dimanche 28 février 2016

Un figuier stérile




Exode 3, 1-15 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 10, 1-12 ; Luc 13, 1-9

Luc 13, 1-9
1 À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices.
2 Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ?
3 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même.
4 "Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ?
5 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière."
6 Et il dit cette parabole : "Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n'en trouva pas.
7 Il dit alors au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n'en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu'il épuise la terre ?
8 Mais l'autre lui répond : Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier.
9 Peut-être donnera-t-il du fruit à l'avenir. Sinon, tu le couperas."

*

On est en route vers Jérusalem. "Des gens" rapportent à Jésus qu'un groupe de Galiléens y a été massacré par Pilate, affreux tyran. Un rapport plein de sous-entendus. Si les interlocuteurs — en fait les « examinateurs » — de Jésus se gardent bien de faire de Pilate un bras du châtiment divin, ils n’en posent pas moins un sous-entendu douteux ! Ces Galiléens semi-païens — et Jésus, donc, est lui-même Galiléen — n'ont-ils pas eu là un signe menaçant ?

Et toi, Galiléen, prestigieux sinon d'allure messianique, quelle est ton interprétation… ? Quelle explication ?

Cette façon de chercher des raisons à tout ! Mais on le sent bien : les explications ne tiennent pas…

*

Outre les justifications insupportables de l’injustifiable et de la méchanceté tyrannique de l’instrumentalisation de la terreur — qu'elles sous-tendent souvent, de telles « explications », sont insoutenables… Et c’est ce que va montrer Jésus. Sa réponse marque le refus de voir un quelconque lien de cause à effet entre on ne sait quel regard défavorable de Dieu et la violence qui a atteint les victimes.

C'est d'abord le fait du hasard, tout simplement — même si Dieu est certes maître du hasard : il faut se garder de se mettre à sa place (en prétendant faire justice en faisant violence !) — mais aussi en trouvant si facilement de supposés liens de cause à effet entre péché et souffrance, sous peine de reprendre le discours scandaleux de ceux qui se prennent pour le bras vengeur de quelque idole sanglante : ceux qui ont été victimes du massacre de Pilate n'étaient pas plus pécheurs que les autres Galiléens, évidemment, leur signale Jésus…

Et Jésus de développer son propos en rappelant une autre catastrophe : l'écroulement de la tour de Siloé, ayant tué dix-huit personnes, judéennes celles-là, de Jérusalem, tout proches de Dieu, et non point galiléennes.

Alors comprenez, souligne Jésus, qu’il n'y a pas à considérer les victimes quelles qu’elles soient comme plus coupables que les autres — les autres habitants de Jérusalem ici —, mais à y voir une menace qui pèse sur tous ; ne serait-ce que parce que la vie est dangereuse et chargée de menaces — ce qui appelle à se convertir, c’est-à-dire à se tourner vers Dieu, seule source du bonheur. Tournement vers Dieu, dont nous sommes tous éloignés, car on ne saurait trouver le bonheur ailleurs.

*

C’est de la sorte que Jésus retourne les propos soupçonneux de ses interlocuteurs pour en faire un appel à leur tournement vers Dieu à eux aussi. Et il illustre son appel par une parabole, la parabole du figuier stérile. Par cette histoire de figuier stérile Jésus a un but : ébranler les certitudes… disons « confortables » de ses contemporains, ceux de Judée comme les autres.

Ces derniers pouvaient pencher évidemment pour la certitude naturelle que leur fidélité était une garantie relative d'impunité devant Dieu, illustrée par le sort cruel qui frappait les Galiléens. Impunité : non pas que les porte-paroles auto-proclamés des Judéens se soient imaginés que la mort et le malheur ne pouvaient pas les frapper. Mais enfin, voilà de quoi confirmer la certitude diffuse qu’ils pouvaient avoir, fidèles Judéens, et à juste titre tout de même, d'être quand même moins pécheurs…

Oui mais voilà, quand la pratique fidèle risque de devenir le prétexte d'un stérile contentement de soi… le sens de nos responsabilités risque de s'estomper à proportion. Cette responsabilité que nous donne l’appel de Dieu, et qui nous concerne aujourd’hui encore. Et — ici ça semble se compliquer pour les questionneurs — ainsi l’annonçait déjà le Livre du prophète Amos (3, 2) : « Je vous ai choisis, vous seuls, parmi tous les peuples de la terre ; c'est pourquoi je vous demanderai compte de tous vos errements ».

