dimanche 29 novembre 2015

Le Décalogue




Textes de ce premier dimanche de l'Avent : Jérémie 33, 14-16 ; Psaume 25 ; 1 Thess 3, 12 - 4,2 ; Luc 21, 25-36. Textes qui nous conduisent au cœur de la Loi via l'appel à la vigilance (Luc 21, 36)...

Du mont Sinaï à la terre entière. Tel est le thème du trajet de notre paroisse pour l'Avent 2015. Partant du Sinaï et du don de la Loi, nous rejoindrons, en fin de parcours de l'Avent, les Mages venus à Bethléem, témoins de la signification universelle de l'Alliance. Aujourd'hui : le Décalogue.

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1) Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage.
2) Tu n’auras pas d’autres dieux que moi ;
tu ne te feras pas d’images pour te prosterner devant elles
et pour les servir, car je suis le Seigneur ton Dieu.
3) Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu.
4) Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier.
5) Honore ton père et ta mère.
6) Tu ne commettras pas de meurtre.
7) Tu ne commettras pas d’adultère.
8) Tu ne commettras pas de vol.
9) Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
10) Tu ne convoiteras rien de ce qui appartient à ton prochain.


(d’après Exode 20 – cf. Deutéronome 5)

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Dix paroles pour résumer la Loi de Dieu, qui se résume encore en deux paroles : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Deutéronome 6, 5). « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18), puis en une, aimer le prochain (cf. Galates 5, 14), qui se décline en : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c'est la loi et les prophètes. » (Matthieu 7:12 ; cf. Luc 6, 31) – « Ce que tu ne voudrais pas que l'on te fît, ne l'inflige pas à autrui. C'est là toute la Torah, le reste n'est que commentaire. Maintenant, va et étudie » (Hillel, Talmud de Babylone, traité Shabbat 31a).

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1) Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage. C'est Dieu le libérateur, pas un homme, fût-ce Moïse, et c'est Dieu qui est la source de la Loi qui libère, pas un homme qui en serait source et garant, comme Hammourabi en Babylonie ou Pharaon en Égypte. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, est donnée une Loi qui n'a pas d'auteur humain, et à laquelle par conséquent tout humain, fût-il roi ou empereur, doit se tenir (cf. David, pourtant roi, soumis à la Loi, et qui se repend quand il la transgresse – Ps 51). C'est cela qui se développera dans la suite de l'histoire en Droits de l'Homme où tous sont égaux devant la Loi, même les gouvernants, même les rois.

2) Tu n’auras pas d’autres dieux que moi ; tu ne te feras pas d’images pour te prosterner devant elles et pour les servir, car je suis le Seigneur ton Dieu. Ce Dieu libérateur, que personne n'a vu, est irreprésentable. Il est le seul Dieu et il est au-dessus de tout ce qu'on peut en imaginer, et donc en représenter. Quelque image qu'on en fasse, image visible ou image mentale, en est une représentation fausse.

3) Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu. Cf. la prière juive qui est celle de Jésus : « Que ton Nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, ne pouvant être mêlé à nos affaires. Un nom qu'on ne peut pas s'approprier. Un Nom qui est au-dessus de tout ce qu'on peut prononcer. Le judaïsme s'en tient à dire « mon Seigneur », disant simplement notre relation, il est notre Seigneur, avec celui qui est au-dessus de tout ce qu'on peut en dire.

4) Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier. C'est d'abord un précepte religieux, dont le judaïsme reste jusqu'à aujourd'hui le témoin : un espace mis à part dans le temps pour dire que Dieu est au-delà de l'agitation de nos temps et de nos « faire » dans le temps. Le commandement a aussi une portée sociale et morale (enviée dans l'Antiquité par les peuples qui n’avaient pas ce privilège) : chacun a droit au repos, y compris au repos intérieur, ce qui est en rapport avec la parole d'accueil et de pardon et de grâce : « je t'aime d'un amour éternel et je te garde ma miséricorde » – Ésaïe 54, 10.

