dimanche 19 octobre 2014

Entre César et Dieu ?




Ésaïe 45, 1 & 4-6 ; Psaume 96 ; 1 Thessaloniciens 1, 1-5 ; Matthieu 22, 15-21

Matthieu 22, 15-21
15 Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil afin de le prendre au piège en le faisant parler.
16 Ils lui envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire: "Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition des gens.
17 Dis-nous donc ton avis: Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César?"
18 Mais Jésus, s’apercevant de leur malice, dit: "Hypocrites! Pourquoi me tendez-vous un piège?
19 Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut." Ils lui présentèrent une pièce d’argent.
20 Il leur dit: "Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles?"
21 Ils répondent: "De César." Alors il leur dit: "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu."

*

Que de succès la formule de Jésus « rendez à César… » n’a-t-elle pas eu ! Dernier usage connu en date : on en a fait depuis 1905, la racine de la laïcité et de la séparation des Églises et de l’État... Sauf que ce n’est pas du tout le propos de Jésus — qui disait cela bien avant 1905 et les autres lois de séparation modernes. Ou alors le christianisme historique est un peu long à la détente !

Quant au texte, il annonce la couleur : il s’agit d’un piège…

Voilà des pharisiens qui complotent contre Jésus, nous est-il dit, en venant avec les hérodiens !

Que les hérodiens ne supportent pas Jésus, on le comprend, ils sont payés pour ça : ce sont les pantins des Romains. Mais que des pharisiens, qui sont pourtant du parti de ceux qui n’entendent pas légitimer Rome — comme les disciples de Jésus espérant la délivrance du joug romain — que des pharisiens, donc, viennent à comploter avec les hérodiens, voilà qui est étrange.

Si la plupart des pharisiens sont conséquents dans leur adversité à l’égard de Rome, en voilà qui apparemment ne le sont pas. Et quelle longue introduction pour piéger Jésus ! — : on le flatte pour le faire parler, dit le texte.

Tout ça pour l’amener à dire devant les hérodiens, qui s’empresseront de faire leur rapport aux autorités, qu’il est le porte-parole, voire le Messie, d’un royaume souverain, Israël, et qu’il n’est évidemment pas comme Hérode, à la solde de Rome.

A moins que, pire, il ne se défile, et que lâchement, il ne prône la soumission symbolique, par l’impôt, se discréditant auprès des siens ! Auquel cas, ce sont parmi les pharisiens que certains se chargeront de colporter la nouvelle.

La question est de toute façon difficile : apparemment, une seule alternative, payer ou ne pas payer. Les circonlocutions flatteuses ont mis la puce à l’oreille de Jésus, il s’agit de le piéger.

Alors, à la longue introduction de ses interlocuteurs, répond un bref : “hypocrites, pourquoi me tendez-vous un piège ?” Le piège dévoilé ainsi, en deux mots, Jésus en vient à la question, la seule, qui lui est posée : l’impôt à César.

Pour les pharisiens, la réponse que va donner Jésus aura de quoi nourrir leur réflexion. Les hérodiens convoqués, eux, sont renvoyés à vide. Ils n’ont rien obtenu, Jésus ne leur a même pas adressé la parole. Jésus a manifestement déjoué le piège.

C’est pourquoi la réponse ne signifie pas ce qu’on a pris l’habitude d’en faire : une réponse qui serait au fond hérodienne, légitimant l’Empire romain. N’a-t-on en effet pas fait professer à Jésus une théorie du double pouvoir : le temporel à César, le spirituel à Dieu…

Et pourquoi pas, par la suite, à celui qui est censé le représenter, le pape — face à l’Empereur ? — pour un « pouvoir » spirituel que l’on sépare par la suite de celui de l’État, à l’appui de ce « rendez à César » ; où l’on origine, de façon tout aussi anachronique que l’attribution du « pouvoir » spirituel au pape, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État…

Mais une telle lecture revient — s’en rend-on compte ? — à faire des hérodiens satisfaits et des pharisiens qui auraient réussi à montrer que Jésus est au fond au service — conscient ou pas — du pouvoir romain. Or ce n’est manifestement pas ce que les uns comme les autres ont compris.