*

Vous avez entendu l'appel de Dieu, souffrant avec son peuple, à travers le malheur, qui n'a aucun sens en soi, le malheur qui a frappé les Galiléens, comme celui qui a frappé les Judéens, et qui frappe encore aujourd’hui. Les malheurs qui nous frappent n'ont aucun sens en soi, ils sont toujours absurdes. Mais ceux qui se tournent vers Dieu, à l’appel de Jésus, apprennent à y entendre que lui seul, souffrant auprès de nous, peut nous entendre, nous consoler, nous accueillir, nous envoyer, espérer de nous, espérer en nous.

C'est encore là ce que signifie l'histoire du figuier stérile. Ceux qui se réclament de l’alliance avec Dieu sont encore appelés à porter le fruit de la promesse — comme le figuier de la parabole. C'est-à-dire écouter l’appel de Dieu, l’entendre, lui obéir…

Tandis que la voix de Dieu perce depuis les difficultés et les épreuves du hasard, voire les plus terribles, que nous recevons.

Que fait Dieu ? Il pleure avec nous, comme la pluie qui arrose le figuier, en silence, du cœur du fumier de notre souffrance.

Tournez-vous vers Dieu, dit Jésus, pour comprendre que quand tout est obscur, Dieu reste proche de nous, espérant encore voir le fruit de sa promesse de bonheur, espérant encore en nous.

*

S'il est vrai que « les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre l'Église », il serait illégitime de se prévaloir de cette promesse pour se croire garantis de toute difficulté. Nous pouvons être bouleversés par diverses choses incompréhensibles, comme l'histoire en a toujours connu de terribles, au grand scandale des victimes… Bouleversées par ce qui peut être, et a souvent été, de grandes douleurs.

Mais cela n'empêche pas la promesse d'être fiable. L'appel qui est dans le nom caché, qui n’a rien à voir avec les idoles — surtout sanglantes, descendantes de Baal qui voulait des victimes, des sacrifices humains — ; l’appel qui est dans son nom que Dieu a manifesté à son peuple ; cet appel est par-dessus tout appel à se tourner tout à nouveau vers Dieu, avec confiance.

Aujourd'hui encore, Dieu manifeste sa patience envers son figuier, non pas pour qu'il occupe la terre, s'en nourrisse, en tire le suc, puis retourne à la terre sans avoir fait autre chose que recevoir plaisirs, et douleurs, parfois immenses ; mais pour qu'il porte ce fruit qui est d’être une bénédiction pour tous autour de lui. Pour que germe la justice, la paix vraie et la joie pour tous, si nombreux, qui en sont privés, qui n’en savent pas la source. Un appel à enrichir le monde, chacun à notre mesure, à notre humble mesure, dans la confiance au Dieu qui nous accompagne. Un appel pour chacun de nous, comme seule réponse concrète face à la douleur du monde qui est le nôtre.


R.P., Châtellerault, 28.02.16


dimanche 21 février 2016

"Écoutez-le"




Genèse 15, 5-18 ; Psaume 27 ; Philippiens 3, 17 – 4, 1 ; Luc 9, 28-36

Luc 9, 28-36
28 Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier.
29 Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea et son vêtement devint d’une blancheur éclatante.
30 Et voici que deux hommes s’entretenaient avec lui ; c’étaient Moïse et Élie ;
31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem.
32 Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil ; mais, s’étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui.
33 Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit : “Maître, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie.” Il ne savait pas ce qu’il disait.
34 Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient.
35 Et il y eut une voix venant de la nuée; elle disait : “Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le !”
36 Au moment où la voix retentit, il n’y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu.

