dimanche 24 mai 2015

Pentecôte





Actes 2, 2-6 ; Psaume 104 ; Galates 5, 16-25 ; Jean 15, 26-27 & 16, 12-15

Actes 2, 2-6
2 Tout à coup il y eut un bruit qui venait du ciel comme le souffle d’un violent coup de vent: la maison où ils se tenaient en fut toute remplie;
3 alors leur apparurent comme des langues de feu qui se partageaient et il s’en posa sur chacun d’eux.
4 Ils furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer.
5 Or, à Jérusalem, résidaient des Juifs pieux, venus de toutes les nations qui sont sous le ciel.
6 A la rumeur qui se répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa propre langue.

Jean 15, 26-27
26 “Lorsque viendra le Consolateur que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi;
27 et à votre tour, vous me rendrez témoignage, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement.

Jean 16, 12-15
12 J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant.
13 lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. Car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir.
14 Il me glorifiera, parce qu’il prendra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera.
15 Tout ce que le Père a est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il prend de ce qui est à moi, et qu’il vous l’annoncera.

*

Quelques cinquante jours avant Pentecôte, Jésus annonce, dans ce texte, l’envoi de l’Esprit saint, qui nous le dévoile comme Christ glorifié, pour nous envoyer à notre tour. Cet envoi de l’Esprit saint comme tout à nouveau, lors d’une fête juive de Shavouoth du premier siècle de notre ère, est ce que nous fêtons aujourd’hui.

*

Cela commence donc, cinquante jours avant, par une chose étrange. Alors que Jésus va partir, être retiré à ses disciples, concrètement qu’il va mourir ; il annonce dans ce départ, cette réalité étonnante de la vie de Dieu avec le monde : le signe de son retrait à lui, son absence. Car si Dieu est présent partout, et si le Christ ressuscité est lui-même corporellement présent — il est ici —, il est aussi étrangement absent, caché, comme l’est aussi le Père — nous ne le voyons pas.

Cela signifie plusieurs choses. D’abord qu’il règne, que l’on n’a point de mainmise sur lui, un peu comme ces princes antiques qui exerçaient leur pouvoir en restant toujours cachés de tous, sauf à quelques occasions réservées à leurs proches — cachés derrière une série de voiles. Le rituel biblique exprime cela par le voile du Tabernacle, puis celui du Temple, derrière lequel ne vient, et qu’une fois l’an, le grand prêtre.

Ce lieu très saint a son équivalent céleste, comme nous l’explique l’Épître aux Hébreux (8:5) lisant l’Exode (25:40). Temple céleste dans lequel officie le Christ.

C’est dans ce lieu très saint céleste qu’il est entré par son départ, au-delà du voile dit l’Épître aux Hébreux, départ avéré à sa mort — ce qui est signifié dans sa Résurrection et son Ascension. Le Christ entre dans son règne et se retire, voilé dans une nuée. Sa croix est alors, comme il l’annonçait, sa glorification : « l’Esprit de vérité vous conduira dans toute la vérité ; [...] Il me glorifiera, parce qu’il prendra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera » (Jean 16, 13-14). Dieu nous parle…

*

Le don de l’Esprit est alors la présence de celui qui ne se laisse plus voir, et le partage de sa vie. Jésus présent de façon visible, Jésus dans ce monde, est celui qu’on voulait fixer sur un trône palpable, lors des Rameaux, il est celui qu’on croyait fixer, par la crucifixion ; ou celui dont on voudrait se faire un Dieu commode, saisissable, visible, en somme.

Or Jésus manifeste le Dieu insaisissable, invisible, celui qui nous échappe, qui échappe à nos velléités de nous en fixer la forme, d’en faire une idole ! Une telle volonté relève de l’esprit du monde.

Mais l’Esprit de Dieu, l’Esprit saint, est celui qui nous communique cette impalpable, imperceptible présence au-delà de l’absence, et nous met dans la communion de l’insaisissable. C’est pourquoi sa venue est liée au départ de Jésus — ce que Jésus vient de dire à ses disciples : « si je ne m’en vais pas, le Saint Esprit, ne viendra pas ».

Nous laissant ainsi la place, il nous permet alors de devenir par l’Esprit saint ce à quoi Dieu nous destine, ce pourquoi il nous a créés.

*

Cela nous enseigne en parallèle ce qu’il nous appartient de faire en ces temps d’absence : devenir ce à quoi nous sommes destinés, en marche vers le Royaume ; accomplissement de la Création.

C’est à présent, dans cette perspective, l’ultime étape du projet de Dieu : l’effusion de l’Esprit promise par les prophètes — « comme l’eau couvre le fond des mers », une effusion générale (Joël 3 / Actes 2), sur tous les peuples (Actes 8 & 10). C’est là la nouveauté fondamentale, cette universalité, car en Israël, les fidèles connaissaient la vie de l’Esprit déjà auparavant (voir par ex. Luc 2:25) — et des temps d’effusion, de réveil. Dorénavant, dans cette nouvelle effusion, tous les peuples sont au bénéfice du don de Dieu : « élevé de la terre », le Christ, selon sa promesse, « attire tous les hommes à lui » (Jean 12:32).

