dimanche 25 décembre 2016

Noël : entre l'immensité et l'infime




Ésaïe 52.7-10 ; Psaume 98 ; Hébreux 1.1-6 ; Jean 1.1-18

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.
6 Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean.
7 Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui.
8 Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière.
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.
11 Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont point reçue.
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
13 (1-12) lesquels sont nés, (1-13) non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.
14 Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père.
15 Jean lui a rendu témoignage, et s’est écrié : C’est celui dont j’ai dit : Celui qui vient après moi m’a précédé, car il était avant moi.
16 Et nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce ;
17 car la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.

*

Au début du récit de la Genèse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut »... En écho et relecture — « Au commencement était la Parole — "Dieu dit" —, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »… Les hommes : vers la fin du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…

« La vie était la lumière des hommes » : aux origines la lumière, et presque au terme du récit… les hommes — Genèse 1, 26-28 : « Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre, et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre." Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : "Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre, et dominez-là. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et toute bête qui remue sur la terre !" »

Une Création bouleversante, sur laquelle s'étonne déjà le Psaume 8 :
3 Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, La lune et les étoiles que tu as créées :
4 Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? Et le fils de l’homme, pour que tu prennes garde à lui ?
5 Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, Et tu l’as couronné de gloire et de magnificence.
6 Tu lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains, Tu as tout mis sous ses pieds.

*

« Quand je contemple les cieux » : c'est peu de le dire au temps du Psalmiste ! Aujourd'hui, on estime que l'Univers observable compte quelques centaines de milliards de galaxies de « masse significative », c’est-à-dire contenant quelques centaines de milliards d’étoiles. Ce nombre n’est toutefois pas limitatif, puisque le nombre d’étoiles des galaxies dites « naines », c’est-à-dire ne comptant « que » quelques millions d'étoiles, est difficile à déterminer du fait de leur masse et de leur luminosité « très faibles », et qu’en outre d’autres, trop lointaines, échappent à notre observation.

L'Univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies. Bref, quelques centaines de milliards de galaxies de masse significative sans compter les galaxies moins grandes, et donc plus difficilement observables, et les autres qui nous échappent !

Notre galaxie, la Voie lactée, est une des centaines de milliards de galaxies observables, et de masse dite « significative ». La Voie lactée a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Le soleil est une des centaines de milliards d’étoiles de cette galaxie, elle-même une parmi quelques centaines de milliards de galaxies semblables observables. Le soleil est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous nous questionnons sur tout cela aujourd’hui.

Lorsqu’on lit de nos jours : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre », on est renvoyé, en tout cas pour la partie visible « des cieux et la terre », à cette dimension-là des choses. Voilà qui met les choses en perspective, et qui semble bien vertigineux en regard de nos préoccupations ! Troublant en un sens, car on pourrait se dire, en considérant ce que je viens d’essayer de résumer très brièvement, que tout ça est le fait du hasard, la vie terrestre un mini-bouillon de culture hasardeux dans l’Univers.

*

… Mini-bouillon de culture débouchant sur une civilisation humaine. Puisque donc il y a une civilisation terrestre, et puisqu’on y parle de Dieu, à l’origine de tout ce qui existe et dévoilé comme tel aux êtres humains qui ont développé, outre une civilisation humaine, pas mal de réflexions sur ces questions, posons-nous, en toute humilité, la question de ce que nous faisons ici.

*

Une tradition du judaïsme envisage qu’avant d’en venir à la Création que nous connaissons, avec des êtres humains qui travaillent, se reposent, s’agitent, se marient, procréent etc., Dieu a fait une série d’essais finalement non-concluants. C’est parmi ces essais que certains modernes placent par exemple l’ère des dinosaures… On pourrait y voir aussi l'infini des galaxies, et leur point de départ dans le Big bang !...

Mais laissons les dinosaures et les galaxies, pour simplement poser la question des essais en question, en rapport non plus avec un lointain passé de notre planète, mais en rapport avec la dimension apparemment infiniment minuscule de celle-ci dans l’univers.

Dans l’hypothèse « essai », façon laboratoire de la Création, l’infiniment minuscule pourrait ne l’être pas tant que ça ! Une des avant-gardes d’un projet à l’échelle du projet de Dieu, plus vaste que l’Univers. Selon la Bible, Dieu a toujours procédé comme ça. De l’infime… Un individu, un couple : Abraham et Sarah, d’où part une Alliance qui va emporter la Création, à commencer par être en bénédiction à une échelle plus que surprenante, bénédiction pour toutes les nations…

Et vint Jésus, d’abord cet enfant inconnu dans une obscure étable, cela dans une obscure province éloignée aux marges de l’Empire romain, ce moment de l’histoire infime de cette infime planète dans l'Univers.

Et si l’expérience humaine — cette sorte de laboratoire — était de cet ordre, dans le projet de Dieu — trouvant son aboutissement en cet enfant — bientôt ressuscité — en qui la parole créatrice, la lumière des origines, nous rejoint alors — parole faite chair ? Où ce qui se vit de minuscule peut prendre une signification surprenante ! Dévoilement de Dieu comme celui qui est autre, dans une gloire inaccessible, et qui est notre vis-à-vis — donné dans la plus humble des humilités.

*

C'est de cette façon que dans un coin infime de l’Univers, est donné à notre foi dans un enfant naissant dans la plus humble des humilités, parole de lumière faite chair, ce qui est de l’ordre du dévoilement du projet qui est à l’origine de l’Univers. Là est donné de façon mystérieuse le cœur du projet des origines, précédant la création des univers.


RP, Châtellerault, Noël, 25/12/16


samedi 24 décembre 2016

Noël, un presque rien pour le salut du monde




Ésaïe 7, 10-17 ; Psaume 24 ; Matthieu 1, 18-25

Matthieu 1, 18-25
18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit saint.
19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement.
20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit saint,
21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés."
22 Tout cela arriva pour que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète :
23 Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : "Dieu avec nous".
24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse,
25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

*

Voilà un récit qui nous met en butte à l’inexplicable. Mais précisément, c’est le Dieu de l’inexplicable que Jésus nous fait rencontrer comme Dieu de l'Alliance.

Ce récit de Noël de l'évangile de Matthieu, si connu, nous dit tout d'abord que la contribution de Joseph à la grossesse de Marie, se résume à un mot : rien… à partir duquel Dieu crée notre part dans l’Alliance.

Joseph n'y est pour rien, nous dit Matthieu. Ce pourquoi il envisage de rompre : rappelons qu'à l'époque, les fiançailles étaient déjà une alliance, que normalement on ne rompait pas. C'était déjà un mariage, en quelque sorte, d'où le « Joseph son époux [de Marie] (v. 19 ; cf. v. 20 & 24) ». On était déjà promis l’un à l’autre, et cela ne se rompait pas. Cela dit, il était inconcevable qu'avant le mariage proprement dit, le fiancé s’approche de sa promise. D'où le problème qui se pose à Joseph : s'il ne rompt pas, on va le soupçonner lui de — comment dire ?… de s'être approché, et d’avoir… manqué de respect à sa promise ; ou alors, plus probablement, d'avoir été trahi !… Mais s'il rompt, il expose Marie à l'humiliation publique, et par là-même à un avenir des plus sombres : ce que Joseph veut lui épargner. Il envisage donc une voie moyenne : la rupture secrète. C'est un « homme de bien », dit le texte, précisément un « juste », à savoir, selon le judaïsme, un homme qui applique la loi de façon humaine.

C'est un ange, perçu en songe, qui le retient de mettre son projet de rupture à exécution. (Joseph nous sera montré trois fois dans son sommeil rencontrant des anges. Le songe est le lieu de communication entre notre monde et les mondes supérieurs.) Joseph accepte la parole angélique ; et fait confiance à Marie. La parole mystérieuse de son songe rejoint l'espérance de la venue prochaine du Messie, sauveur du peuple — porteur de la paix et du salut pour son peuple — « c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Et voilà que c'est à lui qu'il est confié, selon l'ange du songe. C'est alors un Joseph reconnaissant qui, à son réveil, obéit à la vision et reconnaît l'enfant — qu'il nommera selon le songe — Jésus.

Revenons à présent à notre « rien » de départ : Joseph n’est pour rien à ce qui lui arrive, il n’a rien apporté. Mais c'est justement de là que tout va s'ouvrir. D'où il recevra en abondance ! Qu’est-ce que Joseph, en effet, reçoit de Dieu ce jour-là ? Jésus. Comme le nom même de Jésus l’indique (1, 21), il porte le shalom du Seigneur ; le nom Jésus signifiant « le Seigneur sauve » ; cet enfant est lui-même, venue en chair, notre paix : le projet de Dieu pour nous.

Alors, quant au « rien » de Joseph, il commence à prendre forme, si l’on y regarde bien. Joseph a reconnu, adopté Jésus comme son enfant — c'est ce qui fait la vraie paternité, pour chaque père. Voilà déjà qui est moins rien… Et voilà qui nous rejoint tous. Or recevoir, comme Joseph l’a reçu, ce don miraculeux de Dieu, c’est cela être sauvé. C'est de cela qu’il s’agit pour nous aussi. Adopter le salut de Dieu, son projet pour nous — pour que s’accomplisse la promesse selon laquelle Dieu sera avec nous : Emmanuel, promesse d'Alliance.

*

Joseph, nous dit Matthieu, n'est pour rien dans ce que Dieu lui confie. Il y reconnaît simplement, instruit par la parole angélique, un don immense, qu'il ne pourra pas rembourser, et qu'il offre alors au monde, silencieusement. Matthieu répond ici à Luc qui (ch. 2) nous montre Marie acceptant déjà, en « méditant ces choses dans son cœur », le don de son enfant, de l'enfant de Dieu, au monde — « une épée te transpercera l'âme », lui annoncera au temple le prophète Siméon.

Rien donc : pour Joseph, et pour nous, adopter, recevoir, simplement. Un rien, mais qui n’est finalement pas si « rien » que ça — presque rien, mais chargé de la puissance de Dieu. Comme Joseph ne peut rien, rien du tout, à la venue de celui qui demeure auprès de Dieu avant même sa propre naissance ; comme ce rien prend sens, un rien déjà lourd de sens pour Joseph : adopter le Fils de Dieu — nous ne pouvons rien non plus à ce que nous recevons de Dieu. Mais Dieu montre rétroactivement ce que, sans le qu'on le sache, contient ce rien : il est ce à partir quoi Dieu crée le monde, et crée le monde pacifié et nouveau.