*

Quand Jésus dit « rendez à César ce qui est à César », il parle de la vanité de ce qu’il s’agit de lui rendre. Sur la pièce est une idole, César figure cette idole — Jésus et ses interlocuteurs ne peuvent que s’y accorder sans peine. Que les affaires d’idoles restent des affaires d’idolâtres : laissez leur cela. Pas de quoi satisfaire les hérodiens, traités donc implicitement de païens.

Mais pas mieux pour les pharisiens. L’ambiguïté de la seconde proposition ne leur échappe pas. « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu » n’est aucunement parallèle à « rendez à César ce qui est à César ». Comme si Dieu et César étaient chacun à la tête de deux banques d’État qui fonctionnent en parallèle, avec possibilité de change, comme les euros qui reçoivent les symboles souverains de chaque État européen.

Les pharisiens ne s’y sont pas trompés. Dieu est au-delà de César, infiniment au-delà, et tout lui appartient, César y compris… Alors allez tendre des pièges à d’autres, ou bien suivez-moi et adorez Dieu seul.

Pour aller un peu plus loin, remarquons qu’en ce qui nous concerne, chrétiens d’aujourd’hui, on semble étrangement avoir parfois des difficultés à admettre que César et Dieu ne sont pas des vis-à-vis ! — quand on fait usage de ce texte pour appuyer quelque (légitime et bienvenue par ailleurs) séparation des pouvoirs…

Où il s’avère que l’on a toujours autant de difficultés à admettre la leçon. Il faut bien reconnaître que Jésus dérange toujours autant. Car c’est quand même là le cœur de son propos : il ne s’agit pas de s’imaginer que Jésus veut dire que, puisque César (ou ses successeurs) frappe monnaie à sa figure, le monde lui appartient à proportion des fluctuations boursières.

Ou, en d’autres termes, que César et/ou Mammon-la-Bourse est un concurrent légitime de Dieu. Pharisiens et hérodiens sont renvoyés dos à dos, mais pas César et Dieu !

Quand César n’est plus d’actualité, mais que Mammon, la vraie idole de tous les César — que l’on sert par le signe de l’impôt, de la contribution financière qu’ils réclament —, l’est plus que jamais, ce texte résonne avec une criante actualité. Il est ici question du pouvoir attribué à César/Mammon et de son culte, à savoir la façon commune d’en faire l’idole que l’on sert. Ce qui est bien, en tout temps, d’actualité.

Et voilà qu’on nous dit que Jésus enseignerait de rendre culte aux deux à la fois, César et Dieu ?! Payer l’impôt prend en fait un tout autre sens que celui d’un parallèle avec le culte de Dieu ! Cela entre dans le relatif, pour ne pas dire dans la vanité, qui atteint César en son temps, l'institution politico-financière aujourd’hui — et il faut bien faire avec ce qui reste cependant du provisoire, fût « pour ne pas les scandaliser » — « pour ne pas les scandaliser, va à la mer, jette l’hameçon, et tire le premier poisson qui viendra ; ouvre-lui la bouche, et tu trouveras une pièce. Prends-la, et paye le péage pour moi et pour toi », dit Jésus (Mt 17, 24-27).

Rendre à Dieu ce qui est à Dieu permet tout simplement de vivre dès à présent une autre réalité, celle du Règne de Dieu, qui n’est pas de ce monde, mais qui n’en a pas moins, en ce monde, des incidences concrètes. Au jour où tout passe, à commencer par César ou la bourse, « si donc vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses d’en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu. Affectionnez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts — morts donc à tout cela —, et votre vie est cachée avec Christ en Dieu » (Col 3, 1-3).


