dimanche 24 avril 2016

"Commandement nouveau"




Actes 14. 21-27 ; Psaume 145 ; Apocalypse 21. 1-5 ; Jean 13. 31-35

Jean 13, 31-35
31 Dès que Judas fut sorti, Jésus dit : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui ;
32 Dieu le glorifiera en lui-même, et c’est bientôt qu’il le glorifiera.
33 Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous me chercherez et comme j’ai dit aux autorités judéennes : “Là où je vais, vous ne pouvez venir”, à vous aussi maintenant je le dis.
34 « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.
35 À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l’amour que vous aurez les uns pour les autres. »

*

« Et maintenant, ce que je te demande, (ma) Dame, — non comme te prescrivant un commandement nouveau, mais celui que nous avons eu dès le commencement, — c'est que nous nous aimions les uns les autres », lit-on dans la seconde épître de Jean (2 Jean 1, 5).

Et dans la première (1 Jean 2, 7-8) : « (7) Bien-aimés, ce n'est pas un commandement nouveau que je vous écris, mais un commandement ancien que vous avez eu dès le commencement ; ce commandement ancien, c'est la parole que vous avez entendue. (8) Toutefois, c'est un commandement nouveau que je vous écris […]. »

Et au premier verset de cette épître (1 Jean 1, 1-3) : « (1) Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de vie, — (2) car la vie a été manifestée, et nous l’avons vue et nous lui rendons témoignage, et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était auprès du Père et qui nous a été manifestée, — (3) ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi […]. »

Écho au Prologue de l’Évangile de Jean (1, 1-3) — le même mot pour « commencement », qui est celui qui traduit en grec le commencement de la Genèse : « (1) Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. (2) Elle était au commencement avec Dieu. (3) Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. »

Un commencement qui renvoie donc à l'éternité et qui advient, toujours nouveau, dans le temps — en son cœur avec cet autre commencement qu'est l'Incarnation de la Parole devenue chair.

Si la parole : « ce que vous avez entendu dès le commencement » renvoie à la nouveauté éternelle de la rencontre du Christ, c'est bien d'éternité qu'il est question, c'est bien éternellement que le commencement est nouveau, comme le commandement du Lévitique auquel il est ici fait écho parle d'éternité — « tu aimeras ton prochain comme toi-même » étant l’expression dans le temps de celle du Deutéronome « tu aimeras le Seigneur ton Dieu », Dieu d'éternité.

*

Il en est comme de l'usage par l’Épître aux Hébreux de la notion de culte nouveau : le terme nouveau concernant alliance et culte renvoie à des textes comme ceux du prophète Jérémie (ch. 33 — cité par l’Épître aux Hébreux) parlant de renouvellement intérieur de la même et unique alliance — éternelle, fondée en éternité. Un renouvellement qui est toujours nouveauté éternelle. Il en est de même pour le commandement nouveau.

De même que le cantique nouveau de l'Apocalypse (14:3) — qui est le plus ancien des cantiques, annoncé au livre des Psaumes, cantique éternel chanté dans la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel, éternelle donc, par ceux qui portent un nom nouveau qui est leur nom éternel, etc.

« Ce commandement ancien, c'est la parole que vous avez entendue. Toutefois, c'est un commandement nouveau que je vous écris » (1 Jean 2, 7-8), « celui que nous avons eu dès le commencement, — c'est que nous nous aimions les uns les autres » (2 Jean 1, 5).

Un commandement éternellement nouveau, donné dès un commencement éternel qui vient dans le temps en Jésus, en ce nouveau commencement éternel qui est sa résurrection, annoncé dès Noël et qui advient sur la croix où Jésus est élevé à la gloire qui est la sienne avant que le monde soit : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui ; Dieu le glorifiera en lui-même, et c’est bientôt qu’il le glorifiera » (Jean 13, 31-32).