*

On voit bien ce qu’a reçu Joseph au bout du compte. Joseph a reçu énormément. Il a reçu celui qui est le salut, le libérateur de toutes les dettes et esclavages, celui qui libère le peuple, le sauve de ses péchés, celui qui est la paix de Dieu. Cette paix appelée à se répandre en ce monde, pour se déployer en vie éternelle. C'est lui, celui qui vient, qui est la paix, la lumière et la Parole de Dieu, notre vie éternelle, le projet d'Alliance de Dieu pour le monde et pour nous.

Joseph a ainsi vu multiplier jusqu’à nous les effets de son rien, ou presque rien, ce seul « oui » de la foi, au fond la confiance en la parole qui lui a été adressée : « ne crains pas » ; un accueil qui est lui même don de Dieu. Joseph a donc peu, en apparence, et rien à lui : il n’a que sa confiance en ce que Dieu peut faire du « rien » qu’elle lui permet d’offrir… Un « rien » chargé d’un infini de richesse, dans le shalom de la paix et du salut du monde.

*

Au départ la parole de l’inexplicable, celle donnée à Joseph. Mais précisément, c’est le Dieu de l’inexplicable que Jésus nous fait rencontrer. Le Dieu de l’inexplicable fait entrer son fils dans le monde via le presque rien qu’est le « oui » de la foi, un « oui » reconnaissant de se voir, pour Joseph, confier le Sauveur du monde, un « oui » de la foi, lui-même don de la grâce. Entre dans le monde ce fils qui est est la paix du monde et dont la parole s’étend au monde entier à présent par l’intermédiaire du rien, le « oui » confiant de la foi, que nous apportons devant Dieu, que nous plaçons en lui.

À nous d’apporter à notre tour notre rien, qui, repris par Dieu, n’est rien moins que le matériau par lequel il déploie sa force créatrice et la promesse d’Alliance du monde nouveau, enfin pacifié.


RP, Poitiers, Veillée de Noël, 24.12.16


dimanche 18 décembre 2016

“Portails éternels, élevez vos linteaux”




Ésaïe 7, 10-16 ; Psaume 24 ; Romains 1, 1-7 ; Matthieu 1, 18-25

Psaume 24
1 De David. Psaume.
Au SEIGNEUR la terre et ce qui la remplit, Le monde et ceux qui l’habitent !
2 Car c’est lui qui l’a fondée sur les mers Et affermie sur les fleuves.
3 Qui montera à la montagne du SEIGNEUR ? Qui s’élèvera jusqu’à son lieu saint ?
4 — Celui qui a les mains innocentes et le cœur pur ; Celui qui ne livre pas son âme aux choses vaines, Et qui ne jure pas pour tromper.
5 Il obtiendra la bénédiction du SEIGNEUR, La justice du Dieu de son salut.
6 Telle est la génération de ceux qui le recherchent, de ceux qui cherchent ta face, de Jacob !
7 Portes, élevez vos linteaux ; Élevez-vous, portails éternels ! Que le roi de gloire fasse son entrée !
8 Qui est ce roi de gloire ? — Le SEIGNEUR le fort et le héros, Le SEIGNEUR, le héros de la guerre.
9 Portes, élevez vos linteaux ; Élevez-les, portails éternels ! Que le roi de gloire fasse son entrée !
10 Qui donc est ce roi de gloire ? — Le SEIGNEUR, le tout-puissant : C’est lui, le roi de gloire !

Matthieu 1, 18-25
18 Voici quelle fut l’origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph; or, avant qu’ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint.
19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement.
20 Il avait formé ce projet, et voici que l’ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit: "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse: ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint,
21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés."
22 Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète:
23 Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit: "Dieu avec nous".
24 A son réveil, Joseph fit ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit: il prit chez lui son épouse,
25 mais il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

*

« Portes, élevez vos linteaux ; Élevez-vous, portails éternels !
Que le roi de gloire fasse son entrée ! »

« Ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint »
— est-il annoncé à Joseph concernant Marie.


Un Psaume de dédicace du Temple, tel est le Psaume 24 — en écho d’une réflexion de David sur le Temple à bâtir : « Tu vois, avait dit David au prophète Nathan, je suis installé dans une maison de cèdre, tandis que l'arche de Dieu est installée au milieu d'une tente de toile » (2 Samuel 7, 2).

On connaît la réponse de Nathan, qui concerne d’abord, apparemment, le fils de David Salomon et ses successeurs : « j'élèverai ta descendance après toi, celui qui sera issu de toi-même, et j'établirai fermement sa royauté. C’est lui qui bâtira une Maison pour mon Nom » (2 S 7, 12-13).

Un constructeur du Temple qui, apparemment, serait Salomon, fils de David. Et en effet, quant au Temple de pierre, il est bien attribué à Salomon, mais est-ce là la demeure de Dieu, quand Salomon confesse que les cieux ne peuvent le contenir (1 Rois 8, 27 ; 2 Chroniques 6, 18) ?

« Portes, élevez vos linteaux ; Élevez-vous, portails éternels ! Que le roi de gloire fasse son entrée ! » chante le Psaume 24, psaume de dédicace du Temple, car pour le Roi de gloire annoncé pour le Temple, les linteaux faits de mains d’hommes sont décidément trop bas !

Quel rapport avec l’annonce à Joseph ?

Joseph est de la descendance de David, précise Matthieu — « Joseph, fils de David » —, comme Salomon fils de David, qui donne un Temple au peuple.

Et Matthieu parle aussi d’habitation de Dieu, par l’Esprit saint au milieu de nous, au milieu du peuple, représenté en l’occurrence par l’épouse de Joseph, Marie : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint » — la voilà donc comme la demeure de l’Esprit saint ; comme figurant le Temple du Très-haut — ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint !

*

Le Psaume annonçait un Temple qui n’est pas fait de mains d’hommes : « Portes, élevez vos linteaux ; Élevez-vous, portails éternels ! Que le roi de gloire fasse son entrée ! »

Et puis, en Matthieu : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit saint ». Marie qui en vient à figurer la demeure de l’Esprit saint, le « lieu » où Dieu « demeure » ; comme en un Temple — si tant est que Dieu demeure en un lieu !

Car voilà une « demeure » qui n’est pas un lieu !

La parole annoncée à Joseph est alors reprise de la promesse. Et Marie en devient la représentante du peuple de la promesse, le peuple étant le « lieu » où Dieu réside. « Ils me feront un sanctuaire, et je demeurerai au milieu d’eux » précisait la Torah (Exode 25, 8). Car Dieu n’habite pas dans le sanctuaire, mais au milieu du peuple. Alors la promesse s’accomplit : voilà la fille du peuple, l’épouse de Joseph, réceptacle privilégié de la promesse.

Où l’enfant à naître sera donc à la fois l’héritier de la promesse d'Alliance faite à David — fils de David, maison de David —, mais aussi en un sens plus fort, que sous-tendent les textes sur la construction du Temple. Puisque la maison y est donnée comme n’étant pas faite de mains d’homme : « le Seigneur t'annonce que le Seigneur te fera une maison », annonçait à David le prophète Nathan.

Voilà que se préfigure le Temple éternel, annoncé bientôt par les disciples comme étant le corps de l’enfant à naître, le corps du Christ ressuscité.

« Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit saint... Elle enfantera un fils auquel on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : "Dieu avec nous". »

Pour qu’entre le roi de gloire, des portes faites de mains d’hommes sont décidément trop basses ! « Portes, élevez vos linteaux ; Élevez-vous, portails éternels ! Que le roi de gloire fasse son entrée ! »

*

La promesse d'Alliance concernant le Temple annonçait un autre roi à venir, qui le construirait, tout d’abord au sens le plus simple : « Salomon » bâtisseur du Temple — et, se profilant en perspective, le Messie promis, figure du roi de gloire du Psaume 24, Dieu.

De même que le double sens de la promesse concernait le constructeur du Temple — rappelons-nous : « ton fils » construira le Temple, selon la promesse de Nathan à David, et le Seigneur selon le même texte.

Ainsi d’une part, 1 Rois 5, 5 : « Ton fils, celui que je mettrai à ta place sur ton trône, c'est lui qui bâtira cette Maison pour mon nom ». Et d’autre part, 1 Chroniques 17, 10 : « J'ai soumis tous tes ennemis et je t'ai annoncé que le SEIGNEUR te bâtirait une maison » — c’est moi qui construirai ta maison !

Ainsi le nouveau roi à venir est présenté dans l’évangile comme étant Jésus, fils de David en vertu de son adoption par Joseph ; et il est présenté comme l’auteur du Temple, qui accomplit le double sens de la promesse. Jésus, comme fils de David et comme Fils de Dieu.

*

« Qui donc posséderait la force de lui bâtir une Maison, alors que les cieux et les cieux des cieux ne peuvent le contenir ? Et qui serais-je, moi, pour lui bâtir une Maison ? » (2 Chroniques 2, 6 / 2-5). « Est-ce que vraiment Dieu pourrait habiter avec les hommes sur la terre ? Les cieux eux-mêmes et les cieux des cieux ne peuvent te contenir ! Combien moins cette Maison que j'ai bâtie ! », disait Salomon (1 Rois 8, 27 ; 2 Chroniques 6, 18).

« Portes, élevez vos linteaux ; Élevez-vous, portails éternels ! Que le roi de gloire fasse son entrée ! »

*

Alors s’annonce le parallèle entre le Temple en passe d’être détruit par les Romains et la Résurrection de Jésus.

En Jean, Jésus disait à ses contemporains : «"Détruisez ce Temple et, en trois jours, je le relèverai." Alors ils lui dirent : "Il a fallu quarante-six ans pour construire ce Temple et toi, tu le relèverais en trois jours?" Mais lui parlait du Temple de son corps » précise le texte (Jean 2, 19-21). « Je vous le déclare, il y a ici plus grand que le Temple », affirmait-il dans Matthieu (Matthieu 12, 6).

Alors se dévoile toute une profondeur de signification : sa résurrection dévoile Jésus comme le Temple de Dieu. Jésus ressuscité est le lieu de la présence de Dieu, ce qui du coup, est vrai dès sa conception et sa naissance, comme le révèle la transfiguration — le montrant ressuscité avant même le dimanche de Pâques. Parole de Dieu, réceptacle de la parole de Dieu, Jésus est le Temple de Dieu de toute éternité, et dans son humanité, dès sa naissance, dès sa conception. Marie elle-même figure donc le Temple de Dieu ; en ce qu’elle a reçu en son sein le fruit de la Parole de Dieu.

