dimanche 25 mai 2014

"Il demeure auprès de vous et il est en vous"





Actes 8, 5-8 & 14-17 ; Ps 95 ; 1 P 3, 15-18 ; Jean 14, 15-21

Jean 14, 15-21
15 "Si vous me chérissez, vous vous appliquerez à observer mes commandements ;
16 moi, je prierai le Père : il vous donnera un autre Consolateur qui restera avec vous pour toujours.
17 C’est lui l’Esprit de vérité, celui que le monde est incapable d’accueillir parce qu’il ne le voit pas et qu’il ne le connaît pas. Vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous et il est en vous.
18 Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens à vous.
19 Encore un peu, et le monde ne me verra plus ; vous, vous me verrez vivant et vous vivrez vous aussi.
20 En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous.
21 Celui qui a mes commandements et qui les observe, celui-là me chérit : or celui qui me chérit sera chéri de mon Père et, à mon tour, moi je le chérirai et je me manifesterai à lui."

*

Relation étrange que celle de l'Esprit et des disciples. Jésus le leur annonce : vous connaîtrez l'Esprit... parce que vous le connaissez déjà. Vous vivrez de l'Esprit parce que vous en vivez déjà ! C'est là rien d'autre que ce que ce que disent les v.16-17 : « le Père vous donnera... l'Esprit de vérité... [cela parce que contrairement au monde,]... vous le connaissez, parce qu'il demeure près de vous et qu'il sera [ou : parce qu'il est] en vous »...

*

L'Esprit vous est donné, à vous en qui il demeure. Étrange ? Donné à ceux avec qui il demeure déjà, contrairement au « monde », c’est à dire à « l’apparence » — que connote le mot employé, « cosmos », qui a donné « cosmétique » —, le monde apparent donc, qui lui ne peut pas le recevoir, parce qu'il ne le connaît pas.

Est au bénéfice de l'Esprit — celui, celle, qui chérit Jésus, et qui donc garde sa parole et ainsi, est chéri du Père. Le Père et le Fils habitent en lui — c'est cela le don de l'Esprit. Qui ne le chérit pas, c'est là ce qu'il appelle « le monde », ne garde pas ses paroles, étranger donc à l'Esprit. Le rapport donc est étroit entre l'Esprit de Jésus, qui est la communion au Père et au Fils, — et l'obéissance à sa parole, à ses commandements (v. 21).

*

Mais en deçà de ce qu'il en est de sa présence, de son œuvre de communion avec le Père et le Fils, de son fruit d'amour par l'observance des commandements de Jésus — qu'en est-il du don de l'Esprit ?

On entre là dans la question de l'Alliance entre Dieu et son peuple. L’Alliance traitée entre Dieu et les pères, concernant aussi les enfants. La promesse, dit la Bible, le Traité de l'Alliance, est pour vous et pour vos enfants. Dieu est fidèle à cause de la promesse faite aux pères, déjà Abraham, Isaac, et Jacob, promesse renouvelée, et scellée, en Jésus-Christ ; et élargie par lui à toutes les nations.

On peut le dire ainsi : l’Esprit, ou la Torah telle qu’elle s'inscrit dans le cœur des croyants par le don de l'Esprit. C’est un des aspects connus des Prophètes et qui est signifié à nouveau dans le dévoilement la Parole de Dieu en Jésus Christ ; la Torah s'inscrit dans le cœur des croyants par le don de l'Esprit — que Jésus aujourd’hui promet de la part du Père.

En tout cela l'Esprit de la promesse nous précède. Le don de l'Esprit précède même notre naissance, et de plusieurs générations ; déjà au temps des pères, Abraham, Isaac et Jacob, et cela quelle que soit l'infidélité des enfants. Dieu est fidèle à Israël à cause de sa promesse faite aux pères, dit Paul (Romains 11, 28-29). Et : « Si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même ».

