dimanche 5 octobre 2014

Histoire de vigne et de vignerons




Ésaïe 5, 1-7 ; Psaume 80 ; Philippiens 4, 6-9 ; Matthieu 21, 33-43

Matthieu 21, 33-43
33 "Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: Ils respecteront mon fils.
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage.
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien ! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ?"
41 Ils lui répondirent : "Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu."
42 Jésus leur dit : "N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux. (Ps 118, 22-23 ; Ésaïe 28, 16)
43 Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à une nation qui en produira les fruits.

*

Affaire de générations que ce texte, très proche de ce que l'on retrouve en Matthieu quelques versets plus loin : « cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive »...

Mais avant d'en venir là, voyons d’abord de ce que ce texte ne dit pas...

« Ce texte, bien sûr, en première lecture, ne peut que grésiller aux oreilles du Juif que je suis », écrivait le Rabbin Rivon Krygier en introduction de la méditation qui lui avait été demandée sur cette parabole, à l'occasion d'un dimanche de sensibilisation des Églises au judaïsme d'il y a quelques années.

« Le verset 43 qui livre la clef de la parabole porte les accents de la fameuse "théologie de la substitution", poursuit-il. Le meurtre des serviteurs et puis du fils du propriétaire du domaine fait redéfiler sous mes yeux tous ces versets stridents et assourdissants : "Ces gens-là ont mis à mort Jésus le Seigneur et les prophètes" (I Thess 2, 15) [qui ne parle pas des "juifs" mais des Judéens], "Jérusalem, la ville qui tue les prophètes et qui lapide ceux qui lui sont envoyés " (Matthieu 23,37 ; Luc 13,34). "Afin que le sang de tous les prophètes qui a été versé depuis la fondation du monde soit redemandé à cette génération" (Luc 11, 50). Je pense au terrible pamphlet de Méliton de Sarde (Peri Pascha, § 85-86), écrit-il, où les accusations prennent la forme d’imprécations interminables. Mais aussi à ceux du Coran qui en reprend allègrement le topo : « (Nous les avons maudits) à cause de leur rupture de l'engagement, leur mécréance aux révélations d'Allah, leur meurtre injustifié des prophètes, et leur parole : “Nos cœurs sont (enveloppés) et imperméables”. Et réalité, c'est Allah qui a scellé leurs cœurs à cause de leur mécréance, car ils ne croyaient que très peu » (Cor 4:155-157)… Etc.

Théologie de la substitution de l’Église à Israël, débouchant à terme sur des violences antisémites. N’est-ce pas en effet l’impression que peut donner le texte de Mathieu ? La vigne donnée à d’autres !

Et pourtant, ce n’est pas là une parabole contre les juifs — et je précise que le rabbin Krygier propose ensuite une autre lecture possible. Le rejoignant sur ce qu’une autre lecture est possible, je laisse son commentaire, pour souligner tout d’abord que croire que c’est là une parabole contre les juifs — comme on l’a fait si souvent à travers l’histoire — n’est rien d’autre qu’une façon commode de se débarrasser de la parabole.

Ceux qui cherchent à arrêter Jésus sont divers responsables. Ils font cela conformément à une habitude qui n’est pas nouvelle contre les porte-parole que Dieu envoie. Et qui correspond à une manie universelle de rejeter ceux dont le message dérange. Une attitude qui au temps de Jésus n’est donc pas nouvelle, et ne l’est pas plus en Israël qu’ailleurs.

Il n’est qu’à lire ce qui se passait déjà au temps des anciens prophètes. Il n’est qu’à voir aussi la façon dont ont été traités les divers envoyés de Dieu aux époques ultérieures et notamment dans les diverses périodes de l’Église chrétienne, et particulièrement, peut-être, la nôtre (pensons par ex. au cas célèbre de M.L. King) ; et cela en premier lieu de la part de ceux qui se voient octroyer des tâches et responsabilités !...

Le signe que donne Jésus est la façon dont ceux à qui est confiée la vigne (la vigne de Dieu, son Royaume) traitent ceux que Dieu a chargés de prêcher sa parole. Dieu donne des signes de la limite au-delà de laquelle la vigne, cette vigne-là, ces responsables-là, sont laissés dévastés. Car Dieu n’a pas besoin de nous, il n’a pas besoin de ceux qui se croient indispensables. Il mènera son projet à son terme avec eux s’il le peut, malgré eux s’il le faut.