5) Honore ton père et ta mère. Il s'agit de donner à ceux à qui l'on est redevable de ce que l'on est tout leur poids et leur dignité, c'est cela « honorer ». À commencer par les parents, mais ça vaut aussi de tous ceux dont on a reçu, comme les maîtres, intellectuels ou spirituels, etc. Cela suppose aussi reconnaissance, et reconnaissance de la nécessité d'un vécu digne (dans la vieillesse) incluant accompagnement financier (nos caisses de retraite en sont nées) et affectif. Cela ne veut pas dire qu'ils sont parfaits ! Ils peuvent être coupables de fautes – éventuellement graves. Eux aussi sont sujets à la Loi au-dessus de laquelle n'est personne. Eux aussi sont sujets de recevoir le pardon.

6) Tu ne commettras pas de meurtre. Le commandement semble évident. Mais il ne faut pas négliger sa dimension intérieure, son enracinement et son commencement, que rappelle Jésus : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point [...]. Mais moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère [...] » (Matthieu 5, 21-22). Le commandement se rattache aussi à l'atteinte à la créature faite à l'image de Dieu, l'humain : il est déshonorant pour le Nom de Dieu de porter atteinte à celui, l'humain, qui en porte l'image.

7) Tu ne commettras pas d’adultère. Il est ici question d'atteinte au prochain dont on méprise et trahit les attachements et les sentiments. Il est question aussi de la blessure infligée envers celui ou celle avec avec qui on s'est engagé, à qui on a donné sa promesse, ne serait-ce qu'en prononçant « je t'aime » : « si le "je t’aime" est toujours, à beaucoup d’égards, l’annonce d’un "je t’aime pour toujours", c’est qu’en effet il fixe le hasard dans le registre de l’éternité. [...] Une des rares expériences où, à partir d’un hasard inscrit dans l’instant, vous tentez une proposition d’éternité. "Toujours" est le mot par lequel, en fait, on dit l’éternité. » (Alain Badiou, Éloge de l'amour, p. 53-54). Ici aussi, comme pour le meurtre, l’enracinement est intérieur : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras point d’adultère. Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur » (Matthieu 5, 27-28) – renvoyant chacun à lui-même.

8) Tu ne commettras pas de vol. On peut traduire le mot pour « vol » par « rapt ». Il s'agit d'abord de « vol » de personne. Mais cela peut bien sûr s'entendre de vol de ce à quoi une personne est attachée, jusqu'à des biens. On sait l’impression de viol que ressent une personne qui a été cambriolée. Porter atteinte à autrui, à sa personne, à ses proches, à ses biens, est une façon de porter atteinte à l'intégrité de l'humain fait selon l’image de Dieu.

9) Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. À ne pas traduire trop vite par « tu ne mentiras pas ». Le précepte est plus précis : il vise le mensonge contre son prochain, visant éventuellement à le faire condamner. C'est une atteinte à son honneur, pour laquelle la Torah prévoit de donner à celui qui veut faire condamner son prochain faussement la punition qu'il aurait encouru. Le commandement ne vise pas, par exemple, le mensonge qui serait proféré pour protéger son prochain (par exemple en le cachant en cas de persécution). Le commandement ne vise pas non plus à culpabiliser un enfant qui se cache derrière un mensonge pour se protéger, même si ce travers, commun à tous les âges, demande à n'être pas encouragé et à être pardonné, comme toute expression de notre tortuosité.

10) Tu ne convoiteras rien de ce qui appartient à ton prochain. Ce commandement (qui a parfois été divisé en deux : ne pas convoiter les personnes et ne pas convoiter les biens, pour faire dix paroles quand la première parole du décalogue – Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage – est reçue comme préambule) ; ce commandement ramène tous les autres à l'intériorité, et souligne la portée pédagogique de la Loi : nous amener à reconnaître que nous en sommes tous transgresseurs : qui n'a pas convoité ? Ici il n'y a pas de sanction légale possible : on ne met pas en prison quelqu'un qui a convoité sans être passé à l'acte ! Mais il y a un appel à chacun à faire retour sur soi, se savoir pécheur pour obtenir de Dieu le pardon, la parole de la grâce : « je t'aime d'un amour éternel et je te garde ma miséricorde » (Ésaïe 54, 10), au-delà de ce que tu peux avoir fait ou avoir été tenté de faire. « Celui qui écoute ma parole et qui croit en celui qui m'a envoyé a la vie éternelle. Il ne vient pas en jugement, mis il est passé de la mort à la vie » (Jean 5, 24).


