dimanche 19 juillet 2015

“Reposez-vous un peu”





Jérémie 23, 1-6 ; Psaume 23 ; Éphésiens 2, 13-18 ; Marc 6, 30-34

Marc 6, 30-34
30 Les apôtres se réunissent auprès de Jésus et ils lui rapportèrent tout ce qu’ils avaient fait et tout ce qu’ils avaient enseigné.
31 Il leur dit : « Vous autres, venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu. » Car il y avait beaucoup de monde qui venait et repartait, et eux n’avaient pas même le temps de manger.
32 Ils partirent en barque vers un lieu désert, à l’écart.
33 Les gens les virent s’éloigner et beaucoup les reconnurent. Alors, à pied, de toutes les villes, ils coururent à cet endroit et arrivèrent avant eux.
34 En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut pris de pitié pour eux parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses.

*

« Venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu » : les disciples ont droit au repos. Remarquez, ce n’est pas nouveau : c’est un commandement de la Torah. Nous avons droit au repos — mais…

… Voilà les foules qui se pressent, ne laissant pas les disciples tranquilles. Apparemment, le vrai repos, ou en d’autres termes la vraie « retraite », est post mortem. Les retraités le savent, qui voient qualifier leur retraite d’ « active ». Si le vrai repos est à venir, alors que faire ? — Imaginez-vous en disciple, au jour de notre épisode : « j’avais prévu de me reposer. Jésus lui-même m’y a invité ; et voilà… » Reste alors à rouspéter, face aux foules qui sont bel et bien là — ou à prendre sur soi (en rouspétant, peut-être de toute façon, d’ailleurs, intérieurement). Deux solutions qui n’en sont pas.

*

Cela dit : Jésus fait face et prend soin des foules importunes ; il est le bon berger et a compassion de ces foules qu’il voit comme brebis à l’abandon ; et malgré l’indécence que représente ce repos troublé, il va en prendre soin. Mais lui seul est le bon berger : il n’y a donc pas lieu de « culpabiliser » si l’on est tenté de rouspéter, et même si l’on succombe à la rouspétance ou comme plus tard les disciples, à la tentation du renvoi des foules — ou si à l’inverse on serre les dents pour imiter Jésus. Car ce sont apparemment les deux seules solutions.

*

Revenons aux Douze et arrêtons-nous un instant sur l’alternance activité / repos qui est en jeu ici (et qui correspond à l’institution du shabbat — avec les six jours pour travailler, et un jour pour se reposer). Alternance dont la part repos est apparemment « squizée » ici ; — puisque les foules arrivent au lieu désert, au lieu de repos promis avant même les disciples. Avouez qu’il y a de quoi rouspéter ou au moins tomber les bras ! Les Douze reviennent d’une tournée missionnaire sans doute fatigante. Jésus leur propose de se reposer, et voilà des importuns qui veulent leur voler ce repos si mérité…

Au fond, nos repos provisoires et partiels, repos par alternance, sur un rythme temporel — un temps pour se reposer, un shabbat, qui suit un temps pour travailler ; nos repos temporels représentent l’attente du Shabbat définitif, selon une autre alternance, l’alternance Histoire / Royaume. Bref, après la question de la retraite, celle de l’intermittence, qui débouche sur un constat similaire. Où, de façon triviale : les week-ends préfigurent les vacances, qui préfigurent la retraite… Et tous ces « shabbats » préfigurent le Royaume. Le repos dans le temps, le temps de repos, représente quelque chose dont il n’est que l’ombre, il n’est qu’un repos partiel et troublé.

*

À ce point, faisons un retour à l’attitude de Jésus pour remarquer que notre texte peut être mis en rapport avec ses propos sur shabbat et guérison. En Jean 5, Jésus vient d’opérer une guérison le jour du shabbat. On le lui reproche ; Jésus répond (v. 17) : « Mon Père travaille jusqu’à présent. Moi aussi, je travaille. » — Le contexte est similaire : juste avant la multiplication des pains, comme dans notre texte.

C’est ainsi, en premier lieu, que notre texte nous permet de prendre au sérieux la problématique des pharisiens concernant les guérisons le jour du shabbat. On a vu que l’on peut comprendre un agacement éventuel des disciples (il y avait des malades dans la foule, qui cherchaient à bénéficier des mêmes privilèges que les autres guéris) ; — l’agacement probable des disciples est du même ordre que celui des pharisiens : Dieu nous a donné droit au repos ; ils peuvent se faire guérir un peu plus tard ! — Jésus répond : « Mon Père travaille jusqu’à présent. Moi aussi, je travaille. » Ici, il a compassion des foules sans berger. Problématique similaire.