*

Que faisait le diable lors de la tentation au désert ? Il essayait de conduire Jésus à renoncer à son humanité et à se montrer dans sa seule gloire céleste. À partir de là, Jésus ayant résisté, il est acquis que son ministère se déroulera dans le secret quant à sa gloire, dans l’anonymat.

La Transfiguration est le moment où trois disciples reçoivent le privilège de voir lever un instant ce secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père. Secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques.

Mais alors, cela aurait-il rendu Dieu visible ? Dieu dévoilé en Jésus dans la Gloire : est-ce ce que signifie la rencontre de Jésus ressuscité au dimanche de Pâques, ou au jour de la Transfiguration ? Puisqu’ici il n’est plus question de connaître selon la chair, pour le dire avec Paul.

Dieu — esprit (Jean 4) —, que nul n'a jamais vu (Jean 1) serait-il devenu donc devenu comme visible, ou imaginable ? Puisque, comme chrétiens, nous confessons avoir connu Dieu dans l’humanité du Christ, la gloire céleste du Fils de Dieu serait-elle donc devenue visible dans l’humanité visible du Christ ?

Ne serait-ce alors pas là la satisfaction de notre tentation de voir Dieu ? Déjà dans l’Exode, à Moïse : « fais-nous des dieux qui marchent devant nous » ! Cela ne correspond-il pas d’ailleurs à la tentation essentielle de Jésus lui-même : rendre Dieu visible en levant le voile de son humanité et en se montrant dans sa seule gloire céleste ? C’est bien le cœur de sa tentation au désert ! « Montre-toi comme tu es, Fils éternel de Dieu ! » Or, Jésus a résisté : quant à sa gloire, son ministère se déroulera dans le secret, dans l’anonymat.

Que nous dit alors la Transfiguration par ce dévoilement d’un instant ? Elle nous dit que l’humanité, à laquelle Jésus n’a pas voulu renoncer, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision.

L’humanité de Jésus est l’humanité du Fils de Dieu, l’humanité en laquelle Dieu nous rencontre, l’humanité même de Dieu ! Mais ça, c’est tout de même troublant, d’autant que cela bouleverse notre humanité propre. Où apparaît alors pour nous la tentation d'avoir quand même prise sur lui ; connaître le Christ « selon la chair ». En d’autres termes, vouloir un Christ à notre mesure — contre ce qu’en dévoile la Transfiguration.

C’est la même leçon que tire de la Transfiguration la seconde Épître de Pierre : « ce n’est pas en nous mettant à la traîne de fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la venue puissante de notre Seigneur Jésus Christ, mais pour l’avoir vu de nos yeux dans tout son éclat. Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit: “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir.” Et cette voix, nous-mêmes nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 Pierre 1, 16-18).

Cela n’empêchera pas de voir prospérer ce désir récurrent d’un Christ « selon la chair ». C’est ainsi que les Christ à notre image vont foisonner. Un Christ accessible non seulement à nos yeux, mais jusqu’à l’analyse de nos laboratoires de recherche, voire de nos scalpels.

Des chrétiens parmi les chercheurs se réjouissent même de trouver — disent-ils —, des traces nombreuses du Jésus de l’Histoire ; à partir desquelles se dessinent régulièrement des portraits et autres « biographies », distinctes des Évangiles, dans des ouvrages promis au statut de best-sellers, preuve que leur souci est aussi largement celui du grand public.

Que font-ils, ces biographes ? Comme tous les auteurs, mais ici par le détour par Jésus, ils parlent d’eux-mêmes. Et foisonnent les Christ, toujours au goût, à la mode du jour.