RP, Poitiers, 19/10/14


dimanche 12 octobre 2014

Invités au festin du Règne de Dieu




Ésaïe 25, 6-9 ; Psaume 23 ; Philippiens 4, 12-20 ; Matthieu 22, 1-14

Ésaïe 25, 6-9
6 Le SEIGNEUR, le tout-puissant, va donner sur cette montagne un festin pour tous les peuples, un festin de viandes grasses et de vins vieux, de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés.
7 Il fera disparaître sur cette montagne le voile tendu sur tous les peuples, l’enduit plaqué sur toutes les nations.
8 Il fera disparaître la mort pour toujours. Le Seigneur DIEU essuiera les larmes sur tous les visages et dans tout le pays il enlèvera la honte de son peuple. Il l’a dit, lui, le SEIGNEUR.
9 On dira ce jour-là: C’est lui notre Dieu. Nous avons espéré en lui, et il nous délivre. C’est le SEIGNEUR en qui nous avons espéré. Exultons, jubilons, puisqu’il nous sauve.

Matthieu 22, 1-14
1 Et Jésus se remit à leur parler en paraboles:
2 "Il en va du Royaume des cieux comme d’un roi qui fit un festin de noces pour son fils.
3 Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités. Mais eux ne voulaient pas venir.
4 Il envoya encore d’autres serviteurs chargés de dire aux invités: Voici, j’ai apprêté mon banquet; mes taureaux et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt, venez aux noces.
5 Mais eux, sans en tenir compte, s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son commerce;
6 les autres, saisissant les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent.
7 Le roi se mit en colère; il envoya ses troupes, fit périr ces assassins et incendia leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs: La noce est prête, mais les invités n’en étaient pas dignes.
9 Allez donc aux places d’où partent les chemins et convoquez à la noce tous ceux que vous trouverez.
10 Ces serviteurs s’en allèrent par les chemins et rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, mauvais et bons. Et la salle de noce fut remplie de convives.
11 Entré pour regarder les convives, le roi aperçut là un homme qui ne portait pas de vêtement de noce.
12 Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir de vêtement de noce? Celui-ci resta muet.
13 Alors le roi dit aux servants: Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.
14 Certes, la multitude est appelée, mais peu sont élus."

*

Un festin pour tous les peuples, tous, indépendamment de toute appartenance, religieuse, nationale, à tel cercle social privilégié ou que sais-je encore — c’est ce dont nous parle Matthieu après Ésaïe.

Festin pour tous, indifféremment des types divers de distinctions sociales, économiques ou autres. D’autant plus que ce genre d’impressions d’appartenance plus ou moins privilégiée, ou d’élite, a pour effet de faire regarder de haut — non seulement les autres, mais aussi — le don de Dieu que l’on prend pour un dû. Car au bout du compte, on méprise carrément le trop plein de bonheur et d’abondance, reçu de toute façon comme un dû ! Et on dédaigne le maître de toutes choses.

Un Proverbe attribué au roi Salomon — qui n’avait rien à apprendre de quiconque en matière de richesse —, ce Proverbe dit : « garde-moi, ô Dieu, de la pauvreté, de peur que je ne me révolte contre toi, garde-moi aussi de la richesse de peur que je ne t’oublie » — de peur que je n’oublie que tout vient de toi et que l’on est mal venu de considérer la fête que tu promets comme quantité négligeable.

Quelqu’un qui serait tous les jours au caviar et au champagne, non seulement n’arrangerait pas son foie, mais ne verrait rien d’extraordinaire à un repas de fête. N’est-ce pas un peu le problème de toute civilisation repue, et de notre civilisation ? Jusqu’au jour où…

*

Eh bien, au plan spirituel, c’est un peu cela que déplore Jésus. Nous voilà invités à la fête, à recevoir des bienfaits inouïs et — du haut de nos longs siècles de christianisme institutionnel — nous passons à côté de ces bienfaits, qui sont pourtant au cœur de cet héritage enfoui sous le rébarbatif.