Il n’a pas besoin de témoins qui se donnent pour tâche de juger ou de noter les envoyés de Dieu. Il n’a pas besoin de ces personnages prétendument indispensables à Dieu, et qui du haut de leur prétendue expérience de sa parole croient en gérer la qualité, en être devenus propriétaires, comme pour la vigne de la parabole.

De tout temps, on a donné des bons points à ceux qui caressaient dans le sens du poil. Et de tout temps, on a mal noté, critiqué, mal traité, voire physiquement, les prophètes que Dieu envoie, mais qui bien sûr ne disent pas forcément ce que l’on voudrait entendre ; mais, dans la mesure du possible, ce que Dieu dit. Et à partir de là, c’est une parabole sur la limite d'une période qui nous est donnée : les limites d'un temps qui passe sont atteintes. Et si vous ne changez pas, les choses changeront, malgré vous et contre vous.

Voilà qui pourrait être d’une criante actualité quand on sait que les vignerons sont censés recueillir les fruits de la vigne de Dieu pour en répartir le fruit de manière juste. Ceux qui ont des biens les ont reçus de Dieu pour les partager. Que dire d’un monde où ceux qui ont reçu non seulement n’ont pas contribué à rendre le monde plus beau et plus juste, mais n’ont fait que creuser des fossés de façon scandaleuse ?

Le jour vient, et il est déjà venu — où Dieu remet les pendules à l’heure, et donne sa vigne à gérer de façon telle que son fruit profite à tous !

Rapport avec les générations, disais-je — « cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive » avertira Jésus... Quelles limites des temps alors dans ce cadre ?

Lorsque Jésus annonce « cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive », il parle d'un tournant historique — à l'époque celui d'une nouvelle étape de l'entrée dans la modernité romaine, dans la sphère d'influence culturelle de Rome, la nation dominante — tournant qu'il s'agit de percevoir dans la vigilance, tournant que l'ancienne génération ne sait pas percevoir, précisément, pas entendre, inapte à lire les signes des temps. Jésus avertit, avec larmes, contre cette surdité, qui était déjà celle qui empêchait antan le peuple d'entendre les mise en garde des prophètes — outre Ésaïe qu'il cite, on peut penser bien sûr à Jérémie annonçant lui aussi comme inéluctable la domination d'une autre nation, Babylone en l'occurrence, nation dominante de son temps, Jérémie qui sera violemment persécuté lui aussi par la génération qui ne veut pas entendre.

La génération montante, elle, lit sans difficulté les signes des temps, elle les lit trop aisément, même, sans doute, au grand dam des anciens (et je ne parle pas forcément d'âge ! Mais de types de d'attitude, genre les anciens et les modernes), l'école des anciens y voyant, pas toujours à tort, une trahison des anciennes valeurs. Une tension qui invite au fond à une via média — via média apparente en fait — : il s'agit de percevoir les tournants comme le fait la génération montante, mais ne pas tout trahir pour autant, selon la mise en garde anciens.

La via média, qui n'en est pas une, consiste à en venir au pivot qui vaut aussi bien pour l'ancien monde, celui de la préparation de la vigne, que pour le nouveau, celui qui pousse de l'ancien monde comme le fruit, le raisin que ne veulent pas livrer les anciens, poussé de la vigne. Le temps de la fructification, ici le déploiement du message qu'est le fruit dans l'Empire romain, est venu. Quel tournant est venu pour nous ? Dans quelle génération nous plaçons-nous ? Il s’agit d'aller vers ce qui se dessine, sans s'y dissoudre, comme le craignent les anciens. Il s'agit d'y aller sans crainte, comme le veulent les nouveaux, mais axés, les uns comme les autres, sur le pivot qui vaut pour tous les temps : le roc de la parole, la clef de voûte, la pierre d'angle qu'est la parole la vérité, qui se donne aujourd’hui en Jésus.


RP, Rouillé, 05/10/14


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