D’autres parmi les chercheurs, parmi les non-croyants ceux-là, ont en revanche pour projet de mettre en question le christianisme : eux aussi parlent d’eux-mêmes — et se réjouissent pour leur part qu’il y ait aussi peu de traces dans les Évangiles de ce Jésus dit « de l’Histoire » distinct du Christ de la foi — c’est un euphémisme : il n’y en a pas !… On n’a de récits que des Évangiles. C’est dans cette ligne-là que tout un courant de l’historiographie soviétique avait beau jeu de carrément mettre en doute l’existence de Jésus… Ces auteurs parlaient d’eux-mêmes, eux aussi, bien sûr. Aujourd’hui ces mises en doutes sont, malgré un effet de retour, considérées quand même comme dépassées. Mais les traces d’un personnage historique, distinct des récits évangéliques ? — me direz-vous. Eh bien, on n’en a évidemment toujours pas. Rien en tout cas qui permette de faire un portrait ! C’est au point que des auteurs à la mode renouent aujourd’hui avec ledit courant de l’historiographie soviétique, en rescapés de la méthode apparemment… pour nous expliquer qu’il n’y a de Jésus que mythique.

Quoique aujourd’hui, (à part dans ce courant à la mode) on ne se demande plus s’il a vraiment existé ; mais on aimerait cependant souvent en savoir un peu plus…

« Nous ne connaissons plus selon la chair », écrit Paul — sous-entendu : depuis sa résurrection. Or, tous les textes évangéliques ont été écrits après la Résurrection.

C’est cela que nous disent les récits de la Transfiguration, celui de Luc (ou Matthieu et Marc) ou celui de Pierre : ce Jésus que vous avez côtoyé n’est autre que le Fils éternel de Dieu. « Écoutez-le ». Écoutez-le aujourd’hui, précisera l’Épître de Pierre dans les Écritures : « nous avons la parole des prophètes qui est la solidité même ».

*

Revenons donc à la Loi et aux Prophètes. Ils ont désigné Jésus depuis le commencement. Voilà ce dont se souviennent Pierre et les Évangiles. La Loi et les Prophètes, à savoir Moïse et Élie dans le récit de la Transfiguration selon les Évangiles.

Le récit de la Transfiguration est profondément enraciné dans la mémoire du Sinaï (cf. Exode 24) : la montagne (Ex 24, 1 & 12-13), les six jours (Ex 24, 16), les trois personnes : Aaron, Nadav et Avihou (Ex 24, 1 & 9), la nuée et la voix (Ex 24, 15-17)… Derrière cette histoire, il y a le rappel du Sinaï où Moïse est médiateur de la Loi, la Torah. Et comme pour la Torah, ce qui est en bas renvoie à ce qui est en haut. Un tabernacle terrestre, ainsi le rappelle l’Épître aux Hébreux, signe d’un Tabernacle céleste contemplé par Moïse. En bas : trois disciples. En haut, trois figures célestes : Jésus, Moïse et Élie. Moïse et Élie, « la Loi et les Prophètes » — c'est-à-dire la Bible. Et entre les deux, le Fils de l’Homme qui est dans les cieux, en haut ; — et en bas, un projet de tabernacles, de tentes (selon que, Jn 1, 14, « il a “tabernaclé” parmi nous »).

Et au Sinaï qu’en est-il de ce qu’on voit ? — : une voix, une voix que le peuple voit : « vous avez vu la voix de Dieu », est-il dit au peuple au Sinaï. Et aussi, on peut le remarquer, la voix et la présence d’Élie orientent aussi vers l’attente du Messie à la fin des temps, selon le livre du Prophète Malachie. Les visions du Prophète Daniel sur la venue du Royaume. Plusieurs d’entre vous ne mourront pas avant d’avoir vu le Royaume disait Jésus juste avant la Transfiguration.

Alors, qu’ont-t-il retenu finalement, les trois disciples ? Pas grand chose de visualisable. Une Parole : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! »… Et quant à la vision proprement dite, le récit de l’épisode marque rien moins qu’un embarras : pour parler de la blancheur éclatante de la lumière, on n’a de mot que blancheur éclatante, lumière. Pour fixer leur bonheur, comme si c’était possible, les disciples n’ont d’autre idée que de dresser des tentes ! Et pourquoi pas : on peut imaginer qu’ils pensent aux tabernacles de la fête du même nom — référence à l’Exode (ainsi donc Jean 1, 14 : « il a “tabernaclé” parmi nous »).