Mais cela va plus loin encore. En Jésus Christ ressuscité, inaugurant le Royaume promis, le Royaume qui commence par la Résurrection, Dieu nous dévoile l'universalité de cette précédence de l'amour de Dieu. Elle ne concerne pas que les seuls descendants d'Abraham. La promesse s'étend à tous ceux et celles qui ont la foi d'Abraham, universellement proclamée par les témoins du Christ. Jésus prie pour tous ceux et celles qui croiront par la Parole des Apôtres, juifs comme Grecs, et autres nations jusqu'aux extrémités de la Terre.

Ce n'est pas à dire que les Pères d'avant la venue de Jésus ignoraient la communion de Dieu qui est dans l'Esprit saint. Le contraire est même certain. Comment en effet auraient-ils pu vivre de la foi qui était la leur, leur faisant préférer, selon l'Épître aux Hébreux, l'exil et la pérégrination, à des gratifications immédiates ? Et ne pensons pas qu'il ne s'agisse là que de simples relectures de la Torah, chargées de présupposés chrétiens. Il est bien question de participation à l'Esprit dans la Torah (Nombres 11, 24-30), dans les Prophètes (Ézéchiel 37, 1), dans les Psaumes (Ps 51, 13)...

Désormais, selon la promesse, l'Alliance s'est élargie à tous les peuples. Ce qui renvoie à l’enseignement biblique selon lequel, par delà même l'Alliance traitée avec son peuple, l'Esprit de Dieu est présent à la Création du monde — « il planait à la face des eaux » dit la Genèse — porteur de la Parole par laquelle tout a été fait — porteur de la lumière qui éclaire tout être humain venant dans le monde (Jean 1). L’Esprit ainsi précède non seulement les descendants historiques d'Abraham, mais tout être humain.

Et en Jésus Christ, l'Alliance est ouverte à toutes les nations. Voilà pourquoi l'Apôtre Paul a tant insisté pour que l'Évangile soit annoncé à tous les peuples.

Voila pourquoi l'Esprit lui-même signifiait à l'Apôtre Pierre (en Actes 11) que la famille romaine de Corneille, non circoncis, devait aussi être baptisée. L'Esprit de Dieu l'y avait précédé. Le signe de l'Alliance est alors donné par le seul baptême. Il n'est que le signe que donne l'Église, le signe de ce que Dieu lui-même donne au-delà et en deçà de nos signes.

L'Esprit, qui précède nos signes de toute son éternité, est libre par rapport à nos signes, aux signes-même qui sont don de Dieu, comme le baptême. Les gestes, rendant les paroles concrètes nous dévoilent notre humble participation à la vie de Esprit, participation aux « prémisses de l'Esprit », ou comme « ensemencement », selon ces expressions fréquentes dans le Nouveau Testament, faisant que les disciples connaissent déjà l'Esprit qu'ils recevront. Prémisses de l'Esprit, promesse de l'Esprit.

Il s’agit de renouvellement intérieur pour un vécu de l'Alliance dans la liberté. Le don de l'Esprit n'est point la rupture de l’Alliance d’Abraham et de Moïse, mais bien son renouvellement. Le vis-à-vis de la Torah, charte de l'Alliance dont le cœur de la promesse se dévoile pour les disciples en Christ ressuscité, ne cesse point d'être d'actualité. C'est par le Christ ressuscité, Parole de Dieu, Esprit vivifiant, ouvrant la promesse de l'Alliance, et pour témoigner de lui, que l'Esprit du Père est répandu sur les disciples.

*

C'est là la racine, en quelque sorte, de la vie de l'Esprit, un souffle humble et discret, un souffle discret demandé à Dieu à travers un baptême signifié par l'Église. Ce souffle de l'Esprit est répandu abondamment, comme la semence de la parabole du semeur, image de l'effusion de la Parole et de l'Esprit. Et comme le large ensemencement du semeur ne préjuge en rien de la récolte, la semence de la Parole et de l'Esprit ne préjuge pas de la germination et de l'éclosion de son fruit.