RP, Poitiers, 29/11/15


dimanche 22 novembre 2015

"Ma royauté n'est pas de ce monde"




Daniel 7, 13-14 ; Psaume 93 ; Apocalypse 1, 5-8 ; Jean 18, 33-37

Daniel 7.13-14
13 Je regardais pendant mes visions nocturnes,
Et voici que sur les nuées du ciel
Arriva comme un fils d'homme ;
Il s'avança vers l'Ancien des jours,
Et on le fit approcher de lui.
14 On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ;
Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent.
Sa domination est une domination éternelle
Qui ne passera pas,
Et sa royauté ne sera jamais détruite.

Jean 18.33-37
33 Pilate rentra donc dans la résidence. Il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Judéens ? »
34 Jésus lui répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? »
35 Pilate lui répondit : « Est-ce que je suis Judéen, moi ? Ceux de ta nation, les grands prêtres, t'ont livré à moi ! Qu'as-tu fait ? »
36 Jésus répondit : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux pouvoirs judéens. Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. »
37 Pilate lui dit alors : « Tu es donc roi ? » Jésus lui répondit : « Tu dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »

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L'actualité nous a placés devant une violence aveugle qui prétend s'autoriser du Dieu d'Abraham, référence commune des juifs, des chrétiens et des musulmans !

Mais un des moments fondateurs (Genèse 22) dans les textes concernant Abraham est précisément le refus radical de voir donner la mort au nom de Dieu ! C'est tout le trajet du récit qui nous conduit du moment où Abraham croit devoir sacrifier son fils à celui où Dieu arrête son geste. Ce moment qui se trouve aussi dans le Coran a pour fin de dire que pour le Dieu d'Abraham tuer en son nom déshonore son nom. C'est un moment commun aux trois traditions issues d'Abraham, le judaïsme qui y fonde son éthique, le christianisme qui relit le récit comme préfigurant la mort injuste de l'innocent en Jésus, l'islam qui commémore ce tournant religieux par l'aïd el-kébir. En commun, le refus de voir déshonorer le nom de Dieu en s’imaginant qu'il serait assoiffé de sang humain !

Face à la violence aveugle qu'a connue Paris ce vendredi, le deuil enduré, les traumatismes subis, un croyant au Dieu d'Abraham ne peut que se joindre aux larmes des victimes et de leurs proches et condamner une telle cruauté.

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N'est-ce pas ce qui déshonore le nom de Dieu, tuer en son nom, qui est blasphème ? Voilà qui nous conduit de plain-pied dans le texte de l’Évangile de ce jour.

D’un côté une proclamation de la royauté de Dieu (Ps 93, 1 : « Le Seigneur est roi. Il est vêtu de majesté »), de l’autre l’affirmation que cette royauté se déploie dans un homme, dans l’image de Dieu comme vis-à-vis humain (Dn 7, 14 — l’Humain selon l’image de Dieu : « On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ») ; — et en écho Jésus qui affirme que la royauté dont il est question — et dont il se présente comme le témoin par excellence, témoin de la vérité (Jean 18, 37) —, cette royauté n’est pas de ce monde (Jn 18, 36).

Entre le règne éternel de Dieu et celui qui manifeste la façon dont l’homme en porte la marque et la délégation, se déploie la façon dont Dieu se connaît et se présente à nous : dans l’humilité.

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Selon la liturgie luthérienne, ce dimanche est le dimanche de l’éternité. Éternité du Dieu qui ne se donne que dans la radicale humilité de celui dont le règne n’est pas de ce monde — connaissance de la vérité comme vis-à-vis : « je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Le règne d’éternité, le règne du Fils de l’homme, n’est pas de ce monde. C’est l’affirmation à laquelle nous conduit l’Évangile de ce jour.

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Jésus aux prises avec Pilate, celui qui précisément représente le règne de ce monde, celui de César. Et qui donc — ça fait partie de sa tâche — entend tout comme parlant de ce monde : le règne dont il est question dans la parole de Dieu dont il a eu écho est donc pour lui forcément de ce monde : tu es le roi des Judéens m’ont dit d’aucuns — qui parlent pour cela de « blasphème ». On imagine l’œil ironique de Pilate : voilà en effet un roi, voire un « Fils de Dieu » qui n’a pas belle allure !