Je vous ai invité à la noce, et vous avez méprisé mon appel. Je suis allé appeler ailleurs — ceux que parfois vous avez cru devoir regarder de haut. Car on comprend que la parabole ne parle pas que d’un banquet au sens littéral, mais du banquet de la Parole de Dieu.

Et c’est évidemment de cela que parle Jésus quand il évoque ceux qui sont envoyés pour inviter des convives à la noce et qui se font tuer : il parle évidemment des prophètes assassinés par le peuple quand il ne veut plus se laisser interpeller et qui préfère faire taire les voix qui dérangent.

*

Mais sans aller jusque là, on se contente de se considérer comme un peu trop occupé, « l’un à son champ, l’autre à son commerce » comme dit Jésus, ou encore à son affaire, — affaire qui vaut quoi finalement… ? Cela jusqu’à trouver inopportun l’appel de Dieu.

Alors l’invitation pourrait très bien s’adresser à d’autres, qui ne paient pas de mine en matière de richesse spirituelle...

*

De toute façon, que ce soit ceux qui refusent l’invitation au Royaume, voire qui persécutent, et même tuent ceux qui la leur apportent ! — ou que ce soit ceux qui prétendent y entrer par leurs propres moyens, — on n’entre pas aisément dans le Royaume de Dieu.

Ce que confirme la deuxième partie de la parabole ; la question de ceux qui en refusent l’invitation et tuent les envoyés semble entrer dans notre logique — quoique !… Mais pour celui qui est entré sans la tenue correcte exigée, les choses peuvent sembler, du coup, difficiles à saisir !…

D’autant plus que le texte précise que l’invitation vaut pour les méchants comme pour les bons… Mais justement, la réponse est sans doute là : des méchants et des bons, à savoir par la grâce seule : la grâce seule qui ouvre la conversion — la vêture de l’habit de noces —, et en aucun cas revêtu de ses propres prétentions…

*

Car c’est de cela qu’il s’agit au fond dans le deuxième aspect de la parabole. Parmi ceux qui viennent finalement au banquet — ceux auxquels s’est finalement adressé l’appel dédaigné par les repus de spiritualité et de biens en tout genre —, voilà un de ces pauvres, apparemment, qui ne porte pas de vêtements de noce. Qu’est-ce à dire ?

Commençons par la première évidence : on ne va pas à la noce avec la tenue qu’on aurait à un enterrement par exemple — crêpe noir ou veste sombre. On n’y va pas non plus en tenue de travail, en bleu mazouté et en pataugas ! Ce serait témoigner une volonté de provocation dans le premier cas, de dédain dans le second. Dans tous les cas, bien peu de respect pour celui ou celle qui nous invite.

Au festin du Royaume il s'agit — de même — de s’habiller le cœur ! comme disait Saint-Exupéry par la bouche du renard attendant le petit Prince : ça se traduit des rites, des heures de rendez-vous pour pouvoir savoir à quel moment s’habiller le cœur. S’habiller le cœur ! Et bien, ce que reproche le maître du festin de la parabole à l’homme trouvé sans habit de noces, c’est d’avoir négligé, précisément, de s’habiller le cœur. Ce qui revient à dire que s’il n’a pas refusé cette invitation de dernière minute que les privilégiés avaient négligée, il n’en a, pas plus qu’eux, mesuré la portée. Est-il venu pour s’offrir un repas, une soirée dansante, ou que sais-je de ce genre ? Ou autre chose à côté du sens de l’invitation ?