Dieu travaille toujours — mais en même temps, il est entré dans son Shabbat : Genèse 2,2 « Le septième jour toute l’œuvre que Dieu avait faite était achevée et il se reposa au septième jour de toute l’œuvre qu’il avait faite. » Les deux idées sont dans la Bible. La notion de Dieu qui travaille, ou ailleurs, en d’autres termes, qui veille, est bien présente. Au-delà des alternances temporelles, il travaille donc, et en même temps, il est entré dans son repos, un vrai repos, celui-là. Jésus fait de même, et nous sommes invités à faire de même. Ce qui renvoie au shabbat en un sens « intérieur » :

L’idée de shabbat intérieur apparaît nettement dans l’Épître aux Hébreux, ch. 4 :

4 […] on a dit du septième jour : Et Dieu se reposa le septième jour de tout son ouvrage,
[… Puis…]
7 il fixe de nouveau un jour, aujourd’hui, disant beaucoup plus tard, […] : Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs.
8 De fait, si Josué leur avait assuré le repos [ce qui parle de cette autre une signification du repos, désignant aussi la terre promise comme préfiguration du Royaume], — si Josué leur avait assuré le repos, il ne parlerait pas, après cela, d’un autre jour.
9 Un repos sabbatique reste donc en réserve pour le peuple de Dieu.
10 Car celui qui est entré dans son repos s’est mis, lui aussi, à se reposer de son ouvrage, comme Dieu s’est reposé du sien.
11 Empressons-nous donc d’entrer dans ce repos…

Avant le repos futur promis, et dans lequel on est déjà invité à entrer, cela concerne donc la terre promise aux Hébreux sortant d’Égypte. On a la préfiguration dans l’alternance du temps et la préfiguration dans l’espace : la terre — « un lieu à l’écart ». Or, comme durant le temps de la retraite souvent dite « active », dans la terre promise, on travaille, puisqu’il y a alternance entre travail et Shabbat.

*

Dès lors, on perçoit mieux ce qu’il peut en être : l’alternance repos / travail prend aussi une fonction symbolique. Dans le temps, et dans l’espérance du Royaume, se met en place une idée de prise de distance intérieure, où l’on est appelé à entrer ; ce qui revient à entendre aussi, avec Paul (1 Co 7, 29-31) : « le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient pas, ceux qui tirent profit de ce monde comme s’ils n’en profitaient pas vraiment. Car la figure de ce monde passe. »

Le retrait temporel, le jour du repos, les temps de retraite, ou les lieux à l’écart, désignent aussi un nécessaire retrait intérieur sans lequel le retrait temporel risque d’être tout sauf un repos. On connaît tous les agités du dimanche, qui font tout sauf se reposer, et qui, du coup, deviennent de plus en plus indisponibles. Et pourtant, le dimanche a bien eu lieu !

Alors cet autre terme pour ce retrait intérieur : distance, prise de distance, prend tout son sens. La compassion dont fait preuve ici Jésus devient ainsi fonction d’une prise de distance par rapport à soi ; une compassion qui dès lors n’a rien d’une obligation, fruit d’une angoisse ou d’un sentiment de culpabilité… Une « compassion » ainsi mal vécue n’étant jamais exempte, en outre, de quelque ressentiment ou rouspétance intérieure.

Prise de distance par rapport à soi qui ne signifie pas dédain de soi, mais retrait intérieur, retrait de soi ; soi caché en Dieu. « Votre vie est cachée avec Christ, en Dieu », écrit Paul. Concevoir cela est le vrai repos, le lieu désert à l’écart est celui-là ; un lieu inaccessible.

