nous commettons en nous agitant sans qu'on nous l'ait demandé. Et si cette agitation dont nous nous octroyons la responsabilité ne nous a pas été demandée, c'est peut-être aussi pour cela. Que de dégâts peut-on faire en faisant ce que Dieu ne nous demande pas — et toujours, c'est le comble, avec illusion de bonne conscience, puisqu'il est toujours bien vu de s'agiter dans le travail.

Nous ne sommes vraiment nous-mêmes que face à Dieu. Et dans son regard seul, ce regard que nous porte Jésus, nous savons ce que Dieu attend de nous.

Il est certaines choses, auxquelles nous sommes appelés, et qui ne sont peut-être pas celles pour lesquelles on croit bon, non seulement de s’agiter, mais aussi, pour ajouter à une supposée bonne conscience, de critiquer ceux qui ne font pas de même. Ces véritables choses qui nous sont demandées, nous sont dévoilées à travers notre écoute de ce qu'enseigne l'Evangile. A nous de nous mettre à son écoute et de le découvrir.

C'est en sa liberté intérieure, établie sur le regard dont il sait par le Christ que Dieu le porte sur lui, que le chrétien/ne, serviteur inutile, fonde son pouvoir de servir autrui, en considérant en son prochain sa dignité d'être semblable au Christ qui le libère : « si le Fils vous rend libres, vous serez réellement libres » (Jean 8, 36).

RP, Poitiers, 2.10.16