*

Ses ennemis, au moment où ils planteront les clous dans ses mains et ses pieds, croiront le ficher définitivement au bois. Ils croient ne commettre qu’une crucifixion de plus. Ils sont en fait devenus les instruments de Dieu qui élève son Fils à la gloire, qui glorifie celui qui porte son Nom : « mon Nom, je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

Ses ennemis, eux, ne savent pas ce qu’ils font, comme ils se savent pas qui il est — et Jésus leur pardonne. Et lorsqu'il est crucifié, lui qui est élevé de la terre sur la croix est ipso facto élevé de la terre dans un autre sens : il est glorifié — dans un vocabulaire qui évoque la transfiguration des autres évangiles, Matthieu, Marc, Luc.

Et bientôt tout le monde va le voir. Sur cette croix, lui, le Juste, le Juste par excellence, est élevé de la terre. Élevé au sens le plus fort du terme, élevé au point que tout homme, jusqu’aux extrémités du monde, va le voir. Élevé, en fait, dans la gloire qui est la sienne auprès de Dieu avant même que le monde soit. Dans la gloire qui est dès le commencement, où se fonde le commandement nouveau — « celui que nous avons eu dès le commencement », nouveau comme l'éternité, toujours nouvelle, bien que plus ancienne que le monde !

*

« Là où je vais, vous ne pouvez venir » — parole qui précède immédiatement le don renouvelé du commandement. Là où Jésus va c'est à la mort comme conséquence d'un amour dont il vient de donner le signe en lavant les pieds de ses disciples.

Et là, vous ne pouvez venir, précise-t-il alors. L'amour dont je vous ai donné le signe et l'exemple est hors de portée. On n'aime pas jusqu'à la mort. À preuve, ce qui est encore loin d'être la mort, on ne donne pas tous ses biens. On ne donne que de son superflu. Par exemple, on ne remédie pas aux écarts de revenus faramineux de notre société. Celui qui a infiniment plus estime l'avoir mérité face à celui qui n'a rien. Faut-il un autre signe de ce qu'on n'aime pas comme Jésus a aimé ? « Là où je vais, vous ne pouvez venir »

Alors Jésus a ouvert une voie pour nous venions quand même — un peu, à notre mesure —, celle de l'empathie. Se mettre à la place d'autrui dans une humble mesure, ne pas en vouloir à celui, celle, que Jésus a aimé — « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc 23, 34). C'est ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » — comme une ouverture à la bonté. D'autant que la vie est brève et que comme toi, dit-il, ton prochain est voué à la mort.

Et puis, « si tu sais que l'autre [, écrit-il,] ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considéreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).

Cette façon humble de suivre Jésus de loin, comme ceux des disciples présents à la croix, est la voie de ce qui a été appelé l'Imitatio Dei, l’imitation de Dieu, qui a compassion de toi, qui fait pleuvoir sur tous et briller son soleil sur tous, sans aucun mérite.

Alors on s'approche du lieu de la gloire que Jésus reçoit du Père, qui n'est autre que son élévation à la croix. Cette crucifixion qui semble n'être que le lieu de l'ignominie et qui est en fait le lieu de sa glorification — même racine en grec, sembler et être glorifié ! Pour nous quelque chose qui semble nous rapprocher de celui qui nous a aimés jusqu’à la mort. Il n'y a pas d'autre gloire que la sienne, élevé à la croix, et qui nous dit encore : « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres ». Ce n'est pas un fardeau accablant que ce commandement nouveau, plus ancien que la création du monde : c'est juste apprendre que dans la brièveté de la vie, faite de tant de misères, il n'y a pas de place ni de temps pour ne pas s'ouvrir à la bonté.


RP, Châtellerault, 24/04/16


dimanche 17 avril 2016

"Personne ne pourra les arracher de ma main"




Actes 13.14-52 ; Psaume 100 ; Apocalypse 7.9-17 ; Jean 10.27-30

Jean 10, 27-30
27 Mes brebis écoutent ma voix, et je les connais, et elles me suivent.
28 Et moi, je leur donne la vie d'éternité ; elles ne périront pas pour l'éternité et personne ne pourra les arracher de ma main.
29 Mon Père est celui qui m'a donné plus grand que tout : nul n'a le pouvoir d'arracher quelque chose de la main de mon Père.
30 Moi et le Père nous sommes un.