Cela pour une connaissance partagée du Père, ce qui est la vie éternelle : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jean 17:3). Cette connaissance, cette consolation, n’est autre que la communion à son humilité, à son entrée dans la condition de l’esclave, que nous sommes conviés à faire nôtre (Philippiens 2:4-6) — connaissance de la vérité, car sans humilité, il n’y a que mensonge sur nous-même.

C’est une dépossession à laquelle nous sommes appelés. La dépossession que suppose le don de l’Esprit saint est la dépossession de toute sagesse et puissance qu’a connue Jésus crucifié (1 Co 2:1-11 ; Ph 2:7). Dépossession qui doit aussi être notre part.

Ce n’est pas une incitation à l’irresponsabilité, mais une mise en garde contre une façon de s’imaginer régner, une façon, qui est mensonge, de refuser d’être dépossédé comme le Christ l’a été, une façon de s'imaginer être propriétaires de notre identité ; là où le Christ, lui s’en est dépossédé. C’est ainsi que son Esprit nous conduira dans toute la vérité, et dans la gloire qui est la sienne — élevé à croix.

Or cette dépossession correspond précisément à l’action mystérieuse de Dieu dans la création. On lit dans la Genèse que Dieu est entré dans son repos. Dieu s’est retiré pour que nous puissions être, comme le Christ s’en va, par la croix avant l’Ascension — et c’est sa glorification — pour que vienne l’Esprit qui nous fasse advenir nous-mêmes en Dieu.

Il y a là une puissante parole d’encouragement pour nous tous. L’Esprit saint remplit de sa force de vie quiconque, étant dépossédé, jusqu’à être abattu, en appelle à lui en reconnaissant cette faiblesse et cette incapacité. L’Esprit saint ne remplit pas un peuple ou un individu plein de lui-même.

C’est au contraire quand nous sommes sans force que tout devient possible. « Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse », est–il dit à Paul (2 Co 12). Ou Pierre qui vient de renier Jésus, faiblesse immense, est à la veille de recevoir la puissance qui va l’envoyer, plein de la seule force de Dieu, jusqu’aux extrémités de la terre.

Et de même tous les disciples, dont la faiblesse, la dépossession de toute capacité, a été la porte du déferlement de l’Esprit saint. Il me semble qu’il y a là un message très actuel pour nous tous, pour nous, Église faible, en perte de capacités, en un peuple affaibli.

S’il y avait là un signe pour nous d’un proche déferlement nouveau ? À nous, à présent, de reconnaître notre faiblesse et notre abattement et d’en appeler dès lors à celui-là seul par qui tout est possible, et sans qui nous ne pouvons rien faire.

*

Nous sommes, 2000 ans après, toujours dans la période qui a suivi cet événement de Pentecôte ; où, en quelque sorte, l’étape ultime de la création se met en place. Le jour s’approche de l’entrée de la Création dans le repos de Dieu, le jour de l’apaisement qu’appellent les prières du peuple de Dieu dans la liturgie divine dans laquelle s’inscrivent aussi les Apôtres (Actes 2, v.14).

En se retirant, ultime humilité à l’image de Dieu, le Christ, Dieu créant le monde, nous laisse la place pour qu’en nous retirant à notre tour, nous devenions, par l’Esprit, par son souffle mystérieux, ce que nous sommes de façon cachée. Non pas ce que nous projetons de nous-mêmes, non pas ce que nous croyons être en nous situant dans le regard des autres.

Devenir ce que nous sommes en Dieu qui s’est retiré pour que nous puissions être, par le Christ qui s’est retiré pour nous faire advenir dans la liberté de l’Esprit saint, suppose que nous nous retirions à notre tour de tout ce que nous avons pris l’habitude de croire de nous-mêmes, suppose que nous nous retirions de l’image qu’ont forgée de nous nos parents, nos maîtres, nos amis ou ennemis ; que nous nous retirions de la volonté de nous différencier par nous-mêmes pour être dans la vérité, conduits par L’Esprit de vérité dans toute la vérité et en premier lieu, à nouveau par l’humilité. Calvin, dont la pensée est en grande partie une méditation de l’œuvre de Esprit saint, ouvre ainsi son Institution chrétienne : « Toute la somme presque de nostre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d’estre réputée vraye et entière sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en cognoissant Dieu, chacun de nous aussi se cognoisse. »

L’Esprit de Dieu est celui qui insuffle en nous la liberté de n’être rien de ce dont nous aurions la maîtrise, de ne plus rechercher ce que nos habitudes nous ont rendu désirable, de ne plus aimer ni haïr en réaction.

Le Christ lui-même s’est retiré pour nous laisser notre place, pour que l’Esprit vienne nous animer, cela à l’image de Dieu se retirant dans son repos pour laisser le monde être. À combien plus forte raison, devons-nous voir se retirer tous nos modèles et nos anti-modèles, tous nos désirs de nous démarquer, ou de perpétuer ce que nous prétendons être.