Cela pour un nouvel élargissement de la promesse : le Temple de Dieu est tout le peuple de Dieu, à l’image de Marie, pourvu que comme elle il garde la parole de Dieu : « une femme éleva la voix du milieu de la foule (Luc 11, 27-28) et dit à Jésus : "Heureuse celle qui t'a porté et allaité !" Mais lui, il dit : "Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l'observent !" ».

C’est ainsi que Paul peut dire aux Corinthiens :
« Ne savez-vous pas que vous êtes le Temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » [...] « le Temple de Dieu est saint, et ce Temple, c’est vous. » (1 Corinthiens 3, 16-17).
« Ou bien ne savez-vous pas que votre corps est le Temple du Saint Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas? » (1 Corinthiens 6, 19).
Ou encore : « nous sommes, nous, le Temple du Dieu vivant comme Dieu l'a dit: Au milieu d’eux, j’habiterai et je marcherai, je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » (2 Corinthiens 6, 16).

Cela concerne chacun de nous, et donc l’Église : ainsi, poursuit Paul, « c'est en lui que toute construction de l’Eglise s'ajuste et s'élève pour former un Temple saint dans le Seigneur » (Éphésiens 2, 21).

Alors se scelle l’Alliance dans la promesse, telle qu’elle est renouvelée. « La première alliance a un rituel pour le culte et un Temple terrestre », selon l’Épître aux Hébreux (Hébreux 9, 1).

« Mais de Temple, écrit le prophète de l’Apocalypse, je n'en vis point dans la cité, car son Temple, c'est le Seigneur, le Dieu tout-puissant ainsi que l'agneau » (Apocalypse 21, 22). Il habite au milieu de son peuple.

Voilà un peu de ce que nous apprend ce texte de Noël, réalisation de la promesse d'Alliance faite à David. La lumière de Noël, en ce dernier dimanche de l’Avent, rayonne alors sur nous d’une toute nouvelle intensité. Que Dieu donne à chacun de nous d’accueillir aujourd’hui sa Parole, devenue tout proche de nous en Jésus et de devenir ainsi, à notre tour, Temple de Dieu et signe de sa présence pour ceux que nous côtoyons.


R.P., Poitiers, 4e dimanche de l'Avent, 18/12/16


dimanche 11 décembre 2016

"Qu’êtes-vous allés écouter au désert ?"




Ésaïe 35, 1-6 & 10 ; Psaume 146 ; Jacques 5, 7-10 ; Matthieu 11, 2-11

Matthieu 11, 2-17
2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples:
3 "Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ?"
4 Jésus leur répondit: "Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez :
5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ;
6 et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi !"
7 Comme ils s’en allaient, Jésus se mit à parler de Jean aux foules : "Qu’êtes-vous allés regarder au désert ? Un roseau secoué par le vent ?
8 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu d’habits élégants ? Mais ceux qui portent des habits élégants sont dans les demeures des rois.
9 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? Un prophète ? Oui, je vous le déclare, et plus qu’un prophète.
10 C’est celui dont il est écrit : Voici, j’envoie mon messager en avant de toi ; il préparera ton chemin devant toi.
11 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui.

12 Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le Royaume des cieux est assailli avec violence; ce sont des violents qui l’arrachent.
13 Tous les prophètes en effet, ainsi que la Loi, ont prophétisé jusqu’à Jean.
14 C’est lui, si vous voulez bien comprendre, l’Elie qui doit revenir.
15 Celui qui a des oreilles, qu’il entende !
16 A qui vais-je comparer cette génération ? Elle est comparable à des enfants assis sur les places, qui en interpellent d’autres :
17 Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ! Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine !

*

« Nous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ! Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine ! »

Aujourd’hui il s’agit, selon qu’ « il y a un temps pour tout », de se préparer dans le temps liturgique qui nous est donné — l’Avent, attente dans l’espérance de la joie de celui qui vient et que nous fêtons à Noël. Aujourd’hui aussi, mais en regardant un peu plus sur le manque, dans l’attente qui marque ce temps de l’Avent — il s’agit aussi de porter le deuil sur notre temps rebelle auquel viendra mettre fin la lumière que nous espérons.

Dans tous les cas, il s’agit d’être disponibles à Dieu qui nous a placés dans le temps avec ses saisons, ses contraintes, et ses joies. Accueillir Dieu où il se donne, comme il se donne.

Ce qui donne beaucoup à apprendre.

Apprendre, bien sûr, de la réalité de notre vie qui est comme un cycle signifié dans le déroulement des saisons liturgiques, jusqu’au temps de la rencontre qu’annonce aussi l’attente de Noël au cours de ce temps l’Avent.

Il y a là aussi cette leçon qui pourrait être amère sans la confiance en Dieu, que comme il y a des moments sombres et des moments joyeux dans nos célébrations et nos commémorations, il ne faut pas s’imaginer non plus que nos tentatives d’adaptation aux modes du jour, y compris en matière liturgique, soient suffisants à remplir les temples !

Comme au temps de Jean et de Jésus : « Nous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ! Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine ! » Ou : nous avons chanté des cantiques traditionnels et vous n’avez célébré Dieu dans la solennité ; nous avons composé de nouvelles chansons, plus rythmées, plus jeunes, et vous n’en avez pas moins fait la fine bouche.

Un temps pour manger et boire, le temps de la joie, avec Jésus, l’époux de la noce céleste, un temps pour le jeûne, avec Jean, le temps du repentir et du cheminement ! Un temps pour les cantiques solennels, un temps les chants plus balancés…

Dans tous les cas, rien qui satisfasse ceux dont la sagesse de Dieu, plus sage que les hommes, n’a pas creusé les oreilles. Or nous y sommes tous naturellement sourd à cette sagesse.

*

Cela vaut pour les saisons liturgiques qui nous élèvent hors des nœuds du quotidien, cela concerne aussi les saisons de la vie, où est descendu celui qui est venu dans la lourdeur du temps avec lequel il faut composer.

C’est cela aussi l’annonce de l’Incarnation. Jésus descendra dans la lourdeur du quotidien, dans les tortuosités de la vie, et il y entraîne quiconque sera appelé à le suivre.

Eh bien, là aussi, là d’abord, peut-être, il s’agit de recevoir la parole de Dieu. La recevoir là où elle nous est donnée, pour la voir germer en vie éternelle.

Au-delà des chants solennels ou des chants joyeux, il n’est de soif qui attire vraiment que celle de la parole de Dieu. Alors qu’êtes-vous allés voir au désert, ou au désert des temples en temps de vaches maigres ? Un chanteur à la mode ? Mais les chanteurs à la mode sont dans les palais des « pipols », pas au désert !

C’est bien un prophète qui s’est adressé à vous dans le désert, souligne Jésus ; et la façon dont il vous a traités d’engeance de vipère est de l’ordre de la parole de Dieu. C’est dans cette conscience là qu’on prépare la venue du Seigneur.

Et, savez-vous, au fond, son propos est sans doute d’en faire fuir le maximum, car c’est aujourd’hui le jour du combat qui ne sera remporté que par Dieu seul. Nous faisons la fine bouche devant la prédication d’une parole qui n’est pas à la mode, à notre mode, celle de nos danses et chansons ?

Eh bien c’est qu’il est temps de se tourner vers les païens dira l’Apôtre Paul. Eux écouteront !

Et comme en tous temps, le combat de Dieu suppose que Dieu seul est honoré, Dieu qui vient caché sous l’apparence d’un petit enfant. Lui seul doit être honoré par ses portes paroles, et pas eux : il faut qu’il croisse et que je diminue dira Jean le prophète.

C’est en ce temps que nous sommes. Le temps des combats de Dieu. Des temples ferment, nos caisses d’Église sont vides ? C’est le temps des combats de Dieu : ce n’est pas par votre force, pas par votre nombre, c’est par mon Esprit dit le Seigneur.

C’est aujourd’hui le temps du désert ? Nous avons chanté des chansons joyeuses et vous n’avez pas dansé, des chansons tristes et vous n’avez pas pleuré ? Mais qu’êtes-vous allés faire auprès de Jean ? Il n’y a là que parole de Dieu pour attirer les cœurs assoiffés. Il n’y a là pas de charme de chansons à la mode.

C’est ici le temps où Dieu se prépare une armée trempée dans la repentance que prêche Jean. Et comme en tous temps l’armée de Dieu doit être faible, pour que la force de Dieu seul soit reconnue. Comme au temps du combat de Gédéon, où Dieu diminue drastiquement l’armée de son combat spirituel pour que lui seul soit le maître d’œuvre, le temps où flûtes et chansons, tristes ou joyeuses ne suscitent que fines bouches, est peut-être celui où Dieu écrème son armée de tout ce qui n’est pas attiré par sa seule parole.

Qu’êtes-vous allés écouter au désert : un chanteur « pipol » ? Mais les chanteur « pipols » ne sont pas dans les lieux déserts, ils sont sur les plateaux-télé. Qu’êtes-vous allés écouter au désert ? Un prophète, « oui, et plus qu’un prophète. C’est celui dont il est écrit : Voici, j’envoie mon messager en avant de toi ; il préparera ton chemin devant toi », et cela par une prédication qui n’a rien pour chercher à séduire : « engeance de vipères, produisez du fruit digne de la repentance », la voilà sa prédication.

Et Jésus en rajoute aujourd’hui. Ce ne sont pas des paroles enjôleuses qui ouvrent le Règne de Dieu. Ce règne « ce sont des violents qui l’arrachent ». Oh pas de la violence de ce monde ! Lorsque la violence de Babylone menaçait Israël — Babylone, le pire des systèmes de l’époque, ce n’était pas l’Égypte, autre puissance, même moins inhumaine, dont les armes sauveraient Israël. On sait que le prophète Jérémie reprochera au roi d’Israël une vaine tentative d’alliance avec l’Égypte.

Gageons que la parole sur laquelle se fondait Jérémie lui avait appris que quand la force, peut-être indispensable parfois — il ne s’agit pas de le nier —, renverse un pouvoir total, si elle n’est pas fondée en Dieu, elle deviendra de toute façon tôt ou tard à son tour, par les idoles qu’elle adore, une nouvelle idole de puissance qu’il faudra combattre à son tour. L’histoire a cent fois montré cela.