Avant d’aller plus loin dans ce texte, rappelons à nouveau qu’il n’y est pas question de querelle entre juifs et chrétiens. D’abord les chrétiens n’existent pas encore. Jésus est juif. Ensuite la traduction commune de la question de Pilate donnée en grec sur Jésus « roi des juifs » est vraiment sujette à caution : il n’y a pas de roi d’une religion, mais d’un pays ! Aussi le terme grec, qui a un double sens : Judéen, habitant de la Judée, ou juif, membre de la religion juive, doit évidemment ici être traduit par Judéen : on peut être présenté comme roi de la Judée, mais pas comme roi du judaïsme !

Bref, Pilate demande à Jésus s’il entend prendre la place d’Hérode, roi des Judéens en titre, oui ou non ?! Hérode étant l’allié des Romains, la puissance dominante, et de fait garante de l’ordre, on comprend que Pilate puisse être concerné. Mais comme il doute des capacités de ce… roi, qui ressemble si peu à un roi, à mener à bien un coup d’État, il invite Jésus à se prononcer lui-même sur ses prétentions politiques… Et n’obtient pas de réponse ! Le quiproquo est total !

D’un côté une question politico-diplomatique, le vrai motif de la condamnation de Jésus, en complicité entre autorités judéennes et romaines, malgré le scepticisme de Pilate qui cherche à se débarrasser cette affaire, et de l’autre l’affirmation juive, car le propos du juif Jésus est bien juif, sur la réalité, à une tout autre mesure, du règne de Dieu, ici dans un soulignement radical de l’humilité de Dieu.

Où l’on est renvoyé à un autre vis-à-vis : le vis-à-vis de l’éternité de Dieu et de son humanité, qui trouve dans l’histoire écho dès le Nouveau Testament dans un autre vis-à-vis, celui du judaïsme et de ce qui deviendra le christianisme : car il n’y a pas de christianisme sans judaïsme, sans judaïsme vivant. Jésus devant Pilate rend témoignage à la vérité, la vérité exprimée dans la Bible juive.

Le livre de Daniel nous donne une vision du règne de Dieu, règne décrit comme celui d'un fils d'homme, règne reçu auprès de l'Ancien des jours, Dieu. Dans l’Évangile de Jean, l’homme Jésus apparaît dans la faiblesse au jour où il comparait devant Pilate ; apparemment loin de l'éternité, l'Évangile de Jean nous parle d'un temps sombre. Il nous parle du présent, de notre présent, où ce règne éternel du Fils de l'Homme est voilé sous la douleur, sous l'humiliation, sous tout ce que l'on confronte d'inhumain et de douloureux. Là, Dieu se montre faible, dans le silence.

Et j’entends l’écho du théologien juif Hans Jonas nous interrogeant sur « le concept de Dieu après Auschwitz ». Tout sauf régnant, comme le Dieu dont Jésus nous présente le visage devant Pilate. Le voilà en proie à un destin, aujourd’hui celui de Jésus devant Pilate, qui apparemment lui échappe ! Ici, ce sont les pouvoirs humains, particulièrement en la personne de Pilate, qui sont forts. Ici Dieu est voilé dans le Christ sous son apparente impuissance. Voilé, et révélé. Car précisément, là est la façon dont Dieu règne, d’un règne qui n’est pas de l’ordre des règnes de ce monde…

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… Il est celui qui nous a rejoints, qui a revêtu notre humanité. Toujours le vis-à-vis de l’infini et de l’humilité, présent dans le Christ.

Un vis-à-vis intime de Dieu et de l’humanité dans le Christ. Où l’on sait que dans le Christ humilié, l'image de Dieu est de l’ordre du dévoilement de celui qui est voilé devant Pilate dans l'humanité blessée de celui dont le règne n'est pas de ce monde.

Où l’on retrouve Daniel (7, 13-14) : « Arriva comme un fils d'homme ; Il s'avança vers l'Ancien des jours, Et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ; Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle Qui ne passera pas, Et sa royauté ne sera jamais détruite. »

Une royauté qui n’est pas de ce monde : c’est bien un fils d’homme, dans toute l’humilité qui est dans ce nom-même en hébreu comme en français : humain, humus – qui dévoile l’éternité de celui dont le règne a été dévoilé dans l’humilité du Fils de l’Homme.