En tout cas, sa tenue montre qu’il n’a pas perçu tout l’honneur que valait la fête de la vie, la fête du Royaume. Il ne s’est pas habillé le cœur ! C’est ce que trahit la parole finale sur les appelés et les élus. L’appel extérieur du messager n’a pas résonné en son cœur… C’est la parole finale de notre texte : « Il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus ». La théologie voit là la distinction entre la dimension extérieure de l’appel de Dieu et sa réception intérieure ou interne, à savoir intime (on parle le plus souvent de cela pour la vocation — intérieure — au ministère, que l’on distingue de l’appel — extérieur — adressé par l’Église. Cela vaut aussi plus largement que pour le seul ministère ecclésial).

Lorsque j’entends un appel — n’importe quel appel, quelqu’un qui m’appelle dans la rue par exemple, ou un parent qui appelle un enfant : « à table ! » —, cet appel vient de l’extérieur. Je peux le recevoir ou pas, y répondre ou pas. L’enfant peut le recevoir ou pas. Cela dépend de l’importance qu’a eu cet appel pour moi, ou pour lui. Lorsqu’un appel m’est indifférent, il me reste extérieur, externe.

Lorsque l’appel résonne en moi et produit son effet, et à terme l’obéissance, on parle d’appel interne. Il a résonné en moi, dans mon cœur — au point finalement de produire une obéissance sincère, écho à la vérité profonde de moi-même, tel que je suis devant Dieu.

C’est la distinction entre l’appel de Dieu en sa dimension extérieure et en sa dimension intime. Et c’est le cœur de la distinction entre appelé et élu. Pour celui en qui la parole de l’appel de Dieu résonne vraiment, Jésus ici, que reprend la théologie, parle, concernant cet appel intime, d’élection.

En bref et en clair, est-ce que l’invitation de Dieu à la fête de son Royaume résonne suffisamment en moi, me séduit suffisamment, pour qu’elle vaille que je quitte tout pour cela, que j’habille mon cœur de joie ; ou est-ce que je pense avoir mieux à faire, ou est-ce que je ne viens qu’à contrecœur, sans m’habiller le cœur ? Suis-je élu, choisi pour la fête, l’ai-je entendu, cet appel ? Ou est-ce pour moi chose indifférente ?

Si c’est le cas, c’est que je ne sais pas la valeur de ce qui m’est proposé quand Dieu m'invite. Si nous savions seulement le millième de la joie qui est dans cet appel, nous laisserions tout avec bonheur et courrions à toutes jambes à l’écoute de cet appel propre à bouleverser notre cœur, l’intérieur de nous-mêmes, pour que rien ne soit plus jamais comme avant. Il est toujours temps, maintenant, de faire retour, de s’habiller le cœur pour la fête du Royaume.

L'habit du cœur nous est offert. Quel est alors cet habit du cœur. Ce n'est pas celui que nous nous confectionnerions nous-mêmes, avec nos œuvres — le vêtement de travail dont nous parlions — ce n'est pas le vêtent de nos peines et nos tristesse — vêtement de deuil. Rien de tout ce que nous pourrions nous constituer : le vêtement de noce est celui que le Maître du festin lui-même nous a confectionné : il s'agit de revêtir le Christ, d'en revêtir la tunique de résurrection, dès à présent. Nous n'entrons pas par nous-mêmes, mais nous étant dépouillés de nous-mêmes, du vêtement qu'est le vieil homme périssant en nous, le Maître couvre notre nudité du Christ, nous invitant à la confiance seule : il est lui-même notre droit d'entrée au festin du Royaume.


RP, Poitiers, 12/10/14


dimanche 5 octobre 2014

Histoire de vigne et de vignerons




Ésaïe 5, 1-7 ; Psaume 80 ; Philippiens 4, 6-9 ; Matthieu 21, 33-43

Matthieu 21, 33-43
33 "Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: Ils respecteront mon fils.
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage.
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien ! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ?"
41 Ils lui répondirent : "Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu."
42 Jésus leur dit : "N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux. (Ps 118, 22-23 ; Ésaïe 28, 16)
43 Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à une nation qui en produira les fruits.