Notons que savoir que là est le repos ne disqualifie pas les rythmes, les alternances de repos et d’activité, mais au contraire les qualifie, leur donne une certaine et réelle qualité. L’institution d’un jour de repos est un don de Dieu à Israël, transmis via l’Église à l’Empire romain et au monde. Un abattement des idoles, qui vaut jusqu’à nos jours, quand une société qui sacrifie à l’idole consumériste renoue avec la culpabilisation païenne du droit au repos…

A fortiori nos temps de repos sont-ils qualifiés par leur dimension intérieure, devenant découverte des lieux de retrait, des possibilités de paix intérieure — un temps de grâce — ; alors les accidents comme celui qu’ont rencontré là Jésus et ses disciples, s’ils demeurent gênants, deviennent cependant surmontables. La prise de distance dans le temps, par des temps de repos, qualifiée par le développement de la prise de distance intérieure, ouvre à la disponibilité.

Le Royaume de Dieu est au milieu de vous, dit encore Jésus. À savoir, ce repos espéré qu’est le Royaume, cette promesse d’un shabbat définitif, peut être saisi dans notre aujourd’hui : « c’est aujourd’hui le jour du repos », dit l’Épître aux Hébreux au passage que l’on a cité. Le Royaume nous a rejoints au cœur de notre intimité. Quand les temps alternés nous apprennent que le repos est au fond intérieur, la présence et la disponibilité sont l’autre face, selon laquelle « Dieu travaille jusqu’à présent », comme le dit Jésus. En fait, celui qui se repose en Dieu, témoigne en même temps, en se reposant, en quelque sorte, de sa présence : « En vain vous levez-vous matin, vous couchez-vous tard, et mangez-vous le pain d’affliction, dit le Psaume (127, 2) ; il en donne autant à son bien-aimé pendant qu‘il dort » ! Ce qui ne veut sans doute pas dire qu’il ne faut rien faire, mais qu’il faut savoir qu’il est un lieu de refuge intérieur dont la fréquentation n’est pas facultative.

*

Le repos est nécessaire et demande des temps, et des lieux, réservés. Mais il n’est jamais complet, sans trouble et définitif dans notre temps. Jésus est maître du repos, qu'il source en Dieu ; source de compassion et d’action à la fois. Le cœur des temps de repos est caché en Dieu : le repos est au fond hors du temps, qui est lieu de l’action. Il est prise de distance de soi en Dieu.

« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. » (Mt 11, 28)


R.P. Poitiers, 19.07.15


dimanche 12 juillet 2015

Dans l'urgence




Amos 7, 11-15 ; Psaume 85 ; Éphésiens 1, 3-14 ; Marc 6, 7-13

Amos 7, 11-15
11 Car voici ce que dit Amos : Jéroboam mourra par l’épée, et Israël sera emmené captif loin de son pays.
12 Et Amatsia dit à Amos : Homme à visions, va-t-en, fuis dans le pays de Juda ; manges-y ton pain, et là tu prophétiseras.
13 Mais ne continue pas à prophétiser à Béthel, car c’est un sanctuaire du roi, et c’est une maison royale.
14 Amos répondit à Amatsia : Je ne suis ni prophète, ni fils de prophète ; mais je suis berger, et je cultive des sycomores.
15 L’Éternel m’a pris derrière le troupeau, et l’Éternel m’a dit : Va, prophétise à mon peuple d’Israël.

Marc 6, 7-13
7 Il fait venir les Douze. Et il commença à les envoyer deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits impurs.
8 Il leur ordonna de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans la ceinture,
9 mais pour chaussures des sandales, « et ne mettez pas deux tuniques ».
10 Il leur disait : « Si, quelque part, vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu’à ce que vous quittiez l’endroit.
11 Si une localité ne vous accueille pas et si l’on ne vous écoute pas, en partant de là, secouez la poussière de vos pieds : ils auront là un témoignage. »
12 Ils partirent et ils proclamèrent qu’il fallait se convertir.
13 Ils chassaient beaucoup de démons, ils faisaient des onctions d’huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient.

*

Qu'est-ce que cette intolérance ?! Voilà des disciples qui prêchent la repentance, qui prennent autorité sur les esprits impurs et qui secouent la poussière de leurs pieds contre ceux qui n'écoutent pas !…

L’Église Protestante Unie, en France, aujourd’hui : cote de popularité au zénith. Oh ! on connaît bien les protestants, ils sont sympathiques, ils sont modernes, tolérants, etc. Bref ils plaisent, et ce n'est pas faute de faire tout pour plaire. Question : l'indispensable tournement libérateur vers Dieu, la conversion / techouva en termes techniques, c'est-à-dire concrètement la repentance (qui elle n'est pas très à la mode, elle ; mais l'a-t-elle jamais été ?), a-t-il lieu ? S’il n’y a aucune remise question, aucune exigence en d'autres termes, eh bien, il n’y a qu’à se contenter de la grâce à bon marché, qui ne coûte rien que d’accepter que tout est bien. Mais il n’y a alors aucune autre libération à espérer.