RP, Châtellerault, 22.11.15


dimanche 8 novembre 2015

Le nécessaire et le superflu




1 Rois 17, 10-16 ; Psaume 146 ; Hébreux 9, 24-28 ; Marc 12, 38-44

1 Rois 17, 10-16
10 [À la parole du Seigneur, Élie] se leva, partit pour Sarepta et parvint à l'entrée de la ville. Il y avait là une femme, une veuve, qui ramassait du bois. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un peu d'eau dans la cruche pour que je boive ! »
11 Elle alla en chercher. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un morceau de pain dans ta main ! »
12 Elle répondit : « Par la vie du Seigneur, ton Dieu ! Je n'ai rien de prêt, j'ai tout juste une poignée de farine dans la cruche et un petit peu d'huile dans la jarre ; quand j'aurai ramassé quelques morceaux de bois, je rentrerai et je préparerai ces aliments pour moi et pour mon fils ; nous les mangerons et puis nous mourrons. »
13 Élie lui dit : « Ne crains pas ! Rentre et fais ce que tu as dit ; seulement, avec ce que tu as, fais-moi d'abord une petite galette et tu me l'apporteras ; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils.
14 Car ainsi parle le Seigneur, le Dieu d'Israël :
Cruche de farine ne se videra, jarre d'huile ne désemplira
jusqu'au jour où le Seigneur donnera la pluie à la surface du sol. »
15 Elle s'en alla et fit comme Élie avait dit ; elle mangea, elle, lui et sa famille pendant des jours.
16 La cruche de farine ne tarit pas, et la jarre d'huile ne désemplit pas, selon la parole que le SEIGNEUR avait dite par l'intermédiaire d'Élie.

Marc 12, 38-44
38 Dans son enseignement, il disait: "Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques,
39 à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte et les premières places dans les dîners.
40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation."
41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup.
42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes.
43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit: "En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc.
44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre."

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Deux piécettes dans un des troncs du Temple de Jérusalem…

« Assis vis-à-vis du tronc, Jésus regardait comment la foule y mettait de l'argent ». Voilà qui permet de mesurer à quel point l’argent ne le gêne pas. Voilà aussi de quoi comprendre comment Jésus dérange. Imaginez-le en train de se pencher sur le panier d'offrandes et de regarder combien vous mettez ! Eh bien, c'est exactement ce qui se passe au moment de l'offrande ! « Ton Père qui voit dans le secret » voit aussi le secret de ton aumône (Mt 6:4)…

Prenons toutefois garde à ne pas faire de ces textes des armes à culpabiliser en en déplaçant le sens. Ceux à qui s'en prend Jésus sont ceux qui font de l'exhibition en s'arrangeant pour que tous sachent combien ils sont pieux et quelle belle offrande ils donnent : « ils ont déjà leur récompense », nous dit-il.

Et il donne en exemple la veuve — c’est-à-dire à l’époque, sans ressources financières — qui vient de mettre quelques piécettes ; elle veuve spoliée, finalement, en quelque sorte, par les donneurs de leçons de piété, en ce sens qu’elle donne en fait beaucoup (même si ça semble peu), puisque cela empiète sur son nécessaire, son minimum vital : « gardez-vous des gens à la piété exemplaire... » (v.38, 40). Certes ils font de belles offrandes — c'est qu'ils ont les moyens, contrairement à la veuve ; comme de belles prières, signe d’une belle aisance qui se voit jusque dans les dîners. Ils ont déjà leur récompense : avoir brillé.

C'est contre cela que Jésus intervient : pour toi « que ton offrande se fasse dans le secret », « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite », ce qui ne signifie pas un retour à la case départ ! Jésus n'en regarde pas moins dans le panier d'offrandes, indiquant ce que Dieu seul voit.

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Une veuve spoliée par ceux qui brillent au cœur d'une institution devenue injuste... et qui donne quand même...

Il faut, pour éclairer le propos, se rappeler le sens précis du mot « aumône » dans la tradition biblique. Le terme traduit ainsi renvoie au mot hébreu signifiant « justice ». L'aumône devient la restitution d'un équilibre qui a été rompu. La richesse, sous l’angle où elle est productrice de déséquilibres, est mal notée par les auteurs bibliques.