C’est dans ce renoncement seulement que se complète notre création à l’image de Dieu. C’est là seulement qu’est notre entrée avec le Christ dans le Temple éternel qu’est appelé à devenir ce monde. Hors cela il n’est que stérile agitation et poursuite de la vanité.

Que ce jour soit pour nous une prière de retrait en Dieu. De sorte que l’Esprit de Dieu que nous envoie le Christ se retirant, déferle en nous comme la sève dans le cep, et soit le souffle qui nous permettant de nous retirer de nous-mêmes, nous fasse alors accéder à la liberté de devenir enfants de Dieu et au sens de notre mission.

R.P. Poitiers, 24.05.15


dimanche 17 mai 2015

Jésus, dévoilement du Père



(photo ici)

Actes 6, 1-7 ; Psaume 103 ; 1 Pierre 2, 4-10 ; Jean 14, 1-12

Jean 14, 1-12
1  "Que votre cœur ne se trouble pas : vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi.
2  Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures : sinon vous aurais-je dit que j’allais vous préparer le lieu où vous serez ?
3  Lorsque je serai allé vous le préparer, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que là où je suis, vous serez vous aussi.
4  Quant au lieu où je vais, vous en savez le chemin."
5  Thomas lui dit : "Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin ?"
6  Jésus lui dit : "Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.
7  Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent vous le connaissez et vous l’avez vu."
8  Philippe lui dit : "Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit."
9  Jésus lui dit : "Je suis avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m’as pas reconnu ! Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : Montre-nous le Père ?
10  Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ! Au contraire, c’est le Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres.
11  Croyez-moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi ; et si vous ne croyez pas ma parole, croyez du moins à cause de ces œuvres.
12  En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père.

*

Rappelons-nous tout d’abord les circonstances : Jésus va partir. Concrètement, il va mourir. On sait de quelle façon. Alors il donne comme un testament à ses disciples. Une promesse de consolation pour les temps difficiles qu’ils auront à traverser jusqu’à la venue du Règne de Dieu.

C'est en regard de ce temps difficile qu'on trouve, comme consolation, ce texte très connu, le verset 6 — « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi ». Il n’est ainsi pas question ici de conversion à une religion, mais d'entrée dans l'intimité du Père — et cela dans le contexte du départ de Jésus : « où je vais, vous en savez le chemin » (v. 4). Voilà qui donne un tour particulier à ce verset. Par là, le disciple est appelé à venir, en Jésus, à une position semblable à celle qui est la sienne vis-à-vis du Père.

« Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. » Voilà une parole qui ainsi, devient parole de consolation, qui annonce le Consolateur, l’Esprit de vérité, « qui vous conduira dans toute la vérité » — au-delà de tout ce que nous traversons de douleurs et de détresse. Car cela vaut au-delà des temps de persécutions comme celle qu va traverser Jésus et bientôt ses disciples. D’autres épreuves sont en vue. Le disciple du Christ reçoit ainsi la promesse d’un Esprit, l’Esprit de Dieu, qui précède tous les temps et toutes les détresses, et qui ancre le disciple au-delà des faux-semblants dans une vérité indestructible. Voilà une consolation indicible, vrai chemin de Vie — Chemin, Vérité et Vie. « Je suis le chemin et la vérité et la vie », promet Jésus.

*

Rappelons-nous que l'Évangile selon Jean débute par la présentation de la Parole éternelle, venue en Jésus Christ, qui demeure éternellement dans le sein du Père. Demeurer dans le sein du Père. Ce à quoi nous sommes appelés aussi. « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père » : c’est-à-dire que chaque disciple est appelé à vivre aussi lui-même, comme être unique, cette relation d'intimité avec Dieu qui est la Consolation de Jésus et celle des siens ; et cela dès aujourd’hui.

Dans la présence de Dieu, les particularités individuelles de chacun sont appelées à devenir autant de signes du Dieu invisible, à l'image de Jésus. C'est pourquoi (v. 12), celui qui croit en lui fait aussi les œuvres du Christ. Mieux, par l'accès à Dieu dévoilé par Jésus, dévoilé dans sa glorification à la croix par sa résurrection, les œuvres des disciples en sont même plus grandes que celles d'avant de dévoilement en Jésus de ce qui se peut savoir de Dieu.

Cela parce que le dévoilement de Dieu en Jésus, scellé dans son départ, sa crucifixion, est attesté par sa résurrection : ici quand il parle de son retour — « lorsque je serai allé vous préparer une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que là où je suis, vous serez vous aussi » (v.3), — plutôt que de sa Parousie, de sa venue glorieuse, Jésus parle d’abord de sa résurrection. C'est là le retour qui suit son départ par la croix. Ce qui signifie que cette présence de ceux qui croient en la maison du Père ne renvoie pas tant à un après la fin des temps ou à un après la mort, qu'à un dès ici-bas. Ainsi, notre texte est immédiatement suivi par la promesse du don de l'Esprit saint. Car c’est bien ici bas que les disciples marchent dans le chemin de Vérité et de Vie — et c’est cela être disciple.