*

Affaire de générations que ce texte, très proche de ce que l'on retrouve en Matthieu quelques versets plus loin : « cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive »...

Mais avant d'en venir là, voyons d’abord de ce que ce texte ne dit pas...

« Ce texte, bien sûr, en première lecture, ne peut que grésiller aux oreilles du Juif que je suis », écrivait le Rabbin Rivon Krygier en introduction de la méditation qui lui avait été demandée sur cette parabole, à l'occasion d'un dimanche de sensibilisation des Églises au judaïsme d'il y a quelques années.

« Le verset 43 qui livre la clef de la parabole porte les accents de la fameuse "théologie de la substitution", poursuit-il. Le meurtre des serviteurs et puis du fils du propriétaire du domaine fait redéfiler sous mes yeux tous ces versets stridents et assourdissants : "Ces gens-là ont mis à mort Jésus le Seigneur et les prophètes" (I Thess 2, 15) [qui ne parle pas des "juifs" mais des Judéens], "Jérusalem, la ville qui tue les prophètes et qui lapide ceux qui lui sont envoyés " (Matthieu 23,37 ; Luc 13,34). "Afin que le sang de tous les prophètes qui a été versé depuis la fondation du monde soit redemandé à cette génération" (Luc 11, 50). Je pense au terrible pamphlet de Méliton de Sarde (Peri Pascha, § 85-86), écrit-il, où les accusations prennent la forme d’imprécations interminables. Mais aussi à ceux du Coran qui en reprend allègrement le topo : « (Nous les avons maudits) à cause de leur rupture de l'engagement, leur mécréance aux révélations d'Allah, leur meurtre injustifié des prophètes, et leur parole : “Nos cœurs sont (enveloppés) et imperméables”. Et réalité, c'est Allah qui a scellé leurs cœurs à cause de leur mécréance, car ils ne croyaient que très peu » (Cor 4:155-157)… Etc.

Théologie de la substitution de l’Église à Israël, débouchant à terme sur des violences antisémites. N’est-ce pas en effet l’impression que peut donner le texte de Mathieu ? La vigne donnée à d’autres !

Et pourtant, ce n’est pas là une parabole contre les juifs — et je précise que le rabbin Krygier propose ensuite une autre lecture possible. Le rejoignant sur ce qu’une autre lecture est possible, je laisse son commentaire, pour souligner tout d’abord que croire que c’est là une parabole contre les juifs — comme on l’a fait si souvent à travers l’histoire — n’est rien d’autre qu’une façon commode de se débarrasser de la parabole.

Ceux qui cherchent à arrêter Jésus sont divers responsables. Ils font cela conformément à une habitude qui n’est pas nouvelle contre les porte-parole que Dieu envoie. Et qui correspond à une manie universelle de rejeter ceux dont le message dérange. Une attitude qui au temps de Jésus n’est donc pas nouvelle, et ne l’est pas plus en Israël qu’ailleurs.

Il n’est qu’à lire ce qui se passait déjà au temps des anciens prophètes. Il n’est qu’à voir aussi la façon dont ont été traités les divers envoyés de Dieu aux époques ultérieures et notamment dans les diverses périodes de l’Église chrétienne, et particulièrement, peut-être, la nôtre (pensons par ex. au cas célèbre de M.L. King) ; et cela en premier lieu de la part de ceux qui se voient octroyer des tâches et responsabilités !...

Le signe que donne Jésus est la façon dont ceux à qui est confiée la vigne (la vigne de Dieu, son Royaume) traitent ceux que Dieu a chargés de prêcher sa parole. Dieu donne des signes de la limite au-delà de laquelle la vigne, cette vigne-là, ces responsables-là, sont laissés dévastés. Car Dieu n’a pas besoin de nous, il n’a pas besoin de ceux qui se croient indispensables. Il mènera son projet à son terme avec eux s’il le peut, malgré eux s’il le faut.