C’est ainsi que dans le combat de Dieu, il ne s’agit pas de la violence de ce monde ! « Ce n’est pas contre la chair et sang que vous avez à lutter, mais contre des esprits de ténèbres ».

Comme cet esprit de séduction qui voudrait faire croire aujourd’hui que les temples se remplissent en courant après la mode, cet esprit d’engourdissement qui nous susurre : « paix, paix, et il n’y a point de paix ».

C’est aussi cela la préparation des chemins intérieurs du Seigneur de ce temps de l’Avent.

Sachant que c’est un prophète, et pas un chantre de séduction qu’il nous est donné de méditer, à chacun de nous de s’interroger, en son for intérieur. Je me crois trop faible, je me crois trop jeune, je me crois trop vieux. Je me crois insignifiant dans un peuple de croyants insignifiant, trop peu nombreux, etc. C’est juste ! Et figurez-vous que c’est cela que s’est dit chaque prophète, chaque témoin appelé par Dieu. Relisez Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel, Paul. Tous ont eu ce genre de réflexion, juste réflexion, avec pour réponse invariable : « ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse ».

Plus que ça, quand l’Église a couru le risque de se sentir forte, Dieu l’a diminuée, comme au temps de Gédéon… et peut-être au nôtre. À nous alors de savoir discerner en quel temps nous sommes. À nous de nous placer devant Dieu pour lui demander, chacun en son for intérieur : « Seigneur me voici avec mon incompétence, que veux-tu de moi ? »


R.P., Poitiers, 3e avent, 11/12/16


dimanche 4 décembre 2016

Promesse du jour où le nourrisson joue avec la vipère




Ésaïe 11, 1-10 ; Psaume 72 ; Romains 15, 4-9 ; Matthieu 3, 1-12

Ésaïe 11, 1-10
1 Puis un rameau sortira du tronc de Jessé, Et un rejeton naîtra de ses racines.
2 L’Esprit de l’Éternel reposera sur lui : Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de connaissance et de crainte de l’Éternel.
3 Il respirera la crainte de l’Éternel ; Il ne jugera point sur l’apparence, Il ne prononcera point sur un ouï-dire.
4 Mais il jugera les pauvres avec équité, Et il prononcera avec droiture sur les malheureux de la terre ; Il frappera la terre de sa parole comme d’une verge, Et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant.
5 La justice sera la ceinture de ses flancs, Et la fidélité la ceinture de ses reins.
6 Le loup habitera avec l’agneau, Et la panthère se couchera avec le chevreau ; Le veau, le lionceau, et le bétail qu’on engraisse, seront ensemble, Et un petit enfant les conduira.
7 La vache et l’ourse auront un même pâturage, Leurs petits un même gîte ; Et le lion, comme le bœuf, mangera de la paille.
8 Le nourrisson s’ébattra sur l’antre de la vipère, Et l’enfant sevré mettra sa main dans la caverne du basilic.
9 Il ne se fera ni tort ni dommage Sur toute ma montagne sainte ; Car la terre sera remplie de la connaissance de l’Éternel, Comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent.
10 En ce jour, le rejeton de Jessé sera là comme une bannière pour les peuples ; Les nations se tourneront vers lui, Et la gloire sera sa demeure.

Romains 15, 4-7
4 Or, tout ce qui a été écrit d’avance l’a été pour notre instruction, afin que, par la patience, et par la consolation que donnent les Écritures, nous possédions l’espérance.
5 Que le Dieu de la persévérance et de la consolation vous donne d’avoir les mêmes sentiments les uns envers les autres selon Jésus-Christ,
6 afin que tous ensemble, d’une seule bouche, vous glorifiiez le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ.
7 Accueillez-vous donc les uns les autres, comme Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu.

Matthieu 3, 1-6
1 En ce temps-là parut Jean Baptiste, prêchant dans le désert de Judée.
2 Il disait : Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche.
3 Jean est celui qui avait été annoncé par Ésaïe, le prophète, lorsqu’il dit : C’est ici la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, Aplanissez ses sentiers.
4 Jean avait un vêtement de poils de chameau, et une ceinture de cuir autour des reins. Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.
5 Les habitants de Jérusalem, de toute la Judée et de tout le pays des environs du Jourdain, se rendaient auprès de lui ;
6 et, confessant leurs péchés, ils se faisaient baptiser par lui dans le fleuve du Jourdain.

*

Nous voici au deuxième dimanche du cycle de l'Avent. Le mot « Avent » vient du latin « Adventus », « La venue ».

De nos jours, l’Avent – comme fête chrétienne – est devenu synonyme de préparation de la fête de la venue de l’enfant Jésus. Mais l’expression « Venue du Christ » reste volontairement ambiguë, parlant à la fois de Noël et des derniers jours – du Jour du Royaume de Dieu, temps du Messie qu'annonce le texte du prophète Ésaïe que nous venons de lire, mais aussi la prédication de Jean le Baptiste, donnée selon les Évangiles bien après la naissance de Jésus.
Dans l'attente de la venue du Royaume promis, se déploie l'histoire de l'Alliance de Dieu avec les hommes, scellée avec Abraham, mais remontant à l'éternité, annoncée aux origines de l'humanité, déjà dite dans le pardon donné au premier couple dans la Genèse, Alliance sans cesse renouvelée avec Israël par la fidélité de Dieu, ouverte à toutes les nations, selon la foi chrétienne par la venue du Christ – célébrée à Noël –, et dont les fruits de paix sont annoncés par les prophètes dans l'espérance du Règne de Dieu accompli au dernier jour – « Il ne se fera ni tort ni dommage Sur toute ma montagne sainte ; Car la terre sera remplie de la connaissance de l’Éternel. »

Ainsi, relecture chrétienne,
– Le premier dimanche de l'Avent a pour thème le retour du Christ aux derniers jours.
– Jean le Baptiste occupe, avec les Prophètes antérieurs une place centrale les deuxième et troisième dimanches de l'Avent.
– Le quatrième dimanche de l'Avent est consacré à l'annonce de la naissance de Jésus et à la joie imminente à l’approche de Noël.
La lecture proposée dans les prophètes est axée sur le changement de vie. Les Évangiles invitent à l’émerveillement et à la joie devant les promesses de Dieu données comme prenant corps en Jésus.
Le temps de l’Avent invite alors chacun et chacune à vivre un cheminement intérieur, à découvrir le sens de la venue du Christ comme enfant à Noël. L’Avent est un appel à accueillir Dieu dans une démarche d’humilité, comme humilité d'un enfant, et à en accepter les implications dans sa vie.

L’origine du déroulement du temps de l’Avent sous la forme que l'on connaît remonte au Ve siècle à Ravenne, en Italie. À cette époque, le dimanche avant la fête de la naissance du Christ était consacré à la préparation de Noël.

Mais déjà auparavant l'Avent est observé au cours du Ve siècle, lorsque l'évêque Perpet de Tours demande qu’à partir de la fête de saint-Martin, le 11 novembre, jusqu’à Noël, on jeûne trois fois par semaine : c’est pour cela que l’Avent est également nommé Carême de saint Martin. Le concile de Mâcon tenu en 581 adopte la pratique de Tours, et bientôt se généralise ce temps de repentance depuis la Saint-Martin jusqu’à Noël. Il est également décidé que les cultes se feraient pendant l'Avent de la même façon que lors du Carême. Au commencement, c’était donc un temps de repentance et de jeûne. C’est pourquoi la couleur liturgique durant l'Avent est la même qu’au temps du Carême : le violet.
Parallèlement, au VIe siècle, une liturgie de l’Avent voit le jour à Rome où l'évêque Grégoire Ier (dit le Grand) fixe le nombre de quatre dimanches du temps de l’Avent.
Dès le VIIIe siècle, le premier dimanche de l’Avent est fêté comme le commencement de l'année liturgique.
La couronne et les bougies sont le symbole de la lumière qui apporte l'espoir de la paix. Avant l'ère chrétienne, elles étaient déjà sources de lumière et de joie. Pensons à la fête juive de Hanoukka, célébrée cette année en même temps de que Noël.
Plus récemment, un pasteur luthérien allemand décida d'allumer chaque jour une bougie disposée sur une roue, pour marquer les 24 jours qui précédent Noël. La roue fût remplacée par une couronne de sapin et les bougies réduites à 4. Elles marquaient ainsi les 4 dimanches qui précédent Noël. Elles symbolisent également les grandes étapes du Salut ; la première est le symbole du pardon accordé à l'homme et à la femme au sortir de l’Éden selon la Genèse ; la seconde est le symbole de la foi d'Abraham avec qui est scellée l'Alliance, et des patriarches qui croient au don de la Terre promise comme paradis ; la troisième est le symbole de la joie de David dont la lignée conduit jusqu'au jour du Royaume et témoigne ainsi de son alliance avec Dieu ; et la quatrième et dernière bougie est le symbole de l'enseignement des prophètes qui annoncent un règne de justice et de paix. Ou encore, elles symbolisent quatre étapes de l'histoire de l'Alliance en sa relecture chrétienne ; la Création, l'Incarnation, la rémission des péchés, en vue de la venue du Règne de Dieu.

*

Une seule Alliance, qui nous inscrit dans une mission de coopération avec Dieu pour conduire ce monde à la porte d'un paradis, où : « Le nourrisson s’ébattra sur l’antre de la vipère, Et l’enfant sevré mettra sa main dans la caverne du basilic. »

Où : « Il ne se fera ni tort ni dommage Sur toute ma montagne sainte ; Car la terre sera remplie de la connaissance de l’Éternel, Comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent. En ce jour, le rejeton de Jessé sera là comme une bannière pour les peuples ; Les nations se tourneront vers lui, Et la gloire sera sa demeure. » (Ésaïe 11, 8-10)

Rien n'est gagné d'avance de cette mission, de ce combat. D'où l’appel du Baptiste en écho d'Ésaïe : « Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche. […] Préparez le chemin du Seigneur, Aplanissez ses sentiers. » (Mt 3, 2-3)

*

Un repentir, un aplanissement des sentiers de celui qui vient, le fils de Jessé, annoncé par Ésaïe et que les chrétiens relisent en Jésus. Un repentir possible par la confiance en celui qui promet, celui qui a passé Alliance avec nous. Il s'est engagé à ne pas nous lâcher, par cette Alliance qui remonte à l'éternité où se fonde l'envoi de l'humanité, et qui se scelle dans la promesse à Abraham pour être élargie à toutes les nations par Jésus, qui octroie l'Esprit pour aller vers tous les peuples selon la promesse d'Ésaïe : « la terre sera remplie de la connaissance de l’Éternel, Comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent ».