Ce qui est donné à chacun dans sa résurrection, le fait qu'en Jésus se dévoile l'entrée dans l'intimité du Père est ce qui s'est alors manifesté dans le temps, sous la chair : en Jésus homme, Dieu s'est dit lui-même. Sa Parole est donnée, est devenue chair. Tout ce qui se peut savoir de Dieu est dévoilé à la connaissance des disciples. Il s'agit là d'une connaissance concrète, dans laquelle on entre pour y prendre part. Il n'est pas question que de connaissance en un sens purement théorique (la « vérité » comme discours), mais de l’entrée dans un vécu — la Vie, dans l'intimité du Père, dès ici-bas.

Une telle nouvelle a de quoi étonner, sachant combien nous demeurons, en même temps, loin de nous-mêmes, dispersés. Mais c'est précisément là l'Évangile : il n'est d'entrée dans la vie du Père que par ce dévoilement. Et on sait que ce dévoilement est dans un cheminement qui débouche sur sa croix et par elle, sur la Vie.

C'est en quoi Jésus est le Chemin, la Vérité et la Vie. Cette entrée dans l'intimité du Père qui se donne dans notre temps en Jésus, est le dévoilement du Dieu éternel. Par sa venue en chair, le Père se dévoile dans le Fils. Et l'éternité du Fils déborde infiniment sa stricte présence au temps. Lorsque dans le temps, Jésus parle ou agit, c'est le Père, qui dans l'éternité, est en train d'accomplir ses œuvres. Et en lui, cela vaut pour chacun de nous, cela donne à nos actions une portée éternelle.

« Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père ». Cela signifie qu'entrer par le Christ dans la maison de Dieu veut dire, non pas tomber dans un déficit de vie, mais devenir pleinement soi-même, comme le Christ n'est pas moins homme de par sa communauté de nature avec Dieu, mais est au contraire pleinement homme.

Il y a là pour nous ouverture à une cessation des morcellements de nos vies ; l'intimité du Père et du Fils fonde dans l’Esprit saint la possibilité de rencontres vraies contre des vies désagrégées, atomisées, bardées de murs de désespoir. Vivre dans l'intimité de Dieu : devenir soi-même sous le regard du Père. Chemin de la rencontre du Père, manifestation de la vérité contre les masques, Jésus est aussi, et par là-même, la Vie. C’est la consolation qui nous est donnée par l’Esprit saint.


RP, Châtellerault, 17.05.15


mercredi 13 mai 2015

"Après leur avoir parlé, il fut enlevé au ciel"




Actes 1, 1-11 ; Ps 47 ; Ep 4, 1-13 ; Marc 16, 9-20

Marc 16, 9-20
9 Ressuscité le matin du premier jour de la semaine, Jésus apparut d’abord à Marie de Magdala, dont il avait chassé sept démons.
10 Celle-ci partit l’annoncer à ceux qui avaient été avec lui et qui étaient dans le deuil et les pleurs.
11 Mais, entendant dire qu’il vivait et qu’elle l’avait vu, ceux-ci ne la crurent pas.
12 Après cela, il se manifesta sous un autre aspect à deux d’entre eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne.
13 Et ceux-ci revinrent l’annoncer aux autres ; eux non plus, on ne les crut pas.
14 Ensuite, il se manifesta aux Onze, alors qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité.
15 Et il leur dit : « Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures.
16 Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné.
17 Et voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles,
18 ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. »
19 Donc le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu.
20 Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient.

*

Les versets qui nous sont proposés pour ce temps de l'Ascension sont entre crochets dans plusieurs de nos versions françaises de cet Évangile selon Marc. C'est qu'ils sont absents dans nombre de manuscrits, où l'Évangile se termine au verset 8, sur la peur des femmes.

Une autre finale, plus courte est aussi proposée dans d’autres manuscrits : [Mais elles annoncèrent brièvement aux compagnons de Pierre tout ce qu'on leur avait enjoint de dire. Après cela Jésus lui-même les envoya porter de l'Orient à l'Occident la proclamation sacrée et impérissable du salut éternel. Amen.]

Cette « finale longue » proposée à notre lecture parle de l'incroyable du Royaume advenu dans la résurrection du Christ. Cet incroyable qui paralysait les femmes dans la peur, au v. 8, et qui fige les disciples, les uns après les autres dans l'incrédulité.

Apparaît la dimension remarquable de Marie de Magdala : les autres femmes dont parlait Marc au début du ch. 16 ne sont pas mentionnées ici – comme dans l'Évangile selon Jean, où n'est mentionnée que Marie de Magdala – cette femme dont le texte rappelle ce que nous rapportait Luc 8, 2 : délivrée de sept démons par Jésus. Elle est bien le témoin remarquable et privilégié de l'incroyable.

Car c'est bien d'incroyable qu'il s'agit. Le texte le souligne à l'envi, en mentionnant tour à tour dans un résumé les apparitions du Ressuscité que l'ont trouve dans l’Évangile de Luc : les Onze, incrédules, les disciples d'Emmaüs et à nouveau les Onze, à nouveau incrédules, ce que le Ressuscité leur reproche – soulignant combien il n'est pas naturel de croire en une chose pareille, qui avait effrayé les femmes.