C'est de celui que nous prions, Dieu, que dépend la suite des choses. Que vienne le jour de la promesse de Jésus : « vous recevrez l'Esprit de vérité parce que vous le connaissez, qu'il demeure en vous ». Et voici comment nous savons que nous l'avons connu, que par cet Esprit nous avons connu le Christ : c'est en gardant ses commandements — certes dans l’humilité de notre cheminement. Car dans l'Esprit qui ouvre aux nations l'accès à l'alliance, la Torah, Parole de Dieu écrite, demeure le vis-à-vis par lequel la responsabilité qui ressort de notre liberté d'enfants de Dieu s'exerce dans l'humilité.

Le don de l'Esprit n'en est pas moins le scellement de la participation de la vie d'éternité qui est dans la communion du Père et du Fils.

Il est l'Esprit de vérité ; « celui qui dit : je l'ai connu et qui ne garde pas ses commandements est un menteur », dit la 1ère Épître de Jean (1 Jean 2, 4). Et son commandement est en ce cœur de la Loi : que nous nous chérissions les uns les autres, « pas en parole ni avec la langue, mais en action et en vérité », poursuit la même Épître (1 Jean 3, 18). Une parole qui n'est pas accompagnée d'actes est un mensonge. Voilà qui nous contraint tous à l'humilité : qui de nous prétendra le connaître ? Notre connaissance, à la mesure de notre amour, n'est jamais que partielle, embryonnaire. Notre participation à l'Esprit de Dieu, n'est jamais que prémisse, que participation à une promesse.

C'est ainsi que, comme à des enfants, à chacun de nous s'adresse la promesse du Christ : « vous recevrez l'Esprit ». Comme les enfants, nous ne connaissons que partiellement, et c'est, seule, cette connaissance partielle, qui fonde notre espérance d'une plénitude toujours à venir, notre espérance de voir jaillir de nos cœurs les fleuves d'eau vive du Royaume éternel : « celui qui croit en moi, annonce Jésus, des fleuves d'eau vive jailliront de son sein » (Jean 7, 38). « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive » (Jean 7, 37).


RP, Poitiers, 25.05.14


dimanche 18 mai 2014

Jésus, dévoilement du Père



(photo ici)

Actes 8, 5-17 ; Psaume 66 ; 1 Pierre 3, 15-18 ; Jean 14, 1-12

Jean 14, 1-12
1  "Que votre cœur ne se trouble pas : vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi.
2  Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures : sinon vous aurais-je dit que j’allais vous préparer le lieu où vous serez ?
3  Lorsque je serai allé vous le préparer, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que là où je suis, vous serez vous aussi.
4  Quant au lieu où je vais, vous en savez le chemin."
5  Thomas lui dit : "Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin ?"
6  Jésus lui dit : "Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.
7  Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent vous le connaissez et vous l’avez vu."
8  Philippe lui dit : "Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit."
9  Jésus lui dit : "Je suis avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m’as pas reconnu ! Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : Montre-nous le Père ?
10  Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ! Au contraire, c’est le Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres.
11  Croyez-moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi ; et si vous ne croyez pas ma parole, croyez du moins à cause de ces œuvres.
12  En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père.

*

Rappelons-nous tout d’abord les circonstances : Jésus va partir. Concrètement, il va mourir. On sait de quelle façon. Alors il donne comme un testament à ses disciples. Une promesse de consolation pour les temps difficiles qu’ils auront à traverser jusqu’à la venue du Règne de Dieu. Rappelons-nous ses paroles : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier » (Jean 15, 18).

Il n’a rien caché de ce qui attendait ceux qui le suivraient — mais il a empli cela de sa consolation : « Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu’ils vous rejettent et qu’ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme.
Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel; c’est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes. (Luc 6, 22-23)
« Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous: c’est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes. » (Luc 6, 26)

« Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice: le Royaume des cieux est à eux.
Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. » (Matthieu 5, 10-12)

« Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite », annonce-t-il alors quelques versets après notre texte : « le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; s’ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre. » (Jean 15, 20)
« L’heure vient où celui qui vous fera périr croira présenter un sacrifice à Dieu » (Jean 16, 2). Tout cela est en vue derrière le premier verset de notre texte : « Que votre cœur ne se trouble pas : vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi » (Jean 14, 1).