C’est ainsi que lorsqu’on tente de dire la moindre exigence libératrice, on ne fait que susciter l’inimitié : qu’est ce que cette intolérance subite ? Car la suite du texte, où il est question de la mission d’évangélisation des disciples, le précise : « Ils partirent et ils proclamèrent qu’il fallait se convertir » (v. 12), ou, puisque c'est le même mot, autre traduction : « se repentir ». Ce qui implique concrètement qu’il y a des choses à changer dans les comportements. Et ça, c’est le côté… désagréable de toute délivrance !

Or il y a urgence. C'est le sens de : « Il leur ordonna de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans la ceinture, mais pour chaussures des sandales, et "ne mettez pas deux tuniques" ». Urgence au temps des Douze, mais peut-être aujourd'hui aussi, tant il y a toujours urgence, tant on est toujours dans l'aujourd'hui quand il s'agit de vivre vraiment ; voire de survivre.

*

Avant les Douze, c'est déjà le cas d'Amos, dont un extrait est proposé à nos lectures de ce jour. Amos, une prédication qui irrite, c'est le moins qu'on puisse dire. Amos prophète de malheur auprès d'un peuple qui se berce de sa tranquillité provisoire, Amos auquel on demande donc de se taire.

« Jéroboam, annonce Amos, [le roi] Jéroboam mourra par l’épée, et Israël sera emmené captif loin de son pays. » Il s'agit des dix tribus disparues depuis. Le prêtre officiel, Amatsia, n'aime pas cette prédication qui risque de secouer la léthargie ambiante. Dormir au milieu d'un champ de ruines.

Voilà qui évoque peut-être notre situation, hélas.

*

Un monde en champ de ruines, avec un îlot d'aisance ensommeillé, de plus en plus pressé par ceux qui vivent dans le champ de ruines. Un champ de ruines depuis lequel on se demande s'il n'a pas été entretenu pour maintenir l'ilôt en son état d'ilôt. Un ilôt bordé de frontières, comme la Méditerranée de nos plages, qui ne parvient plus à cacher ce champ de ruines qui nous entoure.

Et dans l'ilôt, que fait-on, jusque dans les Églises ? On débat de problèmes sociétaux, un peu comme en Israël au temps d'Amos, ou à Byzance à la veille de la chute de Constantinople. On s'en moque aujourd'hui, disant qu'ils discutaient du sexe des anges.

« Ne nous permets pas de rester insensible aux souffrances que nous côtoyons chaque jour » prions-nous dans notre liturgie de deuil.

« Envoie Lazare ressuscité pour que mes proches se repentent » demande le riche défunt tourmenté. « Ils ont Moïse et les prophètes. S'ils ne les écoutent pas, même un ressuscité ne les touchera pas » lui est-il répondu.

Et nous, ce matin nous avons Amos et les Douze envoyés prêcher la repentance. « Marre de se repentir » entend-on comme réponse. Comme si on avait une fois commencé à se repentir, c'est-à-dire à regarder les choses en face et à changer de cap, selon la signification du mot « repentir », qui ne veut pas dire se morfondre sur ce qui est advenu avant nous ! mais faire retour.

« Si l’on ne vous écoute pas »… avertit Jésus. Je n'ai pas la solution. Je ne crois plus aux pétitions et autres adresses aux dirigeants qui sont parfaitement informés de ce dont on croirait les informer.

Amos, qui dit n'être pas prophète professionnel, mais bouvier de profession, a averti, comme les Douze envoyés par Jésus, qu'il s'agit de se repentir, de crier à Dieu.

Nous sommes sur « un très grand navire confortablement aménagé, imagine un prophète moderne, Kierkegaard. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : “La nuit sera terrible”. Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : “Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée”. Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent [sautent des Jéroboam, puisque le nom du roi d’Israël du temps d'Amos est devenu celui d'une bouteille de champagne !]. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et “La nuit sera terrible”. (S. Kierkegaard - 1813-1855 -, "Note du Journal de 1855", dans L'Instant, cité par J. Brun, “Sablons le champagne”, Foi et vie, Janvier-Février 1976.)