Il est important pour les Onze qui vont être envoyés – et pour nous après eux – de bien comprendre que ce qu'ils vont annoncer est incroyable, que nos cœurs – durs, dit le Ressuscité – n'y ont pas accès. Ce qu’il est capital de comprendre : la foi est un don, une œuvre de Dieu en nous. Rien de naturel et spontané

D'où ce qui suit leur envoi, la parole qui est dite sur la foi et le baptême comme signe de ce que la foi est un acte de création divine signifié par le baptême justement, pour bien sceller que la foi est surnaturelle : celui croira et sera baptisé sera sauvé.

Le baptême est mentionné en second parce qu'il est administré sur confession de foi, non pas parce qu'il serait comme surajouté à la foi ou à l'inverse qu'il serait une condition du salut ! Ce pourquoi l'absence de baptême n'est pas mentionnée comme signe de condamnation. Le baptême vient souligner que le don de Dieu est créateur d'une foi impossible sans cet acte créateur de Dieu.

Avec la résurrection du Christ on est entré dans un monde nouveau, le Royaume qui vient, auquel on n'accède pas selon sa volonté propre : « la chair et le sens n’héritent pas du Royaume de Dieu », soulignera Paul.

Voilà donc qu'est advenu le Royaume universel que les disciples sont chargés d’annoncer à l’univers, selon un don surnaturel accompagné, pour leur génération qui précède la fin de ce temps, scellée en 70, par les signes annoncé par les prophètes – pensons à Ésaïe, sur le pouvoir libérateur du monde nouveau qui s’étend à toute la création, jusqu'aux serpents venimeux. Cette libération dont Jésus donnait déjà aux soixante-dix disciples qu'il envoyait auparavant avec le pouvoir d'en donner les signes :

Luc 10
17 Les soixante-dix revinrent avec joie, disant : Seigneur, les démons mêmes nous sont soumis en ton nom.
18 Jésus leur dit : Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair.
19 Voici, je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et sur toute la puissance de l’ennemi ; et rien ne pourra vous nuire.
20 Cependant, ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux.

C'est à nouveau ce qui va advenir pour les Onze et ceux de leur génération, tel Paul, mais à présent, le Royaume universel étant inauguré au tombeau vide, cela s'étend à toutes les nations, en toutes leurs langues. Dominant les serpents et les scorpions, ils annoncent cet Évangile dans de nouvelles langues, annonce ancrée dans son fondement miraculeux qui apparaît au début du livre des Actes, comme le pouvoir des disciples sur les démons et maladies et autres serpents est au long du livre des Actes le fait aussi de Paul.

Pour les serpents, cf. Ac 28 :
3 Paul ayant ramassé un tas de broussailles et l’ayant mis au feu, une vipère en sortit par l’effet de la chaleur et s’attacha à sa main.
4 Quand les barbares virent l’animal suspendu à sa main, ils se dirent les uns aux autres : Assurément cet homme est un meurtrier, puisque la Justice n’a pas voulu le laisser vivre, après qu’il a été sauvé de la mer.
5 Paul secoua l’animal dans le feu, et ne ressentit aucun mal.
6 Ces gens s’attendaient à le voir enfler ou tomber mort subitement ; mais, après avoir longtemps attendu, voyant qu’il ne lui arrivait aucun mal, ils changèrent d’avis et dirent que c’était un dieu.

Inutile de dire, le texte le souligne, cela concerne la génération de l'avènement du Royaume qui vient au milieu de nous par le Ressuscité : « le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. » dit le texte – au passé. Le Royaume advenu souligné par des miracles est donné aussi par l’Épître aux Hébreux (ch. 2, v. 4) comme le fait de cette 1ère génération.

On est aux jours de l’extension du Règne de Dieu aux nations, au jour où pour la première fois de cette façon, les frontières se rompent, cela annoncé par le miracle des langues au jour de Pentecôte, et par le passage au-delà de l'impureté séparatrice – les serpents et le venin qui ne font aucun mal ont aussi ce sens là :

Ac 10
11 [Pierre] vit le ciel ouvert, et un objet semblable à une grande nappe attachée par les quatre coins, qui descendait et s’abaissait vers la terre,
12 et où se trouvaient tous les quadrupèdes et les reptiles de la terre et les oiseaux du ciel.
13 Et une voix lui dit : Lève-toi, Pierre, tue et mange.
14 Mais Pierre dit : Non, Seigneur, car je n’ai jamais rien mangé de souillé ni d’impur.
15 Et pour la seconde fois la voix se fit encore entendre à lui : Ce que Dieu a déclaré pur, ne le regarde pas comme souillé.
16 Cela arriva jusqu’à trois fois ; et aussitôt après, l’objet fut retiré dans le ciel.

La référence biblique en arrière-plan se trouve au livre du Deutéronome.

Cf. Dt 32 :
32 Mais leur vigne est du plant de Sodome Et du terroir de Gomorrhe ; Leurs raisins sont des raisins empoisonnés, Leurs grappes sont amères ;
33 Leur vin, c’est le venin des serpents, C’est le poison cruel des aspics.
34 Cela n’est-il pas caché près de moi, Scellé dans mes trésors ?