Alors tout devient possible de ce que prône Paul aux Romains pour la réconciliation de tous (Ro 15, 7-9) : « Accueillez-vous donc les uns les autres, comme Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu. Je dis, en effet, que Christ a été serviteur des circoncis, pour prouver la véracité de Dieu en confirmant les promesses faites aux pères, tandis que les païens glorifient Dieu à cause de sa miséricorde, selon qu’il est écrit : C’est pourquoi je te louerai parmi les nations, Et je chanterai à la gloire de ton nom. »

Tel est le fruit de l'Alliance dont l'Avent nous rappelle le déploiement comme mission via le repentir que prêchent les prophètes, la techouva, le retour — sans quoi tout pourrait péricliter. Pas besoin d'être grand prophète pour savoir que le monde court à sa perte, d’exploitation sacrificielle des plus pauvres en sacrifices sanglants terroristes ou guerriers. C'est de cela, de cette fuite en avant mortifère qu'il s’agit de revenir. Faites techouva, faites retour, crie le Baptiste après tous les prophètes, revenez, repentez-vous de cette fuite vers la mort. « J'ai mis devant la mort et la vie, choisis la vie afin que tu vives », commande le Deutéronome. C'est où nous sommes aujourd'hui !


RP, Poitiers, 2e avent, 4/12/16


dimanche 27 novembre 2016

"Tel sera l'avènement du Fils de l'homme... Veillez donc"




Ésaïe 2:1-5 ; Psaume 122 ; Romains 13:11-14 ; Matthieu 24,37-44

Matthieu 24, 37-44
37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme ;
38 car de même qu'en ces jours d'avant le déluge, on mangeait et on buvait, l'on se mariait ou l'on donnait en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche,
39 et on ne se doutait de rien jusqu'à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme.
40 Alors deux hommes seront aux champs : l'un est pris, l'autre laissé ;
41 deux femmes en train de moudre à la meule : l'une est prise, l'autre laissée.
42 Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir.
43 Vous le savez : si le maître de maison connaissait l'heure de la nuit à laquelle le voleur va venir, il veillerait et ne laisserait pas percer le mur de sa maison.
44 Voilà pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, car c'est à l'heure que vous ignorez que le Fils de l'homme va venir.

*

« Soyez prêts dit Jésus à ses disciples, car le Fils de l'Homme viendra à l'heure où vous n'y penserez pas » (Mt 24, 44). Veillez, soyez prêts à ouvrir à votre Maître, qui viendra comme un voleur dans la nuit. Voilà qui est troublant : le Seigneur viendra comme un voleur, il viendra à l'heure où nous n'y penserons pas.

*

Chaque fois que des lendemains sombres s’annoncent sur le monde, non seulement on ne sait pas le reconnaître, mais on a même tendance à en rajouter dans le déni — dans l'agitation, la distraction et les fêtes.

« Comme aux jours de Noé ». La seconde épître de Pierre rappelle que comme un ancien monde a été détruit par l’eau, ce monde-ci est gardé en réserve pour le jugement par le feu. Et « comme aux jours de Noé », on est tenté en tout temps de balayer les signes sombres à l’horizon d’un revers de main.

Je cite la seconde épître de Pierre (ch. 3, v. 3-10) :
3  […] Dans les derniers jours viendront des sceptiques moqueurs marchant au gré de leurs propres désirs
4  qui diront : "Où en est la promesse de son avènement? Car depuis que les pères sont morts, tout demeure dans le même état qu’au début de la création."
5  En prétendant cela, ils oublient qu’il existait, il y a très longtemps, des cieux et une terre tirant origine de l’eau et gardant cohésion par l’eau, grâce à la Parole de Dieu.
6  Par les mêmes causes, le monde d’alors périt submergé par l’eau.
7  Quant aux cieux et à la terre actuels, la même Parole les tient en réserve pour le feu, les garde pour le jour du jugement
/ i.e. de la crise / et de la perdition des impies.
8  Il y a une chose en tout cas, mes amis, que vous ne devez pas oublier : pour le Seigneur un seul jour est comme mille ans et mille ans comme un jour.
9  Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse, alors que certains prétendent qu’il a du retard, mais il fait preuve de patience envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent mais que tous parviennent à la repentance.
10  Le jour du Seigneur viendra comme un voleur, jour où les cieux disparaîtront à grand fracas, où les éléments embrasés se dissoudront et où la terre et ses œuvres seront mises à découvert.

Mais, comme en tous temps, et comme en l'an 70 pour le monde auquel s’adresse d’abord Jésus — qui avertissait : la catastrophe adviendra dans « cette génération » (v. 34) —, quand la menace est prégnante, on préfère ignorer, voire faire taire les prophètes de malheur ; et on continue à se confondre en festivités et à vaquer à ses affaires. « Comme aux jours de Noé ».

Et le déluge les emporte tous…

Tous, ou plus précisément, dans l’avertissement de Jésus quant à la menace imminente, il emporte ceux qui se comportent comme si tout ici-bas était éternel, mais « laisse » ceux qui, conscients de ce que tout cela a de provisoire, s’ancrent dans la vigilance, en vue de ce qui seul ne passe pas et qui s’apprête à se manifester dans la présence du Fils de l’Homme.

La venue du Seigneur est ainsi présentée dans le texte d’aujourd’hui comme la surprise de l’incursion d’un voleur dans la nuit. Ou plus loin comme l’attente de l’époux par des jeunes filles d'honneur de la fiancée munies de lampes à huile. Il vient de toute façon au milieu de la nuit de ce monde, de façon surprenante, et il s’agit de rester vigilant, de veiller. « Tenez-vous prêts. »

Quand l’horizon s’assombrit, quand les catastrophes s’annoncent, quand la crise est là, alors risque de s’accentuer une tendance à la fuite en avant, entre distractions et agitation des affaires. Or, puisque les temps sont durs… voilà que s’accentue la tendance à vouloir vivre encore comme au temps où tout semblait rose. Comme aux jours de Noé… Vaquant aux habitudes dont on voudrait qu’elles perdurent, faisant la noce, des affaires et des fêtes. Et pourtant les jours sont sombres. Jésus vient de parler des signes qui annoncent les temps et les saisons, les lendemains de chaleur, de pluie ou de tempête.

*

Un prophète récent, Kierkegaard, « nous demande d'imaginer un très grand navire confortablement aménagé. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : "La nuit sera terrible". Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : "Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée". Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et "La nuit sera terrible".

« Kierkegaard imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux".

« Le monde occidental en général et ses Églises en particulier
— commente le professeur Jean Brun qui cite Kierkegaard en 1976, deux ans après le premier « choc pétrolier » — ressemblent de plus en plus à ce navire que le point menaçant à l'horizon engloutira lorsqu'il deviendra typhon. Tout le monde danse dans les salons. Les capitaines sablent le champagne et maudissent les pessimistes qui scrutent l'horizon et qui n'ont confiance ni dans le dieu Progrès ni dans les capacités des Grands Timoniers qui prétendent tenir solidement la barre et diriger fermement le navire social alors qu'ils ne font que l'infléchir selon les courants définis par les sondages d'opinions, cette boussole sans Nord prise aujourd'hui comme compas suprême. » (S. Kierkegaard, Note du Journal de 1855, dans L'Instant, trad. P.-H. Tisseau, 1948, p. 247 — cité par J. Brun, « Sablons le champagne », Foi et vie, Janvier-Février 1976.)

*

Mais c’est là notre temps ! — en 1976 déjà !, date de cet avertissement… — Comment ne pas le reconnaître ? Ne savez-vous pas reconnaître les signes des temps, résonnant ici depuis plusieurs décennies, vous qui savez reconnaître les signes de la venue des saisons ? C’est alors, nous dit Jésus, le moment où il faut redoubler d’attention.

Un signe du même ordre est souligné plus loin : l’huile des vierges folles qui s'endorment en attendant l'époux. Une huile qui brûle pour entretenir une flamme — et qui se consume comme pétrole déjà en 1976. Une huile que l’on ne peut garder à la place d’autrui, et dont il n’est plus temps d’en acheter. Image donnée par Jésus appelant à la vigilance dans le désir de vérité, toujours susceptible d’être vacillant, cette vigilance toujours de mise, qui ne peut être que fruit de l’Esprit dont l’huile est le symbole, et qui sourd au cœur de nos êtres…

Veiller — car c'est quand tout est apparemment bouché que l'Esprit ouvre de toutes nouvelles possibilités. Mais pour les voir, il faut ne pas se résoudre au repli, et rester ouvert et attentif : c'est là savoir veiller pour saisir le renouveau qui s'annonce quand tout semble irrémédiable. Ainsi que « le Fils de l'Homme viendra à l'heure que vous ignorez ».

Et de quelle façon doit-on exercer notre vigilance ? Si on lit la suite du passage, on peut voir que c’est déjà en étant attentifs à ceux que Dieu place sur notre chemin — une ouverture solidaire donc (v, 45-46) : « Quel est donc le serviteur fidèle et prudent, que son maître a établi sur ses gens, pour leur donner la nourriture au temps convenable ? » Nourriture : avec tout le sens du terme, incluant bien sûr la dimension de la parole de Dieu dont l'homme vit aussi. Et en temps menaçants, la tentation est toujours de la dissoudre dans une soupe indifférenciée : ne surtout pas heurter par ce qui ne va pas dans le sens du courant…

« … Leur donner la nourriture au temps convenable… Heureux ce serviteur, que son maître, à son arrivée, trouvera faisant ainsi ! » dit Jésus — c'est juste après son avertissement sur les jours de Noé. Être fidèle aux exigences et à l'appel de Dieu. En redoublant d’attention : être attentif, et attentionné. « Suis-je le gardien de mon frère ? » avait demandé Caïn, meurtrier d’Abel. La réponse est donnée par Jésus : la vigilance ici est précisément être attentif à son frère, l’inverse du repli sur soi individuel et collectif favorisé par les temps sombres — et qui semble caractériser les jours actuels, au prétexte juste et raisonnable que « c'est la crise ». Mais précisément, dit Jésus, c'est là au contraire qu'il s'agit de veiller — pour voir s'ouvrir de tout nouveaux possibles !

Heureux celui ou celle qui s’attache à ce service fidèle — et avisé… — v. 46 : « Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera faisant ainsi ! ».