Kierkegaard imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux ». (Ibid.)

*

Quid de l’écho que les prophètes ont eu, ou n’ont pas eu : oh ! laissez-moi vivre comme je l’ai toujours fait… ne pas être remis en question. Or l’Évangile qui libère, à la suite d'Amos et des prophètes, demande des changements de vie.

Voilà qui fait intolérant et quelque peu… « moraliste ». Pensez : les Douze, envoyés, se mettent à proclamer qu’il faut se repentir !

Proclamer donc, que ce que l’on fait n’est peut-être pas adéquat à la liberté de l’Évangile, et au comportement libre qu’il induit (libre aussi quant au désir de plaire à tout prix). Or la repentance que prêchent les Douze est incontournable quant à l’exigence d’un changement libérateur (« Sortez de Babylone », i.e. « quittez ce qui vous rend captifs »). Mais c’est une exigence, ça ! Eh oui ! Une exigence qui risque même de rendre impopulaire.

Face à cela, que dit Jésus ? Non pas : faites des efforts pour leur plaire, mais secouez contre eux la poussière de vos pieds !… Car vient le temps où les prophètes se taisent, devant l'évidence que l'on n'a rien à faire de ce qu'ils disent…

Jésus leur donne autorité sur les esprits impurs, est-il dit des Douze. Plutôt qu'à des rois Jéroboam qui savent, tout comme les prêtres Amatsia, c'est à Dieu que crie Amos, en avertissant, c'est-à-dire en disant ce que les ensommeillés savent très bien, à savoir que sans un repentir réel, pour une prise d'autorité sur les esprits impurs qui ont conduit à cette situation, un monde malade, l’avenir est sombre.

Je n'ai pas de solution, pas plus que vous ou nos dirigeants, qui savent tout ce qu'il y a à savoir, via les experts qui les informent, qui savent aussi ce qui a conduit à cette situation, ce qui continue à se faire, à défaut de repentance.

Alors je crois qu'aujourd'hui, entendre la voix des prophètes consiste en un cri, jour et nuit, vers Dieu, dans l'intimité de nos cœurs, là où se chassent les esprits impurs, dans un monde où nous sommes tous dans le même bateau, pour que jaillisse un sursaut, dont j'ignore ce qu'il est, mais qui revêt la même urgence qu'au temps d'Amos ou des Douze.


RP, Poitiers, 12.07.15


dimanche 5 juillet 2015

Un prophète en sa patrie…




Ézéchiel 2, 2-5 ; Psaume 123 ; 2 Corinthiens 12, 7-10 ; Marc 6, 1-6

Ézéchiel 2, 2-5
2 […] Un esprit vint en moi ; il me fit tenir debout ; alors j’entendis celui qui me parlait.
3 Il me dit: « Fils d’homme, je t’envoie vers [...] des gens [...] au visage obstiné et au cœur endurci, je t’envoie vers eux ; tu leur diras: Ainsi parle le Seigneur DIEU.
5 Alors, qu’ils t’écoutent ou ne t’écoutent pas [...], ils sauront qu’il y a un prophète au milieu d’eux.
2 Corinthiens 12, 7-10
7 Et parce que ces révélations étaient extraordinaires, pour m’éviter tout orgueil, il a été mis une écharde dans ma chair, un ange de Satan chargé de me frapper, pour m’éviter tout orgueil.
8 A ce sujet, par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi.
9 Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » Aussi mettrai-je mon orgueil bien plutôt dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ.
10 Donc je me complais dans les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions, et les angoisses pour Christ! Car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
Marc 6, 1-6
1 Jésus partit de là. Il vient dans sa patrie et ses disciples le suivent.
2 Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. Frappés d’étonnement, de nombreux auditeurs disaient : « D’où cela lui vient-il ? Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, si bien que même des miracles se font par ses mains ?
3 N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici, chez nous ? » Et il était pour eux une occasion de chute.
4 Jésus leur disait : « Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison. »
5 Et il ne pouvait faire là aucun miracle ; pourtant il guérit quelques malades en leur imposant les mains.
6 Et il s’étonnait de ce qu’ils ne croyaient pas. Il parcourait les villages des environs en enseignant.
*

« N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici, chez nous ? »