Il n’a pas besoin de témoins qui se donnent pour tâche de juger ou de noter les envoyés de Dieu. Il n’a pas besoin de ces personnages prétendument indispensables à Dieu, et qui du haut de leur prétendue expérience de sa parole croient en gérer la qualité, en être devenus propriétaires, comme pour la vigne de la parabole.

De tout temps, on a donné des bons points à ceux qui caressaient dans le sens du poil. Et de tout temps, on a mal noté, critiqué, mal traité, voire physiquement, les prophètes que Dieu envoie, mais qui bien sûr ne disent pas forcément ce que l’on voudrait entendre ; mais, dans la mesure du possible, ce que Dieu dit. Et à partir de là, c’est une parabole sur la limite d'une période qui nous est donnée : les limites d'un temps qui passe sont atteintes. Et si vous ne changez pas, les choses changeront, malgré vous et contre vous.

Voilà qui pourrait être d’une criante actualité quand on sait que les vignerons sont censés recueillir les fruits de la vigne de Dieu pour en répartir le fruit de manière juste. Ceux qui ont des biens les ont reçus de Dieu pour les partager. Que dire d’un monde où ceux qui ont reçu non seulement n’ont pas contribué à rendre le monde plus beau et plus juste, mais n’ont fait que creuser des fossés de façon scandaleuse ?

Le jour vient, et il est déjà venu — où Dieu remet les pendules à l’heure, et donne sa vigne à gérer de façon telle que son fruit profite à tous !

Rapport avec les générations, disais-je — « cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive » avertira Jésus... Quelles limites des temps alors dans ce cadre ?

Lorsque Jésus annonce « cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive », il parle d'un tournant historique — à l'époque celui d'une nouvelle étape de l'entrée dans la modernité romaine, dans la sphère d'influence culturelle de Rome, la nation dominante — tournant qu'il s'agit de percevoir dans la vigilance, tournant que l'ancienne génération ne sait pas percevoir, précisément, pas entendre, inapte à lire les signes des temps. Jésus avertit, avec larmes, contre cette surdité, qui était déjà celle qui empêchait antan le peuple d'entendre les mise en garde des prophètes — outre Ésaïe qu'il cite, on peut penser bien sûr à Jérémie annonçant lui aussi comme inéluctable la domination d'une autre nation, Babylone en l'occurrence, nation dominante de son temps, Jérémie qui sera violemment persécuté lui aussi par la génération qui ne veut pas entendre.

La génération montante, elle, lit sans difficulté les signes des temps, elle les lit trop aisément, même, sans doute, au grand dam des anciens (et je ne parle pas forcément d'âge ! Mais de types de d'attitude, genre les anciens et les modernes), l'école des anciens y voyant, pas toujours à tort, une trahison des anciennes valeurs. Une tension qui invite au fond à une via média — via média apparente en fait — : il s'agit de percevoir les tournants comme le fait la génération montante, mais ne pas tout trahir pour autant, selon la mise en garde anciens.

La via média, qui n'en est pas une, consiste à en venir au pivot qui vaut aussi bien pour l'ancien monde, celui de la préparation de la vigne, que pour le nouveau, celui qui pousse de l'ancien monde comme le fruit, le raisin que ne veulent pas livrer les anciens, poussé de la vigne. Le temps de la fructification, ici le déploiement du message qu'est le fruit dans l'Empire romain, est venu. Quel tournant est venu pour nous ? Dans quelle génération nous plaçons-nous ? Il s’agit d'aller vers ce qui se dessine, sans s'y dissoudre, comme le craignent les anciens. Il s'agit d'y aller sans crainte, comme le veulent les nouveaux, mais axés, les uns comme les autres, sur le pivot qui vaut pour tous les temps : le roc de la parole, la clef de voûte, la pierre d'angle qu'est la parole la vérité, qui se donne aujourd’hui en Jésus.


RP, Rouillé, 05/10/14