C'est alors qu'on trouve ce texte très connu, le verset 6 — « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi », souvent isolé du contexte que je viens de rappeler. Il n’est ainsi pas question ici de conversion à une religion, mais d'entrée dans l'intimité du Père — et cela dans le contexte du départ de Jésus : « où je vais, vous en savez le chemin » (v. 4). Voilà qui donne un tour particulier à ce verset. Par là, le disciple est appelé à venir, en Jésus, à une position semblable à celle qui est la sienne vis-à-vis du Père.

« Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. » Voilà une parole qui alors, devient parole de consolation, qui annonce le Consolateur, l’Esprit de vérité, « qui vous conduira dans toute la vérité », au-delà des mensonges et des calomnies qu’endurent les persécutés — mais aussi, au-delà de cela, de tout ce que nous traversons de douleurs et de détresse. Car cela vaut au-delà des temps de persécutions. D’autres épreuves sont en vue. Le disciple du Christ reçoit ainsi la promesse d’un Esprit, l’Esprit de Dieu, qui précède tous les temps et toutes les détresses, et qui ancre le disciple au-delà des faux-semblants dans une vérité indestructible. Voilà une consolation indicible, vrai chemin de Vie — Chemin, Vérité et Vie. « Je suis le chemin et la vérité et la vie », promet Jésus.

*

Rappelons-nous que l'Évangile selon Jean débute par la présentation de la Parole éternelle, venue en Jésus Christ, qui demeure éternellement dans le sein du Père. Demeurer dans le sein du Père. Ce à quoi nous sommes appelés aussi. « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père » : c’est-à-dire que chaque disciple est appelé à vivre aussi lui-même, comme être unique, cette relation d'intimité avec Dieu qui est la Consolation de Jésus et celle des siens ; et cela dès aujourd’hui.

Dans la présence de Dieu, les particularités individuelles de chacun sont appelées à devenir autant de signes du Dieu invisible, à l'image de Jésus. C'est pourquoi (v. 12), celui qui croit en lui fait aussi les œuvres du Christ. Mieux, par l'accès à Dieu dévoilé par Jésus, dévoilé dans sa glorification à la croix par sa résurrection, les œuvres des disciples en sont même plus grandes que celles d'avant de dévoilement en Jésus de ce qui se peut savoir de Dieu.

Cela parce que le dévoilement de Dieu en Jésus, scellé dans son départ, sa crucifixion, est attesté par sa résurrection : ici quand il parle de son retour — « lorsque je serai allé vous préparer une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que là où je suis, vous serez vous aussi » (v.3), — plutôt que de sa Parousie, de sa venue glorieuse, Jésus parle d’abord de sa résurrection. C'est là le retour qui suit son départ par la croix. Ce qui signifie que cette présence de ceux qui croient en la maison du Père ne renvoie pas tant à un après la fin des temps ou à un après la mort, qu'à un dès ici-bas. Ainsi, notre texte est immédiatement suivi par la promesse du don de l'Esprit saint. Car c’est bien ici bas que les disciples marchent dans le chemin de Vérité et de Vie — et c’est cela être disciple.

Ce qui est donné à chacun dans sa résurrection, le fait qu'en Jésus se dévoile l'entrée dans l'intimité du Père est ce qui s'est alors manifesté dans le temps, sous la chair : en Jésus homme, Dieu s'est dit lui-même. Sa Parole est donnée, est faite chair. Tout ce qui se peut savoir de Dieu est dévoilé à la connaissance des disciples. Il s'agit là d'une connaissance concrète, dans laquelle on entre pour y prendre part. Il n'est pas question que de connaissance en un sens purement théorique (la « vérité » comme discours), mais de l’entrée dans un vécu — la Vie, dans l'intimité du Père, dès ici-bas.

Une telle nouvelle a de quoi étonner, sachant combien nous demeurons, en même temps, loin de nous-mêmes, dispersés. Mais c'est précisément là l'Évangile : il n'est d'entrée dans la vie du Père que par ce dévoilement. Et on sait que ce dévoilement est dans un cheminement qui débouche sur sa croix et par elle, sur la Vie.