De quoi s'agit-il ? De la menace de l'exil – au jour où le vin, censé être consacré à Dieu, l'est à des idoles. Le Deutéronome le dit clairement, annonçant l’exil où la nourriture est comme un poison d'impureté d'idoles.

Et voilà que le Ressuscité inaugurant le Royaume a transformé l'exil en mission, garantissant à ses envoyés que ni serpents ni poison ne les atteignent : ce texte marque que ce temps qui va de la Résurrection du Christ à la fin du temps de cette génération, avec la destruction du Temple en 70 est pour eux comme une parenthèse de présence palpable du Royaume.

Puis, le texte le dit, « le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu », annonçant les quarante ans symbolisés par les quarante jours que donnera Luc avant l'absence de Jésus – ce quarantième jour que nous commémorons aujourd’hui.

Le Royaume a été inauguré, cela accompagné des signes, à commencer par le plus fulgurant, bien sûr, le tombeau vide, la mort vaincue, dont la mémoire nous accompagne pour le temps de l'absence, ce temps qui suit l’Ascension, absence jusqu'au jour du Royaume rendu visible dans la Parousie du Ressuscité.

Jusque là, il s'est absenté, entré dans son règne. Pour nous, le temps à nouveau, ce temps qui s’use, mais empli désormais de la bonne nouvelle : l’Éternité est venue jusqu'à nous.


RP, Poitiers, Ascension 13.05.15


dimanche 10 mai 2015

Du cep au fruit




Actes 10, 25-48 ; Psaume 98 ; 1 Jean 4, 1-11 ; Jean 15, 9-17

Jean 15, 9-17
9 Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez dans mon amour.
10 Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme, en observant les commandements de mon Père, je demeure dans son amour.
11 "Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite.
12 Voici mon commandement: aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
13 Nul n'a d'amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu'il aime.
14 Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande.
15 Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l'ignorance de ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu auprès de mon Père, je vous l'ai fait connaître.
16 Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure: si bien que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l'accordera.
17 Ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres.

*

Ces versets sont l’explication de la parabole qui précède — Jésus, dans les évangiles, donne souvent à ses disciples l’explication de ses paraboles. Ici, il s’agit du cep et des sarments, aux versets précédents : qu’est-ce que donne le cep qu’est Jésus dans les sarments que nous sommes si nous croyons en lui ? C’est l’amour du Père — contre toutes les inimitiés, quoiqu'il en coûte. Qu’est ce que le fruit que produisent les sarments attachés au cep : ce sont les actes qui en découlent. C’est-à-dire des actes de gratuité. « Ce qui glorifie mon Père, c'est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples », dit Jésus dans le verset précédent. Et puis ici : « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. »

Amour donné comme don de la vie de Jésus, et auquel il appelle ses disciples, ses amis, désormais, par cette connaissance qu’il leur a donnée. Connaissance qui leur a fait connaître la volonté de Dieu au point que toute demande qu’ils peuvent formuler s’inscrit forcément dans la volonté de Dieu ! C’est à nous aussi qu’il s’adresse, si nous entendons sa parole !

Choisis par Dieu, les disciples sont envoyés, nous sommes envoyés — avec son commandement : « ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres ». Tout un programme, dans un mouvement qui se commande et qui ainsi, fécondité, porte ce fruit qui fait pousser le monde vers le Royaume, immanquablement… « Que vous alliez porter du fruit »

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Mais comment peut-on dire que Dieu nous aime, que Dieu est amour ?! Parole incroyable, ou, si on la prend au sérieux, une telle parole pose ipso facto une mystérieuse souffrance en Dieu. Et effectivement ce qui fonde cette assertion, c’est qu’ « à ceci, nous avons connu l’amour : c’est qu’il a donné sa vie pour nous », selon ce qu’indique la 1ère épître de Jean. La croix ! Amour égale, d’une façon ou d’une autre, souffrance.

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« Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés », dit Jésus. L’amour de Jésus pour les siens est celui de Dieu à son égard. Il est comme la sève, don de Dieu, coule du cep dans les sarments et leur fait porter du fruit.

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Nous sommes, disciples de Jésus, choisis pour aller, aller vers le monde, aller hors de — comme Jésus est allé hors de, aller, ce qui est déjà porter du fruit. C'est tout le mouvement de l'envoi de Jésus par le Père qui se poursuit dans l'Église. Cela s'appelle, en terme classique, la mission. L'Église est faite pour cela. « Que vous alliez porter du fruit »… Quelle que soit l’opposition, l'adversité, l'inimitié, l’incompréhension de l'amour sans écho — qui a valu la croix à Jésus et qui vaut l'inimitié aux disciples. Car c'est là une source d’incompréhension, qui récapitule toutes les incompréhensions qui nous font souffrir. C'est face à cela qu’apparaît la fameuse phrase : « Dieu est amour », dans un seul texte biblique, la 1ère épître de Jean, répétée deux fois : 1 Jn 4, 8 et 16. Face à l'incompréhension — d'un monde vers lequel il faut aller et qui pour cela, pourra aller jusqu'à vous haïr, vous persécuter comme il m'a persécuté, annonce Jésus à ses disciples — :