*

Pourquoi une garantie soulignée deux fois — Jésus et le Père tiennent les brebis de sorte que rien ne peut les ravir, les arracher de leur main — ? Pourquoi en de tels termes : « ne pas pouvoir arracher » ? Une telle menace pèse-t-elle sur nous ? « Mes brebis ne périront pas pour toujours ». Y a-t-il un tel risque ? Autant de questions qu'il faut se poser si l'on veut comprendre un tel texte.

Aujourd'hui de telles menaces ont disparu : l'homme est devenu si bon, n'est-ce pas, notamment depuis le XXe siècle, qu'il est certain depuis que « nous irons tous au paradis » ; ou en d’autres termes que rien ne menace notre paix intérieure. Du coup la grâce n'a aucun sens, puisqu'elle n'est plus une grâce mais, sinon un dû, au moins un acquis. Et ce texte devient incompréhensible : sans menace, pas besoin de protecteur.

Eh bien à l'époque de notre texte, c'est moins simple : il y a risque, il y a menace pour le salut, la paix intérieure. Rien n'est sûr en ce domaine.

De nombreux textes du Nouveau Testament le redisent — je cite par exemple 2 Thessaloniciens, ch. 1, 4-9 : (4) […] dans toutes les persécutions et épreuves que vous supportez, (5) il y a un indice du juste jugement de Dieu, pour que vous soyez jugés dignes du royaume de Dieu, pour lequel vous souffrez. (6) Car il est de la justice de Dieu de rendre l’affliction à ceux qui vous affligent, (7) […] lorsque le Seigneur Jésus apparaîtra du ciel avec les anges de sa puissance, (8) au milieu d’une flamme de feu, pour punir ceux qui ne connaissent pas Dieu et ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre Seigneur Jésus. (9) Ils auront pour châtiment une ruine éternelle, loin de la face du Seigneur et de la gloire de sa force.

Bref, « il viendra pour juger les vivants et les morts », et rien n'est acquis d'avance. Mais, allons plus loin. « Punir ceux qui ne connaissent pas Dieu et ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre Seigneur Jésus » (2 Th 1, 8), on l'a lu, concerne bien sûr les persécuteurs. Leur âme est tourmentée… Derrière eux, le diable, lion dévoreur, selon Pierre,… qui risque d’arracher les brebis de la main du Père. Avec pour acteurs, les persécuteurs, donc… Quoique… À bien regarder le grec, il faut lire, littéralement : « ceux qui ne connaissent pas / ou ne voient pas Dieu » — or, quand on sait que « nul n'a jamais vu Dieu », voilà qui peut interroger — si ça concerne certes les persécuteurs, incapables de voir l'image de Dieu dans ceux qu'ils pourchassent, est-ce que ça ne concerne qu'eux ? Est-ce que j'ai vu Dieu ? — d'autant plus que juste après, « ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile », est littéralement « ceux qui n’écoutent pas l’Évangile » (un mot quasiment le même que celui de notre texte d’aujourd’hui : « mes brebis écoutent ma voix » (v. 27)…).

Telle est la situation, situation de menace concrète de persécution que connaissent les premiers disciples, dite par l'Apôtre en des termes propres à les faire légitimement douter d’eux-mêmes — souvenez-vous au jeudi saint, Jésus annonçant que l'un d'eux va les trahir. Et tous : « est-ce moi ? » Bref si l'on se fie à notre propre courage ou à notre propre bonté, c'est, plutôt que le salut, le tourment pour tous qui est certain.

Allons encore un pas plus loin, puisque nous ne sommes pas, en Europe actuelle, en situation de persécution, puisque la haine du monde que Jésus annonce pour ses disciples semble n'être pas à l'ordre du jour pour l’Église sous nos climats, puisque donc nous n'avons pas à nous poser la question des douze au jeudi saint : « est-ce moi qui vais trahir ? »

Reprenons donc, pour comprendre la valeur, la force, toujours actuelle, de cette parole répétée par Jésus : « nul n'arrachera de ma main les brebis qui écoutent ma voix, qui entendent ma voix ». Pas de persécution dans nos pays, pas de menace de trahison pour nous sentir visés. Et pourtant, il s'agit de percevoir que nous sommes visés, et en quel sens, pour percevoir la force de la promesse de Jésus.