C'est en quoi Jésus est le Chemin, la Vérité et la Vie. Cette entrée dans l'intimité du Père qui se donne dans notre temps en Jésus, est le dévoilement du Dieu éternel. Par sa venue en chair, le Père se dévoile dans le Fils. Et l'éternité du Fils déborde infiniment sa stricte présence au temps. Lorsque dans le temps, Jésus parle ou agit, c'est le Père, qui dans l'éternité, est en train d'accomplir ses œuvres. Et en lui, cela vaut pour chacun de nous, cela donne à nos actions une portée éternelle.

« Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père ». Cela signifie qu'entrer par le Christ dans la maison de Dieu veut dire, non pas tomber dans un déficit de vie, mais devenir pleinement soi-même, comme le Christ n'est pas moins homme de par sa communauté de nature avec Dieu, mais est au contraire pleinement homme.

Il y a là pour nous ouverture à une cessation des morcellements de nos vies ; l'intimité du Père et du Fils fonde dans l’Esprit saint la possibilité de rencontres vraies contre des vies désagrégées, atomisées, bardées de murs de désespoir. Vivre dans l'intimité de Dieu : devenir soi-même sous le regard du Père. Chemin de la rencontre du Père, manifestation de la vérité contre les masques, Jésus est aussi, et par là-même, la Vie. C’est la consolation qui nous est donnée par l’Esprit saint.


RP, Poitiers, 18.05.14


dimanche 11 mai 2014

"Qu'ils aient la vie en abondance"




Actes 2, 32-41 ; Psaume 23 ; 1 Pierre 2, 18-25 ; Jean 10, 1-10

Jean 10, 1-10
1  "En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis mais qui escalade par un autre côté, celui-là est un voleur et un brigand.
2  Mais celui qui entre par la porte est le berger des brebis.
3  Celui qui garde la porte lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix; les brebis qui lui appartiennent, il les appelle, chacune par son nom, et il les emmène dehors.
4  Lorsqu’il les a toutes fait sortir, il marche à leur tête, et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix.
5  Jamais elles ne suivront un étranger ; bien plus, elles le fuiront parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers."
6  Jésus leur dit cette parabole, mais ils ne comprirent pas la portée de ce qu’il disait.
7  Jésus reprit : "En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis.
8  Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés.
9  Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il entrera et sortira et trouvera de quoi se nourrir.
10  Le voleur ne se présente que pour voler, pour tuer et pour perdre ; moi, je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu'ils l'aient en abondance.

*

"Jésus leur dit cette parabole mais ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait", nous rapporte le verset 6. Si l’on lit attentivement ce que dit Jésus ici, on comprend que ses auditeurs n'aient rien compris ! Il est question pour celui qui nous est présenté comme le berger, d'entrer dans la bergerie, littéralement la cour, la cour où sont les moutons donc, et les appelant par leur nom, de les faire sortir, à l'appui du portier, puis, passant devant elles, de les emmener, au son de la voix !

Vous connaissez l'histoire du joueur de flûte de Hammeln : la ville de Hammeln est infestée de rats. Impossible de s'en débarrasser. Le maire de la ville fait appel à un fifre qui a promis de faire sortir les rats de la ville en les enchantant au son de sa flûte, cela contre un salaire correct, mais pas excessif, compte tenu du fléau. Marché conclu, notre fifre s'exécute. Il joue sa mélodie, et voilà les rats qui sortent de leurs caves, de leurs greniers, de leurs égouts, et qui se mettent à suivre le joueur de flûte qui les conduit au fleuve où ils se noient. Mission accomplie, notre fifre retourne voir le maire pour obtenir son salaire. Mais, étant débarrassé des rats, compte tenu de la situation financière difficile de la municipalité, le maire invite le fifre à patienter. Il le paiera... quant il pourra, s'il peut, un jour. Alors, comprenant qu'on veut le rouler, le fifre sent frémir dans ses narines les effluves de la vengeance. Et le voilà qui prend son pipeau, lance en l'air une étrange mélodie, et que les enfants de la ville sortent de leurs classes, de leurs salles de jeu, de leurs crèches, et partent après lui, comme si la flûte parlait d'une voix qu'ils connaissaient. Et le fifre se dirige vers le fleuve...