Elle devient mauvaise si elle n'est pas purifiée par l' « aumône », par la justice, qui corrige le déséquilibre qu’elle produit naturellement, puisqu’il est dans sa nature de croître exponentiellement (voir la parabole des talents). Et c’est même en cela qu’elle est signe de bénédiction ! Mais à terme cela mène au déséquilibre si ce n’est pas purifié par l’ « aumône » qui ne signifie rien d’autre que la « justice ».

Ne pas le voir est pour nous tout simplement une façon subtile de nous masquer qu'il est un certain déséquilibre, accepté, jugé normal ou fatal, mais qui relève tout simplement du péché. « Malheur à ceux qui ajoutent champ à champ » criait le prophète — ce qui est pourtant censé être signe de bénédiction ! Exemple concret, pourtant, de la liberté devenant celle du plus fort d'opprimer le plus faible. Où l'accumulation des uns spolie les autres. Ce que dénonce à nouveau Jésus.

Et cette question, que pose la Bible à travers la dénonciation de l'accumulation, a pris de nos jours la taille d'un problème qui atteint des proportions internationales aux conséquences considérables, internationales elles aussi.

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L’Évangile libérant de la peur de manquer, est à même de déboucher la source commune de tous biens, comme la veuve de Sarepta, et comme celle des piécettes du Temple.

C'est un éloge de ce qui nous semblerait être du gaspillage qui nous est donné ici. La veuve livre sa richesse, ces piécettes, sans calcul, à une institution à vue humaine déplorable, mais dont c'est peut-être là une fonction : nous libérer par le gaspillage. Qu'est-ce donc que l'holocauste d'un animal, brûlé entièrement, qui se pratique au temple ? Économiquement aberrant ! Sans compter que Dieu n'en a pas besoin ! Une belle leçon de gratuité, sans calcul, comme on offre des fleurs. Sans doute le sens profond de l'offrande, qui s'en prend directement à la peur de manquer.

Cette peur de manquer qui signe l’avarice comme captivité, fruit de la peur comme manque de foi. Ce mal, fruit de cette peur, est la cupidité, désir d’argent mentionné explicitement par le Nouveau Testament comme péché-racine — ou péché capital, c’est-à-dire qui en fait essaimer d’autres. 1 Timothée 6, 10 : « l’amour de l’argent est une racine de tous les maux ; et quelques-uns, en étant possédés, se sont égarés loin de la foi, et se sont jetés eux-mêmes dans bien des tourments. »

Cette peur parle en ces termes : « Dieu pourvoira-t-il à mon lendemain ? Alors au cas où, je m’assure moi-même, je thésaurise ». Or, voilà une attitude assez commune. Qui n’a pas été l’attitude des veuves de nos textes. Et donc Jésus loue aussi la rareté de l’attitude de la veuve du Temple : elle n’a pas craint de donner de son nécessaire. Cela contre l’attitude assez commune de thésauriser que l’on pardonne peu aux autres. Car l’avarice, on le sait, suscite peu la compassion, et pourtant elle est souffrance.

C’est ce qui permet de dire que l’Évangile du pardon libérateur est peu passé dans ce domaine. On a peu reçu de pardon sur un domaine où l’on a peu confessé, et où donc on pardonne peu. « Celle à qui il a été beaucoup pardonné a beaucoup aimé », dit ailleurs Jésus, d’une autre femme.

C'est peut-être là la source de l'offrande, du don : recevoir le don, le pardon, de Dieu pour notre manque de foi, qui nous fait — et thésauriser, et être sévères sur la pingrerie des autres, qui n’est jamais qu’une autre captivité qui demande aussi libération !

Où il s’agit de découvrir une autre richesse, juste celle-là : « Apportez la dîme... mettez-moi ainsi à l'épreuve, dit Dieu, et vous verrez si je n'ouvrirai pas pour vous les écluses du ciel, si je ne déverse pas sur vous la bénédiction au-delà de toute mesure » (Ml 3:10).

Et la veuve de Sarepta n’a pas manqué !

« Voir s'ouvrir les écluses des cieux », telle est la promesse que Dieu fait à qui ouvre son cœur et ce qui le recouvre... les veuves de nos textes sont alors bien plus riches qu’on ne croit…


R.P. Poitiers, 08.11.15