Ça vaut pour tous, pour moi, pour toi, et dès aujourd'hui. Pour tous ceux qui, présumant de leur force ou de leurs qualités morales, ne se posent pas la question des disciples : est-ce moi qui m'apprête à trahir ?

À l'inverse : « mes brebis écoutent ma voix et je les connais, et nul ne pourra les arracher de ma main et de la main du Père » (Jean 10, 27-30). Point, pour elles, de mort pour l'éternité (v. 28). Qu'est-ce que cette histoire de mort pour l'éternité ? C'est ici qu'il faut reparler de ce que le Nouveau Testament appelle première mort, mort spirituelle, à laquelle Jésus donne pour remède, dès aujourd’hui, la résurrection spirituelle, la première résurrection — à savoir que la résurrection a lieu dans nos vies aujourd’hui.

Qu'est-ce donc que cette mort spirituelle ? — que Jésus a le pouvoir de vaincre, comme il va en donner le signe au chapitre suivant en ressuscitant Lazare. Cette mort spirituelle, atroce angoisse, c'est le désespoir, le désespoir profond qui nous ronge, qui ronge nos sociétés « apaisées » et qui se traduit, hélas, par des litanies et des litanies de détresse, de remords pour ce qu'on a vécu ou pour ce qu'on n'a pas vécu, de culpabilité, bref on connaît les affres infernales. Et nous en sommes tous là, un séjour des morts, un enfer que l'on tente de noyer de tous temps dans la distraction, aujourd'hui dans le bruit permanent, par exemple, diffusé maintenant dans des centres commerciaux, des lieux publics habités de musiques de fond, et autres moyens d'étouffement provisoire d'un enfer qui revient quand on l'attend le moins.

C'est face à cela que Jésus nous donne la certitude du salut dans la confiance en lui, un avec le Père, qui nous connaît chacun. Il est une autre voix qui résonne silencieusement au cœur de nos êtres, la voix du bon berger — « Ce n'est pas un discours, il n'y a pas de paroles, aucun son ne se fait entendre », dit le Psaume 19. Et pourtant, Psaume 19 encore : « Le jour l'annonce au jour, la nuit l'explique à la nuit. » La voix de la paix contre toute détresse.

C'est la voix du bon berger qui promet la vie d'éternité dans l'aujourd'hui. Je leur donne la vie d'éternité, et elles ne mourront pas pour l'éternité. Cette mort qu'est le désespoir qui ronge en tout temps n'a pas le dernier mot : « personne ne pourra les arracher de ma main. Mon Père est celui qui m'a donné plus grand que tout : nul n'a le pouvoir d'arracher quelque chose de la main de mon Père. Moi et le Père nous sommes un. » Source silencieuse d'un immense bonheur, celui d'être connu et aimé comme on est, plus profondément que tout.


RP, Poitiers 17/04/16


dimanche 10 avril 2016

"M'aimes-tu ?"