Voilà qui indique ce qu’est la dimension biologique de nos vies — ici de la vie de Jésus — et donc la façon dont le monde nous perçoit : fils ou fille d’un tel, formé dans telle école, de tel métier, de telle couleur, ou de telle religion, etc. Bref, la dimension repérable de quelqu’un, condition qui permet d’établir des petites cases, et surtout de l’y cantonner…

Eh bien la bonne nouvelle que porte Jésus, c’est que la vérité de nos êtres est cachée en Dieu. Comme il est Fils unique de Dieu, unique devant Dieu, nous sommes appelés à l’être, tout autre chose que ce qui correspond aux cases de nos appartenances, familiales, professionnelles, repérables à l’œil, etc. La vérité de nos êtres est cachée en Dieu. Ce que nous sommes est unique. C’est ce que nous dit en signe le baptême : vous êtes tout autre chose que ce que l’on voit de vous, que ce l’on dit de vous.

Voilà donc Jésus chez les siens, dans son village, cantonné à ce que l’on sait, à ce dont on se souvient le concernant. Normalement, il ne peut qu’être cela. Et voilà qu’il ouvre la bouche, et que ce qu’il dit et fait étonne, dénote…

Voilà que le public prend très mal les paroles et les actes de Jésus. Voilà simplement, en fait, qu’à l’instar des prophètes bibliques et plus tard de ses disciples, il est rejeté.

Est-ce à dire que les prophètes, et Jésus, n’étaient pas à la hauteur de leur public ? Eh bien au sens de l’audimat, peut-être ! Mais au fond, cela n’est que prétexte : ses paroles sont sagesse et vérité — on la lui reconnait même, cette sagesse ! Ce qu’on reproche à Jésus, c’est de déranger — de même qu’à tous ceux qui s’en tiennent au message du Dieu qui libère.

Les prétextes diffèrent : pour Ézéchiel apparemment, c’est qu’on le trouvait un peu borné : ressasser toujours cette vieille loi — qu’on a appris à dépasser, n’est-ce pas ?

Pour Paul, ce qu’il dit est trop compliqué selon uns (cf. 2 Pierre 3, 16), trop paradoxal selon les autres, peu séduisant pour tous. On se creuse depuis 2000 ans pour savoir ce qu’est cette fameuse écharde dans sa chair et qui l’empêche de s’enorgueillir. En tout cas, quoiqu’il en soit, c’est quelque chose qui l’empêche de briller. Et finalement, admet-il, c’est plutôt une bonne chose. C’est ainsi, dans ce qui n’est pas apprécié, que le message de Dieu est communiqué. On ne peut pas annoncer le crucifié en trônant dans la gloire : « ma puissance s’accomplit dans la faiblesse ».

Car au fond, le cœur du problème est là : la vérité n’est pas dans ce qui brille. Elle est cachée pour chacun de nous dans ce qui est humble, au cœur des faiblesses de nos vies. Jésus dans son village a été ignoré des chercheurs de brillance. Ses paroles et ses actes ont eu beau étonner, on pensait qu’il était mal placé pour dire, et faire, ce qu’il disait, aussi sage cela fût-il — surtout parmi ceux qui l’avaient vu grandir…

Une chose demeure : la parole de Dieu dérange. Elle dérange par son humilité-même, qu’on voudrait donc faire taire, ou à défaut, remplacer par des illusions brillantes, genre promesses de bonheur de longévité, de bonne santé, tout cela à bon marché — plutôt que de se voir réduits à prendre nos problèmes à bras de corps.

Que la vérité dérange, c’est une chose toujours à l’ordre du jour. Israël au temps d’Ézéchiel, les Grecs au temps de Paul, qui aujourd’hui ? Qu’on veuille faire taire la vérité est toujours aussi vrai. Les méthodes n’ont pas changé non plus : la soumission à l’illusion et à la facilité, ou l’exclusion.

C’est de tout temps la méthode des faux prophètes. C’est ce que dit Jésus à la suite des prophètes qui l’ont précédé. « Malheur à vous quand on dira du bien de vous : c’est ainsi qu’on agissait à l’égard des faux prophètes. Heureux serez-vous lorsqu’on répandra sur vous toute sorte de propos méprisants : c’est ainsi qu’on faisait à l’égard des vrais prophètes ».