1 Jean 4, 1-16
1 [...] car plusieurs faux prophètes sont venus dans le monde.
[...]
4 Vous, petits enfants, vous êtes de Dieu, et vous les avez vaincus, parce que celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde.
5 Eux, ils sont du monde ; c’est pourquoi ils parlent d’après le monde, et le monde les écoute.
[...]
7 Bien-aimés, aimons nous les uns les autres ; car l’amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu.
8 Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour.
9 L’amour de Dieu a été manifesté envers nous en ce que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui.
10 Et cet amour consiste, non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés.
11 Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres.
12 Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous.
13 Nous connaissons que nous demeurons en lui, et qu’il demeure en nous, en ce qu’il nous a donné de son Esprit.
14 Et nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé le Fils comme Sauveur du monde.
15 Celui qui confessera que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui, et lui en Dieu.
16 Et nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour ; et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

Là s'explique la profondeur de l'annonce : « je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu auprès de mon Père, je vous l'ai fait connaître. » Jésus s'est donné, a tout donné, et lorsqu'il va au bout de l'amour et du don… il est trahi, par tous, abandonné jusque par les siens, qui pourtant l'ont supplié — rappelez-vous : « tout ce que vous demanderez vous sera accordé. » Nous l’avons tous supplié de ne pas nous abandonner à notre détresse, et lorsqu’il est allé jusqu’au bout de la réponse d'amour, il a été trahi, abandonné par tous… pour, dans un redoublement d'amour, pardonner ! Ce qui nous sera demandé aussi.

Nous sommes alors conduits au cœur du mystère de la création et s'explique ipso facto ce qu'il faut entendre par ce commandement paradoxal, lié à ce qu'aimer semble pourtant ne pas se commander : « ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. » Eh bien le don de Jésus fait entrer dans le mystère du don de Dieu produisant la création dans une souffrance mystérieuse, dévoilant son mystère comme celui de se donner. Et nous sommes invités à entrer dans ce mystère, pour une radicale conversion intérieure, retour intérieur, méditation de la beauté de l'acte créateur comme don — « quand tu pries entre dans la chambre de ton intimité » — pour y découvrir la sève de tout bon fruit. Aimer est la seule chose dont on ne puisse pas la faire en faisant semblant. On peut accomplir tous les commandements et rites sans que notre cœur soit impliqué. Pour aimer, ce n'est pas possible : cela implique forcément tout l'être. D'où ce commandement d'imiter Dieu — « comme je vous ai aimés, c'est-à-dire comme le Père m'a aimé » — qui revient à un appel à plonger au cœur du mystère de Dieu, qui est le cœur de notre être : alors la vérité de l'amour en découlera comme la sève coule du cep dans les sarments.


R.P. Poitiers, 10.05.15


dimanche 3 mai 2015

La vigne et les sarments




Actes 9, 26-31 ; Psaume 22 ; 1 Jean 3, 18-24 ; Jean, 15, 1-8

Jean 15, 1-8
1 Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron.
2 Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, il l'enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l'émonde, afin qu'il en porte davantage encore.
3 Déjà vous êtes émondés par la parole que je vous ai dite.
4 Demeurez en moi comme je demeure en vous ! De même que le sarment, s'il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi.
5 Je suis la vigne, vous êtes les sarments: celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.
6 Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche, puis on les ramasse, on les jette au feu et ils brûlent.
7 Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez, et cela vous arrivera.
8 Ce qui glorifie mon Père, c'est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples.

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Lorsque Jésus parle de vigne et de vigneron, les disciples voient très bien à quoi il fait allusion. C'était une image classique par laquelle les prophètes désignaient la relation de Dieu avec son peuple. Cette relation de Dieu avec son peuple, avec toutes ses difficultés et tous ses aléas, était centrée, on le sait, sur le Temple de Jérusalem où l'on montait régulièrement en pèlerinage.

Au moment où l'Évangile situe cette conversation de Jésus et de ses disciples, on est en plein dans une de ces périodes de pèlerinage. Pèlerinage important, celui de Pessah, la Pâque, par lequel on commémore la sortie d'Égypte. Quant aux vignes, si cela tombe donc à peu près en la période qui précède la Pâque, on est vers le temps de la fin de la taille. La taille sur la fin, on brûle les sarments que l'on a coupés et qui ont séché, les premières pousses apparaissent. C'est là le décor qui entoure ce texte.

Entre la vigne et le Temple, le rapport est souligné en ce que sur les portes du Temple d'alors, le Temple d'Hérode, est sculpté un cep, justement, qui symbolise bien ce qu'il en est classiquement : Israël est la vigne, Dieu est le vigneron, leurs rapports se nouent au Temple. Vigne, à savoir le pied de vigne, ou le cep, les deux traductions sont possibles puisque le cep désigne le pied de vigne entier, sarments qui en poussent compris.