Actes 5, 27-41 ; Psaume 30 ; Apocalypse 5, 11-14 ; Jean 21, 1-19

Jean 21, 1-19
1 Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade. Voici comment il se manifesta.
2 Simon-Pierre, Thomas qu'on appelle Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et deux autres disciples se trouvaient ensemble.
3 Simon-Pierre leur dit : « Je vais pêcher. » Ils lui dirent : « Nous allons avec toi. » Ils sortirent et montèrent dans la barque, mais cette nuit-là, ils ne prirent rien.
4 C'était déjà le matin ; Jésus se tint là sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c'était lui.
5 Il leur dit : « Eh, les enfants, n'avez-vous pas un peu de poisson ? » — « Non », lui répondirent-ils.
6 Il leur dit : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez. » Ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener.
7 Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Dès qu'il eut entendu que c'était le Seigneur, Simon-Pierre ceignit un vêtement, car il était nu, et il se jeta à la mer.
8 Les autres disciples revinrent avec la barque, en tirant le filet plein de poissons : ils n'étaient pas bien loin de la rive, à deux cents coudées environ.
9 Une fois descendus à terre, ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain.
10 Jésus leur dit : « Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre. »
11 Simon-Pierre remonta donc dans la barque et il tira à terre le filet que remplissaient cent cinquante-trois gros poissons, et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas.
12 Jésus leur dit : « Venez déjeuner. » Aucun des disciples n'osait lui poser la question : « Qui es-tu ? » : ils savaient bien que c'était le Seigneur.
13 Alors Jésus vient ; il prend le pain et le leur donne ; il fit de même avec le poisson.
14 Ce fut la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu'il s'était relevé d'entre les morts.
15 Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime », et Jésus lui dit alors : « Pais mes agneaux. »
16 Une seconde fois, Jésus lui dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime. » Jésus dit : « Sois le berger de mes brebis. »
17 Une troisième fois, il dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? » Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : « M'aimes-tu ? », et il reprit : « Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t'aime. » Et Jésus lui dit : « Pais mes brebis.
18 En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas. »
19 Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu ; et après cette parole, il lui dit : « Suis-moi. »

*

Ayant bénéficié de la pêche miraculeuse et reçu le repas présenté par le Ressuscité, Pierre, face à Jésus lui demandant pour la troisième fois s'il l'aime, est attristé. Quelle est cette tristesse ? La triple question de Jésus révèle en Pierre celle de la vérité de son amour…

On sait qu'en grec dans notre texte, il y a deux mots différents pour dire aimer. Deux fois Jésus emploie le mot agapè, qui signifie aimer au sens de chérir, et qui implique un comportement actif, et donc en l'occurrence l'obéissance, le service. Et Pierre ne répond jamais avec ce mot-là. Il en emploie un autre, phileo qui n'est pas moins fort, mais qui suppose un état de relation plutôt qu'un engagement. Une relation, très forte en l'occurrence, mais qui semble moins impliquer apparemment. Oui, tu sais que nous sommes en relation d'amitié, que l'amour nous lie — telle est la réponse de Pierre. Pierre, honnête, ne donne pas la parole de l'engagement.

Alors Jésus, lui posant une troisième fois la question, emploie cette fois le mot de Pierre, phileo. Sommes-nous en relation d'amitié, d'amour réciproque ? Et Pierre acquiesce une troisième fois, mais il est triste. Quelle est cette tristesse ? Il n'a pas pu lui dire qu'il l'aimait, au sens d'un engagement de sa part ? Il sait, Jésus sait aussi, qu'ils sont en relation amicale, au sens le plus fort : il y a un véritable amour entre eux. Mais Pierre n'a pas dit la parole, le mot que Jésus a dit.

Cela étant, par là, en reprenant ses mots apparemment moins engageants, Jésus rejoint Pierre. L'amour que je t'ai porté a créé cet état de fait, la relation amicale, relation d'amour maître-disciple, la relation Père-enfant, parce que, par moi, mon Père t'a reconnu comme son enfant, cette relation est là, elle existe, et elle créera en toi l'engagement dont tu sais qu'il est hors de portée.

Jésus rejoint Pierre en le rejoignant dans ses mots, rejoignant la crainte et la tristesse de Pierre dans ce qui est une véritable progression de l'énonciation de l'amour de Jésus.

Savez-vous que cela est confirmé par la version araméenne de ce passage, dans la Bible en araméen, la Peshitta, où le mot pour aimer est les trois fois le même ? — ce qui change c'est le mot pour brebis, qui indique, lui, une progression. Un mot qui traduit agneau, un autre mouton, un troisième brebis, qui résonnent respectivement avec le mot dire pour le premier, s'engager pour le second, se donner pour le troisième, à savoir la brebis en tant qu'elle est offerte, ce qui renvoie à Jésus lui-même, offert.

*

La tristesse de Pierre prend alors une connotation très forte : il sait que c'est le don de la vie de son maître, offert à la mort pour l'entrée dans la vie de résurrection qui crée en lui ce que Jésus lui demande.