Cela est particulièrement inquiétant pour notre époque d’audimat roi. Particulièrement inquiétant sous cet angle de voir des hommes publics, politiques, ou ecclésiastiques, éviter les propos de fond, qui ennuient, ou surtout pourraient déranger, pour venir au contraire se fondre dans le décor des émissions de variété. Être « sympa »… Et à quand un applaudimètre pour évaluer les prédicateurs ?

La chose est si délicate que l’on ne s’en prendra jamais de face au problème. On attaquera de biais. Paul est trop compliqué, Ézéchiel trop borné. Ne disait-on pas de Jésus : pour qui il se prend ? On l’a vu grandir, on connaît ses parents et ses frères et sœurs, etc.

… En tout cela, on cherche à éviter de confronter nos vrais problèmes, de reconnaître notre faiblesse, là où seulement s’accomplit la puissance de la grâce — par cette vérité qui fait mal et où le Christ peut guérir et consoler vraiment.

La vérité, qui dérange forcément, n’a que faire de briller. Ce sont les chefs de sectes qui esbaudissent leurs disciples, comme les faux prophètes dans la Bible. À Nazareth, on a appris les actes spectaculaires réputés de Jésus. Et ça n'est pas un problème en soi. On voudrait même — pourquoi pas ? — en bénéficier, à condition que ce ne soit pas pour ce qu'ils sont pour Jésus : des signes, qui dérangent forcément. Hors des actes de compassion comme Jésus en accomplit ailleurs aussi, il ne pourra donc y avoir de miracles à Nazareth !

Dieu n'a pas choisi la méthode des coups d'éclats à bon marché. Il a choisi Paul et ses paradoxes compliqués, Moïse qui est bègue, Jérémie entremêlé dans sa timidité d’adolescent qui vient de muer, que sais-je encore ? Mais au risque pour ceux-là d’être en proie à des tracasseries, ou comme antan et ailleurs à des persécutions, et évidemment, pas toujours de front. On leur cherche, aujourd’hui comme antan, des poux dans la tête. Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage.

*

Le vrai problème n’est pas de savoir si tel prophète est trop simple ou trop compliqué. Si on connaît son cousin ou son grand-père, qu’on en fasse un critère dévalorisant comme pour Jésus ou valorisant pour d’autres ; ce n’est pas son jeune âge qui le rend proche des jeunes ou son grand âge qui le rend sage, s’il est bègue ou malade, etc., et que sais-je encore…

La vraie question est posée par Jésus — Mathieu 7, 15-20 : « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous vêtus en brebis, mais qui au-dedans sont des loups rapaces. C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisins sur un buisson d’épines, ou des figues sur des chardons ? Ainsi tout bon arbre produit de bons fruits, mais l’arbre malade produit de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits, ni un arbre malade porter de bons fruits. Tout arbre qui ne produit pas un bon fruit, on le coupe et on le jette au feu. Ainsi donc, c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. »

Fruits : il ne s’agit pas de la quantité des disciples, on le comprend. La question, parlant de fruits, raisins et figues, contre chardons et épines est : est-ce que la parole qu’il porte est nourrissante, donc exigeante, car telle est la parole de Dieu, comme le raisin et la figue, là où celle des faux prophètes est desséchante, frustrante. Nourrissante, ce qui ne veut pas dire forcément douce. Douce parfois, âpre d’autres fois, d’apparence compliquée d’autres fois, comme pour la prédication de Paul. La grâce gratuite n’est pas à bon marché.

Un peu comme, si on écoutait nos enfants, on ne les nourrirait que de bonbons, ce qui ne serait pas pour leur mieux. Il leur faut aussi des choses moins douces à avaler, de la viande et pas que du lait dit le Nouveau Testament — ni a fortiori que des bonbons !

C’est cette exigence qui est reprochée aux témoins de la parole de Dieu. Face à Jésus, Ézéchiel ou Paul, c’est toujours ce reproche — pour finalement les faire taire en inventant toute sorte de prétextes pour préférer les donneurs de bonbons ; ceux qui ne dérangent pas.

Les prophètes, les Apôtres et Jésus dérangent. Ils dérangent les petites cases dans lesquelles on ne peut pas les ranger. Et c’est à ce prix qu’ils consolent : on ne peut y ranger personne. Heureux qui a goûté que la parole de Dieu, même sous ce qui est souvent son amertume, est bonne — et qui la cherche là où il la donne.

R.P., Poitiers, 05.07.15