Il ne s’agit donc pas, parlant de vigilance, de rester les yeux levés vers le ciel et replié quand même sur soi, mais ancrés en Jésus, de se tourner vers le monde pour l’enrichir des talents (toujours un des passages qui suit notre texte : la parabole des talents) que nous a confiés le Seigneur qui s’est absenté et dont on attend la venue…

Bref, si le Messie vient demain, il s’agit on pas de se replier dans la peur, d'autrui ou de la vérité à proclamer, mais de planter un arbre ! — comme le disait Rabbi Yohanan Ben Zaccaï selon le Talmud, aussi bien que Martin Luther : « si Jésus revient demain, aujourd’hui je plante un arbre »…

Voilà ce à quoi nous sommes appelés : veiller — rester ouverts à de nouveaux possibles et attentifs aux plus petits dans l'entente de la manne qui seule comble la faim infinie — et poser ainsi les pierres du Royaume.


RP, Châtellerault, 1er dimanche de l'Avent, 27/11/16


dimanche 13 novembre 2016

"Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée"





Malachie 3, 19-20 ; Psaume 98 ; 2 Thessaloniciens 3, 7-12 ; Luc 21, 5-19.

Luc 21, 5-19
5 Comme quelques-uns parlaient du temple en évoquant les belles pierres et les offrandes dont il était orné, il dit :
6 Les jours viendront où, de ce que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée.
7 Ils l'interrogèrent : Maître, quand donc cela arrivera-t-il ? Quel sera le signe annonçant ces événements ?
8 Il répondit : Veillez à ne pas vous laisser égarer. Beaucoup, en effet, viendront en se servant de mon nom, en disant : « C'est moi ! », et : « Le temps s'est approché ! » N'allez pas à leur suite.
9 Quand vous entendrez parler de guerres et de désordres, ne vous effrayez pas, car cela doit arriver d'abord. Mais la fin n'est pas pour tout de suite.
10 Alors il leur disait : Nation se dressera contre nation et royaume contre royaume,
11 il y aura de grands tremblements de terre et, dans divers lieux, des pestes et des famines ; il y aura des phénomènes terribles et de grands signes du ciel.
12 Mais, avant tout cela, on mettra la main sur vous et on vous persécutera ; on vous livrera dans les lieux de cultes, on vous jettera en prison, on vous mènera devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom.
13 Cela vous amènera à rendre témoignage.
14 Sachez bien que vous n'avez pas à préparer votre défense,
15 car moi, je vous donnerai une parole, une sagesse, à laquelle tous vos adversaires ne pourront s'opposer, qu'ils ne pourront contredire.
16 Vous serez livrés même par des parents, des frères, des proches et des amis, et on fera mettre à mort plusieurs d'entre vous.
17 Vous serez détestés de tous à cause de mon nom.
18 Mais pas un seul cheveu de votre tête ne sera perdu ;
19 par votre persévérance, acquérez la vie !
*

« Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée » (v. 6).

L’événement de la première destruction du temple, en 586 av. J.C., marque et la perte de souveraineté d’Israël, et la perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte deviendra définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice la seule action de grâce — selon ce que le Talmud annonce que dans le Royaume de Dieu, les sacrifices seront abolis — sauf le sacrifice d’action de grâce.

Le retour de l’exil de 587-586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs. Mais pas de réintégration totale et définitive de la souveraineté. Plus de royaume souverain d’Israël (que n'est non plus l'État moderne d’Israël, laïque !), au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (fin qui pour lui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël !

Il n’y aura pas de reprise de souveraineté politique au nom de Dieu d’un État, ni a fortiori d’une Église ! C’est l’erreur des chrétientés médiévales byzantine et latine (auxquelles l’islam a emboîté le pas) que d’avoir cru le contraire. Le Messie à venir ou à revenir seul a reçu d'instaurer le Royaume.

La dynastie légitime dans le cadre de l'alliance de Dieu avec son peuple, la dynastie de David, trouve son dernier représentant dans le Messie, seul souverain du Royaume de Dieu, Roi-prêtre selon l’ordre de Melchisédech, selon le Psaume 110 — puis l’Épître aux Hébreux qui y réfère Jésus Christ.

Car les auteurs du Nouveau Testament, à l’instar des scribes pharisiens, ont tiré eux aussi cette conséquence qui s’impose de la perte de souveraineté politique du royaume d’Israël : pas de royaume, jusqu’à la venue du Royaume du Messie. Un Royaume dont la Loi est inscrite dans les cœurs, et qui n’a donc pas d’institutions pénales d’un État souverain, comme avant 587-586. En 586, cette application de la Torah prend fin — laissant à découvrir ce qu'est la nature du Règne de Dieu, d'un tout autre ordre !

La dynastie sacerdotale, elle, qui s’est maintenue pendant le premier exil à Babylone, a repris ses fonctions après le retour de Babylone. Le Temple a été rebâti. Il est encore en activité à l’époque du Nouveau Testament — géré par la caste sacerdotale des Sadducéens. Ce second Temple, on le sait, sera détruit, comme l’annonçait Jésus dans notre texte, en 70, par les Romains. « Pas pierre sur pierre qui ne soit renversée »…

Alors disparaîtront, et la dynastie sacerdotale des Sadducéens (qui viennent d’interroger Jésus sur la résurrection), et les sacrifices. Le domaine sacrificiel sacerdotal de la Torah prend fin en 70 — étant désormais au seul pouvoir du Roi-prêtre selon Melchisédech, selon l’Épître aux Hébreux qui y lit Jésus crucifié. Ici, en 70, a eu lieu la fin de ce temps, annoncée par Jésus pour sa génération.

De la Loi qui ne passera pas jusqu’à ce que passent les cieux et la terre, subsiste alors, jusqu’à la venue des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, sa dimension morale, sous tous ses angles, selon tous les usages que l’on en peut faire. En son cœur, l’action de grâce, où s’établit l’amour pour Dieu.

Cela en un Temple qui n’est pas fait de mains d’hommes, selon la parole de l’Exode (25:8) : « Ils me feront un sanctuaire, et j’habiterai au milieu d’eux. »

Une parole qui nous échappe, dont le Temple n’a fait que porter l’écho. Une parole qui structure notre vie intérieure de sorte que s’accomplisse la promesse divine : « ils me feront un temple et je demeurerai au milieu d’eux », promesse que reprend l’Apôtre Paul pour demander aux croyants du Nouveau Testament : « n’êtes-vous pas le temple de l’Esprit saint ? »

Le Royaume est au milieu, au-dedans de vous, sa règle est résumée par l’Épître aux Hébreux (9, 16-20), citant le prophète Jérémie (ch. 33) : « Voici l’alliance par laquelle je m’allierai avec eux après ces jours-là, a déclaré le Seigneur : mes lois, c’est dans leurs cœurs et dans leur pensée que je les inscrirai, et de leurs péchés et de leurs injustices je ne me souviendrai plus. Or, là où il y a eu pardon, on ne fait plus d’offrande pour le péché. Nous avons ainsi, selon la conviction de l’Épître aux Hébreux frères, pleine assurance d’accéder au sanctuaire par le sang de Jésus. Nous avons là une voie nouvelle et vivante, qu’il a inaugurée à travers le voile, c’est-à-dire dans sa chair. »

*

Deux conséquences : la première, liée à la perte définitive de toute souveraineté temporelle, déjà advenue depuis la première destruction du Temple, en 586, laisse les disciples en proie à toutes les menaces et persécutions, sans protection temporelle, militaire ou policière (à ne pas perdre de vue, en ce dimanche de l'Eglise persécutée) — cela dès avant la seconde destruction.

Deuxième conséquence, scellée définitivement par la seconde destruction du Temple : le dévoilement du sens du Temple. Dieu demeure au milieu de nous, en nous, selon la parole : « ils me feront un temple et je demeurerai au milieu d’eux ». Parole dont tout le sens éclate paradoxalement lorsque le Temple est détruit ! Ce n’est pas en ces murs que Dieu demeure, mais au sein du peuple !

La présence de Dieu est donnée dans une parole qui nous échappe, qui retentit jusqu’au jour du Royaume en des murs qui ne sauraient la retenir… Non plus que nos mots ne sauraient le faire.

La libre parole de Dieu ne s’enfermant pas plus en des mots qu’en des murs, lorsqu’éclate le sens de l’éclatement des murs pour l’effusion de la parole qu’ils signifient ; au jour où s’abat la menace, « vous n'avez pas à préparer votre défense, car moi, je vous donnerai une parole, une sagesse, à laquelle tous vos adversaires ne pourront s'opposer » (v. 14-15).

C’est de la parole éternelle qui ne se fixe pas plus dans des mots que dans les murs du Temple qu’il est question ! C’est cette parole dont la destruction des murs du Temple symbolisent aussi l’effusion…

Alors est donnée aux disciples la parole du ressuscité qui va bientôt se répandre jusqu’aux extrémités de la terre : « je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps ».

Dès les origines, il est question de la parole, de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1 en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». On est avec une parole qui précède même le son.

Dès les origines, « les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » (Psaume 19, 1-3).

C’est cette parole éternelle que les témoins livrés aux pouvoirs vont porter, car « qui entendra si personne n’énonce cette parole » qui fait écho à la parole éternelle ? — un écho qui résonne en ce monde quand la promesse est proclamée : « je suis avec vous tous les jours »…

Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps comme elle est au-delà des murs du Temple dont il ne restera pas pierre sur pierre. Voilà donc que leur éclatement annonce paradoxalement la proche réconciliation de toutes choses, qui sera encore donnée dans le déchirement du corps de celui qui incarne cette parole, la parole du commencement venue en chair dans le Christ, déchiré à la croix.

Où cette prophétie redoutable sur la fin de Jérusalem et la destruction du Temple s’avère parole de consolation en vue de cette destruction dont la menace plane : c’est ici que son sens éternel se dévoile, alors que s’annonce la réconciliation du monde par l’effusion de la parole du retour à Dieu de toute la création plongée dans la soif de sa source, dans le manque de sa source prête à jaillir du Temple renversé… de notre monde renversé. C'est d'une parole de pardon qu'il s'agit, pardon dans le retour à Dieu de tout ce qui charge notre conscience.

Au cœur de la détresse luit la promesse — « je demeurerai au milieu d’eux » ; « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps ».