Pierre entrevoit alors sans doute tout le sens de cette tâche de berger en se souvenant de ce que Jésus disait de lui-même, bon berger, dont la tâche, qu'il confie à présent à ses disciples, est finalement de conduire les brebis dès à présent dans les pâturages auxquels on accède en passant de la mort à la vie.

Jésus y a accédé alors que Pierre ne pouvait pas le suivre — et il le disait par trois fois, par trois reniements, voilà l'écho qui est dans sa tristesse —, et où il le suivra bientôt, alors qu' « un autre le ceindra », Jésus lui-même, qui l'appelle à nouveau par trois fois. Pierre avait décidément raison d'hésiter à répondre — hésitation prophétique. « Prends soin de mes brebis » insistait le Seigneur.

*

C'est ce qu'implique la suite de l'histoire, où Jésus annonce à Pierre qu'il étendra un jour les bras pour qu'un autre le mène où il ne voulait pas aller — en l'occurrence jusqu’à la croix.

Pierre jeune fait ce qu'il veut, va où il veut. Pierre a compris ce jour-là que c'est source de tristesse. Mais le Père l'a accueilli, et lui apprendra, au prix de sa tristesse, la joie de la confiance.

Un jour, il ne fera plus ce qu'il voudra, il n'ira plus où il voudra. Un jour, il obéira au-delà de toute crainte. Un autre le ceindra, et le conduira finalement à la croix. Bien plus douloureux que l'engagement et le service que Jésus lui demande aujourd'hui. Mais ce jour-là, Pierre aura appris cette confiance / obéissance qui vaut mieux que les mots qu'il n'a pas eu l'inconsience de prononcer.

Alors, le sens de ce qui vient de se passer lors de la pêche miraculeuse se dévoile : celui que les disciples n'avaient pas encore reconnu comme le Seigneur, un inconnu pour eux, leur a demandé à manger. Et ils n'ont alors rien, ils n'ont pris aucun poisson. Lorsque ce même inconnu pour eux leur dit : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez », ils le font, soucieux de lui donner à manger : ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener, dit le texte. Et ils le reconnaissent : le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Pierre reconnaîtra le Seigneur ressuscité, et nous tous avec lui, en ceux vers qui il est envoyé ; le Seigneur dont les apparitions cesseront : va, donc, et pais mes brebis.


R.P. Poitiers, 10.04.16


dimanche 3 avril 2016

"Jésus souffla sur eux"




Actes 4, 32-35 ; Psaume 118, 17-23 ; 1 Jean 5, 1-6 ; Jean 20, 19-31

Jean 20, 19-31
19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit: "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit: "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit: "Recevez l'Esprit Saint;
23 ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis."
24 Cependant Thomas, l'un des Douze, celui qu'on appelle Didyme, n'était pas avec eux lorsque Jésus vint.
25 Les autres disciples lui dirent donc: "Nous avons vu le Seigneur!" Mais il leur répondit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n'enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas !"
26 Or huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d'eux et leur dit: "La paix soit avec vous."
27 Ensuite il dit à Thomas: "Avance ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d'être incrédule et deviens un homme de foi."
28 Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu."
29 Jésus lui dit: "Parce que tu m’as vu, tu as cru; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru."
30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre.
31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

*

Jean 20, 21-22 : « Jésus leur dit de nouveau : Que la paix soit avec vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. Après ces paroles, il souffla sur eux et leur dit : Recevez l’Esprit Saint. »

*

Lorsque Jésus s’en va, il accomplit sa promesse (« il est préférable pour vous que je m’en aille, car alors vous recevrez l’Esprit saint qui m’anime »).

Il accomplit sa promesse à travers ce geste : il souffle sur ses disciples en signe de ce qu’il leur donne l’Esprit saint, l’Esprit de Dieu son Père.

Son geste est un signe, qui utilise le double sens du mot : souffle et esprit. L’Esprit qui est comme le vent, que l’on ne « voit », que l’on ne « sent » qu’à ses effets — ou plutôt dont ne voit, ne sent, que les effets.