Mais la présence du Fils de Dieu ne se fixe pas. Il faudra redescendre de la Montagne. Où le texte fait apparaître que les disciples sont tout de même à côté de la plaque !

Et pour cause : ils sont de la terre. Ils se trouvent en présence de celui qui manifestement vient du ciel, qui provient d’au-delà de l’Histoire et dont la Loi et les Prophètes ont parlé et parlent encore, celui auquel toute l’Histoire biblique, de Moïse, les commencements, à Élie, celui qui vient à la fin, ne cesse de renvoyer ; celui qui est au-delà de l’Histoire du commencement jusqu’à la fin, et qui est en ces jours au milieu d’eux, dans leur histoire. Il ne nous est pas donné pas d’autre Jésus de l’Histoire que celui-là.

*

Ce Jésus-là n’est autre que le Ressuscité. C’est ce qu’ont compris les disciples, plus tard. C’est bien le Ressuscité qui leur est apparu ce jour-là, avant même la crucifixion, celui qui demeure dans le sein du Père dans toute l’Éternité, celui en qui vient le Royaume ; qu’ils ont donc contemplé dans la Gloire avant même leur mort.

Et on a retenu la voix qui a retenti : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! ». Écoutez ce que Dieu vous dit par lui. Déjà le Royaume est à l’intérieur de vous… Ne restez pas sur Mont de la Transfiguration. Allez suivre le Ressuscité sur les routes où il vous précède. Et c’est ce que Jésus va leur montrer par l’épisode, miraculeux, qui suit et qui se conclut par cette parole, alors que tous s’enthousiasment : « Écoutez bien ce que je vais vous dire : le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes. » — « Mais, poursuit le texte, ils ne comprenaient pas cette parole ; elle leur restait voilée ». Qu’il est dur de descendre du Mont de la Transfiguration. Mais Jésus lui-même en est descendu. À nous de le suivre à présent.

Alors nous sommes l’objet même de la prière de Jésus lui-même. Jean 17 : « c’est pour eux que je prie — les Apôtres. Et aussi ceux qui auront cru par leur parole, la parole des Apôtres » : « celui-ci est mon Fils élu, écoutez-le » !


RP, Poitiers, 21/02/16


dimanche 14 février 2016

La tentation au désert




Deutéronome 26, 4-10 ; Psaume 91 ; Romains 10, 8-13 ; Luc 4, 1-13

Luc 4, 1-13
1 Jésus, rempli d'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était dans le désert, conduit par l'Esprit,
2 pendant quarante jours, et il était tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim.
3 Alors le diable lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain."
4 Jésus lui répondit: "Il est écrit: Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra."
5 Le diable le conduisit plus haut, lui fit voir en un instant tous les royaumes de la terre
6 et lui dit: "Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'il a été remis et que je le donne à qui je veux.
7 Toi donc, si tu m'adores, tu l'auras tout entier."
8 Jésus lui répondit: "Il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte."
9 Le diable le conduisit alors à Jérusalem; il le plaça sur le faîte du temple et lui dit: "Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas;
10 car il est écrit: Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder,
11 et encore: ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre."
12 Jésus lui répondit: "Il est dit: Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu."
13 Ayant alors épuisé toute tentation possible, le diable s'écarta de lui jusqu'au moment fixé.

*

Quarante jours… « Lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim ». On pourrait se dire : après quarante jours, pas étonnant ! Voilà un signe tout simple de l’humanité du Christ, qui dépend de Dieu seul, dans une vie humaine qui réclame naturellement, comme toute vie humaine, d’être sustentée.

Quand Jésus est la manifestation, dans une vie humaine, de celui qui existe avant que le monde soit, de celui par qui le monde subsiste, ce simple… « constat » : « il eut faim », dit concrètement son humanité, et par contrecoup, la nôtre !