Avant leur signification spirituelle autour du Temple, le vin et la vigne qui la portent sont dans la Bible, signes de bénédiction. Cultiver sa vigne, en boire le vin, tel est, pour une bonne part, le bonheur, selon la Bible. Bonheur qui oublie parfois le revers de la médaille, le jour où l'on découvre que précisément on connaît le bonheur passé lorsqu'on l'a perdu : pèse en permanence la menace du jour où : « Tu planteras et tu soigneras des vignes, mais tu ne boiras pas de vin, tu ne feras même pas la vendange, car le ver aura tout mangé » (Deutéronome 28:39). Le ver, ou cet autre ver qu'est l'ennemi vainqueur, le jour de l'exil. Rappel de l'exil qui est allé des jours de l'invasion de Babylone aux jours d'Esther, signe encore douloureux de la venue d'une libération à venir.

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Quand le Temple, symbolisé par la vigne, est menacé, tout le bonheur promis, symbolisé lui aussi par la joie du vin, est menacé. Jésus l'a dit à plusieurs reprises. Les Romains sont dans la ville. Le peuple, et surtout les responsables, sont bien conscients de la menace. Et la menace est donc mise en parallèle avec les paraboles des anciens prophètes sur la vigne et le vigneron. Jésus réutilise ces anciennes paraboles pour dire cette menace nouvelle qui veut qu'encore, comme antan, le Temple est en passe d'être détruit. La destruction du Temple aura lieu quarante ans plus tard, en 70.

Alors, dans notre texte, un nouveau cep est déjà planté, selon la promesse qui annonce que le vrai Temple, finalement, c'est la présence de Dieu au milieu du peuple. Et voilà que Jésus se présente comme le cep. Déjà se dessine ce qui s'accomplira en 70. Au-delà du Temple qui sera alors détruit, déjà un nouveau Temple, éternel, est enraciné, bientôt dévoilé par le crucifié ressuscité : c'est au milieu de vous que Dieu demeure. Les sarments que l'on voit brûler au bord du chemin en cette fin de la période de la taille prennent des signes de prophétie. Le Temple fait de main d'homme aussi sera brûlé, par les Romains — malheur à ceux par qui le scandale arrive.

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Mais déjà ce qui porte du bon fruit est émondé, taillé. Le fruit sera bon, c'est sûr, parce que la sève du bon cep coule dans sarments déjà émondés. Se profile le Temple éternel, bientôt donné dans le signe du Christ ressuscité.

Sans compter les Romains, nous avons une explication, qui nous concerne tous, de la destruction du Temple : le temps a fait son œuvre. Avec la prochaine destruction du Temple par les Romains, c'est le vieux monde qui meurt ; il montre ainsi déjà qu'il est mortel, corruptible. Car le monde s'use, et cela affecte même le Temple.

Le vieux monde s'use, le nouveau, le monde de la résurrection, se prépare, dans la chair du Christ, à la veille d'une Pâque qui le verra mourir pour ressusciter. C'est de cette vie là, vie de résurrection, qu'il faut vivre. C'est en ce cep-là qu'il faut demeurer pour porter le fruit de vie que Dieu attend de sa vigne.

Le vieux monde, symbolisé par un Temple fait de mains d'hommes et destructible, le vieux monde se meurt, atteint par le ver — ce ver qu'est le péché. C'est à la racine même, le Temple, que ce vieux monde s'avère mortel, qu'il s'avère vicié.

Et au-delà du regret de la vigne féconde des jours passés, au-delà de la joie du bon vin des jours qui s'en sont allés, se dessine une nostalgie plus fondamentale, marquée par la destruction du Temple, la nostalgie qui est aussi celle de Dieu, celle des Psaumes, celle du temps où les temples étaient pleins, où l'on chantait à pleins poumons (cf. Ps 42).

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C'est alors un encouragement que Jésus adresse à ses disciples, en prévision des temps difficiles qu'ils vont traverser, en butte tant à la menace romaine qu'à l'incompréhension. Car le vieux monde perdure manifestement, et ce jusqu’à aujourd’hui, avec ses difficultés, ses douleurs, ses deuils, sa violence, son injustice, le péché. Le temps qui n'a pas fini de l'user, continue de nous blesser. La détresse perdure, et à l'époque, pour les disciples, est en passe de s'intensifier ; par la menace romaine sur le Temple. C'est un temps terrible.

Mais Jésus les appelle ici, et nous appelle, à voir jusque dans la plus intense des détresses, lorsque tout s'écroule, il nous appelle à voir le signe de ce que quelque chose de neuf et de glorieux est en passe de se mettre en place.

Dieu plante un nouveau cep, le vrai cep éternel, qui ne s'use pas, le Temple spirituel et vivant.

C'est alors en son sens le plus profond que le cep, devient le signe de la rencontre entre Dieu et son peuple. La rencontre est donnée pour la foi des disciples en celui, Jésus, qui s'est appelé lui-même le Cep. Déjà s'écoule le vin nouveau promis. Ce vin qu'il nous a donné comme signe de son sang qui nous fait vivre comme la sève coule du cep dans les sarments, de sorte que nous portions nous-mêmes, que nous soyons nous-mêmes, ce fruit qui réjouit Dieu dans l'Éternité.

À cause même de cette parole, sachez que vous êtes déjà émondés pour porter un fruit incorruptible, un fruit éternel, le fruit de l'amour de Dieu.


R.P. Poitiers, 3.05.15