*

Comme pour une nouvelle création de vie, effet du souffle donné...

Genèse 2, 7 : « Le Seigneur Dieu prit de la poussière du sol et en façonna un être humain. Puis il lui insuffla dans les narines le souffle de vie, et cet être humain devint vivant. »

Dieu donne la vie à l’être humain en « insufflant dans ses narines le souffle de vie » — c’est-à-dire l’Esprit de vie. Jésus reprend le geste du récit de la Genèse à son compte : il met ainsi en place une nouvelle création : il donne tout à nouveau l’Esprit de Dieu.

De même qu’il a vécu lui-même dans la vérité de l’Esprit qui l’a animé, la nouvelle création, celle du monde de la résurrection est animée de la vie de l’Esprit.

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Jean 20, 21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » Une mission…

C’est par nous que le projet de la création est appelé à être accompli. Jésus nous passe le relais — comme le Père s’est retiré dans son repos lors de la création —, Jésus nous passe le relais en nous donnant l’Esprit du Père qui l’a animé : « comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie ».

Et il souffle sur eux. Souffle de l’Esprit… « Recevez l’Esprit Saint » : et déliez ceux qui sont liés. Tel est l’envoi. La mission, pour une création nouvelle — dont nous sommes les acteurs, à l’instar de Thomas qui, absent au dimanche de Pâques, est présent huit jours après — comme aujourd'hui. Thomas est notre représentant, à nous qui n'avons pas vu et qui sommes appelés à entrer dans la création nouvelle. Heureux ceux qui sans avoir vu ont cru.

Car rien ne se fait, en termes de création nouvelle, renouvelée, sans un acte de foi en ce qui ne se voit pas, ne se voit pas encore à ce qui est, ou semble encore impossible. Car, à bien lire ce texte, la création nouvelle est fondée... sur le pardon — « déliez ceux qui sont liés ». Allons un peu plus loin…

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« Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible — à savoir défaire ce qui a été — et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. » (Hannah Arendt)

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Nouveau commencement. Défaire ce qui avait été et ouvrir sur l'impossible. Ici s’ouvre la porte de tous les possibles. Porte de liberté. Une liberté qui est bien une question de pardon — le pardon qui libère : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis » (comme le grec le permet — plutôt que « ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus », comme si les Apôtres avaient pour mission de retenir captifs de leurs péchés certains de ceux à qui ils sont envoyés !).

La libération est en deux volets : pardon du péché, de tout ce qui rend captif, et soumission du péché qui rend captif, pour une libération totale, victoire sur tous les esclavages. Comme mort au péché à la croix et résurrection à la vie nouvelle.

Voilà les Apôtres envoyés — et nous à leur suite — pour communiquer pleinement la libération que par sa résurrection, Jésus vient d'octroyer dans le don de l’Esprit saint. Envoyés pour la communiquer abondamment : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. » Et mieux : « Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis. »

Telle est la parole de liberté — parole de pardon qui met fin à la crainte et nous envoie à notre tour avec la paix de Dieu — qui nous est donnée dans ce souffle de l’Esprit saint. « La paix soit avec vous. » Malgré la crainte qui est au début du texte et qui maintient les disciples derrière des portes verrouillées — malgré la crainte et le refus qu’elle porte, crainte que Jésus doit encore et encore apaiser : « La paix soit avec vous. » — Trois fois…

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Cette parole est près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur : elle n'est pas dans le tombeau — vide. Elle n'est pas non plus au ciel pour qu'on dise « qui ira la chercher pour nous » — dès lors qu'elle est prononcée, le ciel en est vide : elle est « près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur », dit le Deutéronome, repris par Paul. Et elle n'est pas aux extrémités de la terre — où les disciples sont donc envoyés pour qu'elle habite tous les lieux et tous les temps, emplir tout à nouveau toutes les terres et tous les cieux. Trois fois, devant le tombeau, à la face du ciel, pour tous les horizons de la terre, retentit la parole : « La paix soit avec vous. »


RP, Poitiers 03/04/16