« Alors le diable lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain." » Alors que le constat de l’humanité de Jésus vient d’être posé — « il eut faim » —, le diable lui propose d’emblée de la court-circuiter ! Ce qui du même coup court-circuiterait sa mission — qui est que le Fils de Dieu rejoigne l’humanité dans tout ce qui la constitue, de la naissance à la mort, pour faire accéder cette même humanité à la mémoire perdue de son éternité.

Et c’est à ce point que le constat « il eut faim », dit aussi beaucoup sur notre humanité — et sur l’humilité de notre humanité. Voilà que nous avons été constitués, comme êtres de chair, semblables aux animaux, aux autres animaux. L’acceptation de cela fonde une part importante de la responsabilité des êtres humains vis-à-vis du reste de la Création, notamment animale. Et par là-même, l’acceptation de cela dit cet aspect bizarre de ce qu’est un être humain. Fait d’humus — selon l’étymologie commune d’homme et d’humble.

Au point que l’on est fondé à penser que c’est justement cela qui a révolté le diable, cet acte divin contre-nature apparemment : mettre, en quelque sorte, un esprit angélique, celui de l’humain, dans une créature de chair et de poils — bref un animal !

Troublant : qu’attaque précisément le diable en tentant Jésus ? Les contraintes animales de sa condition : il a faim ! Scandale concret d’un estomac qui gargouille : nous voilà bien loin de l’esprit pur, sans parler de la divinité ! Alors de grâce, "si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain." Tentation troublante, d’autant plus qu’elle est raisonnablement humaine : tout au plus le diable invite-t-il Jésus à ne plus avoir faim !

Et Jésus lui répond précisément en rappelant ce en quoi le pain est l’expression matérielle, comme le signe dans la matière, de ce que toute créature, fut-elle créature spirituelle, vit de la parole de Dieu. Ce faisant le Fils de Dieu rappelle en citant la Bible que cette règle vaut pour toute l’échelle, toute la hiérarchie de la Création : que cela s’exprime par la faim de pain ou par la faim de vérité, toute créature vit de ce qui sort de la bouche de Dieu.

Et lui est venu racheter la Création entière, avec l’être humain — chargé par là-même de sa responsabilité vis-à-vis de toute la Création matérielle, depuis l’animal jusqu’au minéral. Humilité de la condition qu’est venu partager Jésus : il eut faim. Et la prise de conscience de cette humilité et des responsabilités qui y sont afférentes est bien le sens du jeûne.

D’où, par parenthèse, le côté redoutable d’une pratique devenue rituelle, et qui risque par là d’être vidée de son sens. Les réformateurs de tout temps l’ont bien perçu. Les Réformateurs du XVIe siècle bien sûr, qui ont préféré que l’on se garde de cette habitude rituelle pour venir à sons sens, mais pas eux seuls : Les Réformateurs rejoignaient en cela d’autres réformateurs, comme Ésaïe — rappelant ce sens du jeûne : « Voici le jeûne que je préconise : détache les chaînes de la méchanceté, dénoue les liens du joug, renvoie libres ceux qu’on écrase, et que l’on rompe toute espèce de joug ; partage ton pain avec celui qui a faim et ramène à la maison les pauvres sans abri ; Si tu vois un homme nu, couvre-le, Et ne te détourne pas de celui qui est ta propre chair. » (Ésaïe 58, v. 6-7).

C’est encore ce que rappellera Jésus invitant à un jeûne caché, sans rite visible, de façon à ce que sa signification ne soit pas annulée par un côté record d’ascèse qui risque toujours d’apparaître en biais dans la pratique des champions de l’abstinence — « Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites: ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage, pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est là dans le secret » (Matthieu 6, 16-18). Jésus lui-même, a donc jeûné au désert, pas en public, et finalement, rejoignant par là-même la condition humble, de l’humanité faite d’humus… il eut faim.