RP, Poitiers 13.11.16


dimanche 6 novembre 2016

Dieu des vivants




Daniel 3, 1-30 ; Psaume 17 ; 2 Thessaloniciens 2, 16 - 3:5 ; Luc 20, 27-38

Luc 20, 27-38
27 Alors s'approchèrent quelques Sadducéens. Les Sadducéens contestent qu'il y ait une résurrection. Ils lui posèrent cette question :
28 « Maître, Moïse a écrit pour nous : "Si un homme a un frère marié qui meurt sans enfants, qu'il épouse la veuve et donne une descendance à son frère".
29 Or il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans enfant.
30 Le second,
31 puis le troisième épousèrent la femme, et ainsi tous les sept : ils moururent sans laisser d'enfant.
32 Finalement la femme mourut aussi.
33 Eh bien ! cette femme, à la résurrection, duquel d'entre eux sera-t-elle la femme, puisque les sept l'ont eue pour femme ? »
34 Jésus leur dit : « Ceux qui appartiennent à ce monde-ci prennent femme ou mari.
35 Mais ceux qui ont été jugés dignes d'avoir part au monde à venir et à la résurrection des morts ne prennent ni femme ni mari.
36 C'est qu'ils ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges : ils sont fils de Dieu puisqu'ils sont fils de la résurrection.
37 Et que les morts doivent ressusciter, Moïse lui-même l'a indiqué dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob.
38 Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous sont vivants pour lui. »

*

Ce texte nous place au cœur de la controverse qui occupe le judaïsme du tournant de notre ère sur la question de la résurrection. La controverse porte sur la lecture de la Torah, les cinq premiers livres de la Bible.

Quant à la vision des pharisiens, qui est aussi celle de Jésus et des chrétiens, ce texte va nous donner l'occasion de la voir d'un peu plus près. L'opinion sadducéenne, elle, est plus difficile à déceler — pour une raison simple : nous n'avons pas de textes sadducéens qui pourraient nous l'expliquer. Nous ne la connaissons que par des textes non-sadducéens, et notamment par le Nouveau Testament, outre les textes talmudiques. On peut tout au plus essayer de percevoir au mieux ce qu’il en est — entre autres à partir de notre texte, à travers la question posée à Jésus par ses interlocuteurs : les sadducéens n'admettent pas la résurrection.

À côté de son Évangile, ce même Luc qui nous rapporte l'événement, nous donne quelques détails supplémentaires dans son livre des Actes, en précisant (ch. 23, v. 8) que les sadducéens n'admettent pas non plus « les anges et les esprits ».

*

Dans leur question à Jésus, les sadducéens argumentent à partir d’une disposition de la loi de Moïse, appelée précepte du lévirat (Dt 25, 5-6 ; Gn 38, 8). Il s'agit d'une prescription de la Torah selon laquelle un frère devait prendre en charge la veuve de son frère décédé, ce à tous les points de vue, y compris, si nécessaire, pourvoir ce frère d'une descendance.

Cela suppose donc, le cas échéant, le devoir d'épouser la veuve, devoir rendu possible même pour un homme déjà marié par la possibilité de la polygamie. Mais cette pratique ne concernait pas les femmes.

C'est pourquoi les sadducéens soulèvent, non sans humour, un problème qui ne pouvait que jeter le trouble dans le jardin des partisans d'une certaine conception, un peu matérialiste, de la résurrection ; conception matérialiste dont Jésus montre ici qu'il ne la fait pas sienne. Si les sadducéens disent qu'il n'y a pas d'anges (Ac 23, 8), Jésus leur affirme que les ressuscités sont semblables aux anges ! L'argumentation est en apparence étrange face à des sadducéens censés dire qu'il n'y en a pas.

Ils n'admettent pas la résurrection ? ils font de l’ironie avec leur histoire de polyandrie ? sur ce sujet, la résurrection, dont ils disent qu'il n'y en pas ?... et voilà que Jésus les renvoie aux anges dont ils n’admettent pas l’existence non plus !...

*

Jésus reprend à son compte l’argument dont on sait qu’il était celui des pharisiens : on le retrouve dans le Talmud. Il se résume à la certitude suivante : tout repose sur la réalité efficace de la Parole de Dieu, la force créatrice de sa Parole, qui « ne retourne pas à lui sans effet ». La Torah est reçue comme Parole de Dieu. Dieu y nomme les patriarches. Ainsi lorsqu’il nomme Abraham, Isaac et Jacob, qui plus est en les liant à sa présence, il les situe dans sa propre éternité ; sa Parole éternelle sur eux les place au-dessus de leur quotidien, elle les place d’emblée dans l’éternité de Dieu : Dieu est éternel, en les nommant, ils les a donc nommés dans l’éternité, ils sont donc eux aussi dans l’éternité.

Mais ils sont morts, me direz-vous ! Eh bien justement : s'ils sont morts alors qu’en les nommant la Parole de Dieu les rend éternels, il faut bien qu’ils ressuscitent ! Et étant éternels, ils sont donc vivants, comme leur Dieu, qui n’est pas le Dieu des morts. Dans la perspective pharisienne, qui ici est donc aussi celle de Jésus, l'ironie des sadducéens n’a pas grand sens : cette histoire de polyandrie tape à côté de la plaque.

Dans la perspective pharisienne, et chrétienne, notre vie éternelle est fonction de la Parole par laquelle Dieu nous nomme, du regard qu'il porte sur nous, et qui nous arrache aux méandres d'un quotidien grisâtre.

C'est pourquoi « ceux qui ont part au monde à venir... ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges ». Et ce dès aujourd'hui : car le texte de Luc, rendu souvent au futur en français, est au présent. « Les fils de la résurrection sont semblables aux anges, ne se marient pas, et ne peuvent pas mourir ». Étrange encore, pourra-t-on dire : faut-il en conclure que le célibat est la condition de la résurrection ? Voire que ceux qui s’y plient ne mourront pas ?

La réponse est sans doute celle qu'on retrouve chez Paul lorsqu’il dit : que ceux qui se marient soient comme s’ils ne l’étaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas — il s’agit entre autres des pleurs du deuil, de la mort. Voilà ce qu'il en est de la vie chrétienne. Elle situe ceux qui sont en Christ au-delà des réalités de la reproduction, à laquelle pour la plupart, ils ont pourtant part, au-delà de la douleur de la mort, au-delà des réjouissances et des biens, au-delà d’un monde qui passe (cf. 1 Co 7, 29-31). Parce que la vie de résurrection a pris place dès aujourd’hui, ils entrent dès aujourd’hui dans la vie de l’éternité.

C’est là une consolation d’autant plus considérable que nos soucis sont nombreux. Une part de nous-mêmes, le cœur de nos êtres en fait, est appelée à s’en détacher, ce qui ne les élimine pas, bien sûr, mais qui permet de savoir que l’on ne se confond pas avec ses soucis, ses chagrins, ses douleurs.

Notre vraie réalité est cachée en Dieu, sa promesse est toujours là, un nouveau départ est toujours possible, et dût-il ne pas arriver, notre vie devant Dieu garde toute sa valeur, cachée aux yeux du monde, mais infinie, éternelle, indestructible.

*

En cela Jésus, donne aussi une réponse à ce qui derrière leur refus de la lecture pharisienne de la Torah, pouvait troubler dans le concret les sadducéens : la doctrine de la résurrection n'est nullement une négation de la vie de ce bas monde au profit d'un monde en venir qui n'en serait que la prolongation et le substitut, voire facilement un prétexte à ne pas vivre pleinement ici-bas.

On se trompe sans doute peu en admettant que les sadducéens pouvaient être proches du message de l'Ecclésiaste et de son appel à vivre dans la joie les jours de vanité de ce bref séjour terrestre. Et de voir dans la doctrine de la résurrection un dangereux obstacle à ce message.

C'est ce sur quoi Jésus les détrompe : les fils de la résurrection ne se marient pas (au présent). Sachant par ailleurs que Jésus n'interdit pas le mariage, on découvre que l'on est ici fort proche du message de l'Ecclésiaste, précisément, en ce qui concerne la vie en ce monde, et donc proche du message des sadducéens qui peuvent alors trouver dans la réponse de Jésus de quoi se satisfaire : d’où sans doute, le fameux propos final : « maître, tu as bien parlé » (v. 39), qui laisse les interlocuteurs de Jésus sans plus de questions. C'est l'Apôtre Paul, dans le passage de 1 Corinthiens que nous avons considéré, qui nous fournit cette lumière. Vivant dans la réalité de la résurrection où nous sommes dégagés des lourdeurs du quotidien, il s’agit de vivre ce quotidien comme y étant étrangers : « accomplis dans la certitude que cela est passager, ce qui ne se fait pas dans le séjour des morts ». Car la résurrection n'est pas un retour de notre vie passagère, mais un passage dans une ouverture qui en nous dégage, dès aujourd'hui, nous dégageant aussi de ce qui n'est plus .

Loin d'être un prétexte à ne pas vivre, la perspective de la résurrection nous délivre des filets de la mort : « Nous vivons plus souvent avec nos spectres qu'avec les vivants qui nous entourent », constate l'écrivain Maurice Maeterlinck (L'autre monde ou le cadran stellaire). Une des raisons pour lesquelles la Bible interdit la nécromancie, l’évocation des morts : c'est avec les vivants qu'il faut vivre ! Dès aujourd'hui : car Dieu est le Dieu des vivants, dans la promesse de leur résurrection.

C'est en fonction de ce qu'elle est appelée à devenir cigale, que la lourde larve sombre doit vivre avec légèreté, avec dégagement, et donc pleinement, un quotidien qui ne se rattrape pas au futur, mais se rachète au présent de la vie éternelle.


R.P., Poitiers, 6/11/16


dimanche 23 octobre 2016

"Qui s’élève sera abaissé, mais qui s’abaisse sera élevé"




Deutéronome 10, 12 - 11, 1 ; Psaume 34 ; 2 Timothée 4, 6-18 ; Luc 18, 9-14

Luc 18, 9-14
9 Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres :
10 « Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre collecteur d’impôts.
11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : "Ô Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d’impôts.
12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure."
13 Le collecteur d’impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : "O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis."
14 Je vous le déclare : celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l’autre, car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. »

*

Le pharisien de la parabole : Un homme comme on en voudrait beaucoup dans nos temples ! Il donne la dîme, dix pour cent de tout ce qu’il gagne. On imagine aisément à la fin de la parabole une Église primitive lisant cela pour la première fois qui reste un peu perplexe. Qu’est-il besoin de mettre en cause un tel homme ? On a tellement besoin de personnes comme lui !