*

Alors, puisque Jésus est le rédempteur de cette humanité dont la condition lui vaut un estomac qui gargouille, et puisqu’il entend ne pas s’y dérober ; puisque par ailleurs cette condition constitue les êtres d’esprit sous du poil que sont les humains en médiateurs à l’égard de toute la Création matérielle ; puisque enfin — le diable l’a bien compris — Jésus est venu en rédempteur de cette Création-là, à commencer par la créature humaine ; puisqu’il est le chef de file de cette humanité, bref le Messie — qu’il entre tout de suite dans le règne qui est sien !

Qu’il entre dans sa souveraineté de droit sur un monde qui pour lors est bel et bien dans une situation de soumission à l’égard du diable. C’était évident à l’époque pour quiconque ne vivait pas au désert — et Jésus n’y a pas passé sa vie. C’est encore plus évident aujourd’hui : il suffit d’allumer la télévision ou d’ouvrir un journal pour savoir que le diable a soumis toute la Terre.

Alors, puisque tout cela m’appartient, dit-il, tu n’as qu’à me le demander et je t’introniserai immédiatement dans ton règne messianique : à nous deux, nous ferons du bon boulot. Moi en chef d’État, et toi en Premier ministre.

Ça te demande certes un geste d’allégeance : prosterne-toi donc et adore-moi — un geste d’allégeance certes, mais qui t’évitera bien des tracas : tu assumeras, sans te compliquer la vie en passant par le détour d’une histoire douloureuse, tes responsabilités de chef des créatures de chair et de poil, puisque tu sembles tenir à cette condition !

Jésus préfèrera alors, le règne humble, invisible, du vrai Dieu, au fracas de la gloire médiatique et au pouvoir immédiat que lui propose celui qui règne si évidemment — à ce plan-là, illusoire et menteur ! le diable…

*

Alors, puisqu’il semble si sûr du Dieu invisible, dont le règne ne se voit pas, qu’il me montre donc, suggère le diable, qu’il montre donc cette confiance en celui qui le protège jusqu’au cœur des échecs — jette-toi en bas, voyons si tu est vraiment le compagnon des anges.

Et Jésus révèle alors, comment sous la chair, s’établit la dimension spirituelle de l’humanité : de façon cachée. Pour l’humanité, la relation avec Dieu, la participation à la dimension spirituelle de la Création se vit sans fracas, sans grand signe, sans même se voir, par la foi seule : « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Jésus ne cèdera pas à tentation de rendre Dieu visible pour une Création matérielle qui ne le voit naturellement pas.

À ce point, le diable reviendra à l’attaque, plus tard, au « moment fixé » (v. 13) : au jour du retour du diable vers Jésus lors de son agonie et sa mort, qui dévoile l'illusoire des propositions du menteur qui prétend avoir tout pouvoir. Ce qui est déjà dévoilé par le refus de Jésus de sauter en bas du Temple est à nouveau refusé par son refus de sauter en bas de la Croix, ou de faire intervenir les armées d’anges capables de le garder de toute chute. Alors Dieu est pleinement manifesté comme étant le Dieu caché, caché derrière l’humilité de la croix d’un homme qui meurt.

*

Récit étonnant où Jésus est présenté pour nous comme faisant l’inverse de ce à quoi on s’attendrait. Nous sommes en proie nous aussi, à notre mesure, en permanence à ces tentations-là. Un diable tel un tel génie qui nous proposerait trois vœux — en général c’est le nombre —, quelle réponse ? Le plus raisonnable, imagine-t-on, est de lui demander… ce qui semble si souhaitable : pleine forme, prospérité, réussite. Exactement ce que le diable propose à Jésus — et qu'il refuse.

Non pas que cela soit mauvais en soi, mais cela ne se reçoit que de Dieu seul et dans le respect de ses préceptes. C’est cela, la condition des êtres de chair que nous sommes.

Nous voilà responsables d’accepter notre condition humaine et ses limitations comme Jésus les a acceptées pour nous… et de vivre par la foi seule selon la parole de celui que, dans la situation qui est la nôtre, on ne voit pas. C’est comme cela que se rachète le monde.


R.P. Poitiers, 14.02.16