Et non content d’être à ce point exemplaire quant à ses biens, notre homme est humble, par-dessus le marché : il jeûne régulièrement, se contraignant de la sorte à l’humilité, humilité qu’il exerce en ne se vantant pas devant les hommes de ses qualités. Il se contente de faire son bilan devant Dieu seul : sa dîme, réelle et stricte, minutieuse, il ne l’exhibe même pas.

S'il remarque tout de même sa grandeur d'âme et de vie, effectivement remarquables, exceptionnelles (comment ne pas les remarquer à un moment ou à un autre ?), c’est à Dieu, seul, dans le silence, qu’il confie son constat dans une prière de remerciement pour ce qui ressemble bien à de la perfection, qu’il attribue donc en outre à Dieu seul.

Et quant à sa prière « en lui-même », — puisque ce serait quant à sa prière que le bât blesse, où est le problème ? « Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, Qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, Et qui ne s'assied pas sur le banc des moqueurs, Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l'Éternel, Et qui médite sa loi jour et nuit ! » — dit le Psaume 1 (v.1 & 2). Que fait-il donc d'autre, notre pharisien, que poser, intérieurement, ce constat ? Il est heureux. Sa conduite exemplaire, sa piété exemplaire en font un homme heureux, et il en rend grâce à Dieu ; il ne prétend pas ne devoir ce bonheur qu’à lui-même. Si « les autres hommes […] sont voleurs, malfaisants, adultères », c'est pour leur malheur. Lui ne s'attarde pas avec eux, et c'est à Dieu qu'il rend grâce pour cela.

Le pharisien de notre parabole est incontestablement exemplaire. Exemplaire au point qu'il serait difficile, même pour lui, de ne pas le savoir. Exemplaire au point que « priant en lui-même » il n'a même pas le travers de faire valoir, ne serait-ce qu'un peu, son exemplarité !

Avant de voir cela de plus près, une question : à qui cela s'adresse-t-il ? Qui sont ces « certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres » ? Les pharisiens ? Mais alors cette parabole est bien bizarre... Pourquoi donner en comparaison un pharisien aux pharisiens ? À y regarder de près, il apparaît tout d'abord que Luc vient de dire, pour introduire la parabole de la veuve et du juge impitoyable, que Jésus s'adresse à ses disciples, puis juste après : « puis il dit à certains, qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres »... « Certains » de qui, sinon de ses disciples ? Ce que confirme le portrait du pharisien que Jésus donne dans sa parabole.

Il n'est pas inhabituel que Jésus force les traits de ses personnages dans ses paraboles. Comme peu avant, le portrait du fils prodigue, dont il outre à dessein l'indignité. Ici, au contraire, il amplifie la perfection du pharisien.

Que reproche-t-il souvent, en effet, aux pharisiens ? Non pas d'être trop pieux, mais de trop le laisser paraître, les invitant à l'être devant Dieu plus que devant les hommes. Les disciples, « certains » de ses disciples, ont entendu la leçon, que sans doute, certains pharisiens (du genre de celui de la parabole) avaient prise avant qu'il ne soit besoin de la leur faire.

Qu'enseigne Jésus en effet au sujet de la prière, du jeûne et de l'aumône, les trois devoirs envers, Dieu, soi-même, et le prochain ? Les pratiquer dans la discrétion. Ne pas prier en public et à voix haute, ne pas jeûner en faisant une mine de malade pour que tout le monde le voie, ne pas faire l'aumône de façon ostensible pour susciter l'admiration générale. C'est la leçon rapportée dans le sermon sur la montagne.

Les disciples l'ont retenue. Et mise en pratique. Et voila que du coup « certains » d’entre eux se persuadent d'être plus justes que le reste des hommes, et notamment que les pharisiens.

C'est ceux-là, ces disciples-là, que Jésus vise dans cette parabole. Remarquez bien : le pharisien ne prie pas a voix haute, mais « en lui-même ». Jésus voudrait dire que son pharisien a reçu sa propre leçon sur la prière non-ostensible, qu'il ne le présenterait pas autrement. Or même si certains pharisiens avaient pris la leçon sans qu'on ne la leur donne, les disciples de Jésus, eux, ne pouvaient pas ne pas l'avoir prise.

Voila donc un personnage exemplaire : il jeûne, humble devant Dieu. Il donne la dîme de tous ses revenus ; c'est-à-dire qu'il donne la dîme scrupuleusement — il ne fait pas d’ « oubli » sur une partie de ses revenus. Autant dire que si tous sont comme lui, sa communauté n'a pas de problèmes financiers, et les pauvres reçoivent de quoi se retourner (puisque la dîme servait aussi aux caisses de l'entraide) — bref, conformément aux conseils de Jésus, il pratique l'aumône — sans ostentation, l’affirmant devant Dieu seul dans sa prière silencieuse.

Avant de voir ce que Jésus trouve à redire à cela, voyons donc ce deuxième personnage de la parabole…

*

Le publicain : c'est un personnage imbuvable. Le type même de ceux que le peuple méprise. Non seulement ils sont d'une richesse arrogante, dans un pays pauvre, mais ils ne se cachent même pas de ce que cette richesse est mal acquise ! Et c'est le moins qu'on puisse dire ! Ils l'ont acquise en volant leur propre peuple, et cela en collaborant avec l'occupant. Il y a vraiment de quoi ne pas les aimer outre mesure. Aussi, quand Jésus vient de donner une série de paraboles, celles qui précédent, critiquant sévèrement ceux qui ont des richesses, il y a de quoi se demander où il veut en venir ! Ce riche-là est pire que ceux de ses portraits précédents ; et il est face à un homme à la piété exemplaire, un pharisien, dont on sait qu'en général ils ne roulaient pas forcément sur l'or. Les pharisiens en effet recrutent en général dans le petit peuple. Des gens qui s'efforcent d'appliquer la loi, dont les aspects financiers, comme la dîme, par laquelle ils subviennent aux besoins de plus pauvres qu'eux.

Voilà, semble-t-il, une parabole qui aurait de quoi rassurer les riches corrompus, s'ils étaient les auditeurs de Jésus ! Mais ce n'est pas à eux qu'il parle ici. Celui de sa parabole est pourtant bien un corrompu. Ces personnages réputés irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables !

Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tache de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils exigeraient du peuple. Une sorte de racket institutionnel. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts.

Et celui de la parabole de Jésus est aussi clairement imbuvable que son pharisien est exagérément exemplaire. Rien ne dit que le publicain remboursera — comme le fera le publicain Zachée quelques versets plus loin — ce qu'il a volé (la loi prévoit le remboursement au quadruple ou au quintuple) ; il vient simplement confesser, fût-ce sincèrement, qu'il est pécheur — et on ne répare pas tous les maux que nous avons causés (beaucoup restent hors de notre portée) — en admettant notamment ce que tout le monde ne peut que savoir : oui il a péché, entre autres en rackettant publiquement tout le monde !

*

Où Jésus veut-il en venir ? Où est-ce qu'il veut en venir lorsqu'il semble dire que la prière d'action de grâces du pharisien n'a pas satisfait Dieu, tandis que celle du collecteur d'impôts lui vaut sa justification ? Est-ce à dire qu'il vaut mieux être pécheur « grave » qu'être juste et en remercier Dieu ? C'est un peu fort de café, tout de même !

C'est précisément ce qui doit nous mettre la puce à l'oreille. Ce n'est évidemment pas la façon de prier du publicain qui le justifie, non plus que celle du pharisien ne pose problème.

Tout d'abord il est question de justification : « celui-ci (le pécheur) redescendit chez lui justifié ». Justification : une réalité qui nous place devant Dieu. La Réforme parlait ainsi de justification « forensique », « étrangère », « extérieure », de ce mot qui a donné en français « forain », c'est-à-dire, extérieur, étranger, quelqu'un qui est d'ailleurs. De même, la justification selon la Bible, expliquaient les Réformateurs, nous est étrangère, elle nous vient d'ailleurs. Nous ne sommes pas justes en nous-mêmes. Dieu nous déclare justes, par la grâce, c'est-à-dire gratuitement. Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée (et pas de façon fictive pour autant) à notre seule foi. Nous sommes déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, puisqu'il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cette grâce par la seule foi.

Eh bien, le publicain de la parabole est dans la disposition adéquate pour cela. Il n'a rien à faire valoir, pas même un éventuel remboursement ultérieur, ni même, peut-être, une volonté suffisante — on ne sait pas ce qu'elle sera demain — de le faire. Tout le monde sait ce que vaut cet homme. Il n'a même pas à le cacher. D'où sa prière ostensible, avec frappements de poitrine en prime. Voilà un homme minable devant Dieu et devant les hommes. Un homme vide de toute justice. Et face à lui, un homme bien, à la piété et à la charité incontestables, un homme vraiment meilleur que la plupart des autres, et qui est effectivement fondé à les regarder de haut. Mais du coup, et c'est là son problème, et même s'il en remercie Dieu, il se fie à cette bonté que Dieu lui a donnée, à cette justice propre que Dieu a suscitée en lui. Il en est plein de cette justice propre, de cette bonté qui l'habite. Il y fonde son être. Il est devant Dieu par sa justice propre, et pas par Dieu seul.

L’autre n'a rien pour lui, ni devant les hommes, ni devant Dieu. Il est vide de tout ce qu'on peut présenter à Dieu. Il n'a de recours que la justice de Dieu et pas la sienne. Et cette justice qui n'est pas sienne, Dieu la déclare pour lui ; il est ainsi justifié, déclaré juste. Le premier n'en a pas besoin, croit-il, il est plein de sa propre justice. Vaine, puisqu'elle l'a porté au mépris des hommes que Dieu, lui, a aimés. Or, voilà que « celui qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé. »

La leçon n'est donc pas qu'il faut prier en exposant publiquement ses fautes à voix haute. La leçon n'est pas qu'il faut pécher de toutes les façons des publicains. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas se solidariser et s'humilier en jeûnant. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas donner la dîme. Tout cela est fort bon au contraire. La leçon est que la justice qui sauve est en Dieu seul, qu'elle nous est étrangère, qu'elle nous demeure étrangère, et qu'il s'agit certes de la poursuivre jour après jour, mais en s'en sachant vide. S'en savoir vide pour la recevoir de celui-là seul qui seul est juste : Dieu qui nous l'a donnée dans le Christ.


RP, Châtellerault, 23/10/16