La fameuse comparaison proposée par Jésus a pu sonner aux oreilles de ses auditeurs comme quelque chose de semblable à notre légende. Une histoire d'hypnotisation des brebis synagogales, hypnotisation qui emporte jusqu'au portier lui-même.

Car, soyons attentifs, il s'agit bien de faire sortir les brebis de la bergerie. Non seulement il y a de quoi faire écarquiller les yeux aux bergers attitrés de la bergerie en question, qui écoutent ce que dit Jésus, mais il y a de quoi leur faire dire "il est fou" (v.20). Ou sinon, il ne leur reste qu'à ne pas comprendre ce qui leur est dit.

Imaginons qu'ici-même se présente un pasteur, un berger, qui se présente comme le bon berger, même, et se propose de faire sortir les brebis de la bergerie dans laquelle on a pris tant de peine à les faire entrer ; tout cela sous prétexte qu'elles connaissent sa voix — c'est-à-dire sans doute à nos yeux, parce qu'elles sont fascinées par ses enchantements de fifre.

Et n’oublions pas que le titre de pasteur désigne dans la Bible beaucoup plus qu’un ecclésiastique : c’est le titre royal par excellence. Ce qui nous permet d’aller un pas plus loin. Le pasteur est le roi, les pasteurs ecclésiastiques en sont les adjoints, des pasteurs de l’attente du jour de l’intronisation du pasteur-Messie, le roi attendu par les contemporains de Jésus.

Jésus, de la sorte, se présente donc selon une perspective royale, et remet directement en cause la façon dont s’est exercée jusqu’alors la tâche royale. Bref, si on le prend pour le fifre de Hammeln, il remet en cause, non seulement le maire, mais jusqu’au chef de l’État. Il y a au moins de quoi ne pas comprendre.

*

Alors Jésus poursuit : c'est par lui qu'il faut passer, il est la porte (v.7-9). C'est par lui qu'il faut entrer, mais pour sortir. Si on entre pour ne pas sortir, c'est qu'on est mal entré. On a eu affaire aux voleurs. Pas très clair ?...

Remarquez, au v.10, que le voleur, lui, ne ferait sortir personne ; il se contente de saccager. Le bon berger fait sortir les brebis (v.9) : "si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et il sortira et trouvera les pâturages"... "Il aura la vie en abondance" (v.10). Voilà qui pour les auditeurs n'est sans doute guère plus clair. Ou plutôt de plus en plus clair. C'est bien ce qu'on avait voulu ne pas comprendre. En voilà un qui se prétend le maître de nos brebis et qui prétend les faire sortir de l'enclos où l’on s'est donné tant de mal à les faire entrer.

On comprend de mieux en mieux pourquoi les responsables religieux d’alors ont de la peine à comprendre. Sans doute se frottent-ils les yeux. Mais, quant à nous que comprenons-nous ? La tentation est forte de s'imaginer que Jésus fait sortir les bons parmi les disciples des pharisiens pour constituer une autre bergerie, d'autant plus qu'il a une autre bergerie à aller visiter (v.16), pour en faire sortir, là aussi, les brebis qui lui appartiennent. Pour schématiser, Jésus viderait les mauvaises Églises pour en constituer une qui serait bonne ; façon de séparation anticipée du bon grain et de l'ivraie.

Mais voilà que ce n'est pas du tout ce que dit le texte. Ce n'est pas une opération de transvasement d'une cour dans une autre que Jésus se propose, ce n'est pas un vol ou un brigandage. C'est tout autre chose. Il ne fait pas sortir d'une cour pour aller dans une autre. Il fait sortir tout court, pour aller vers le grand air, les pâturages, la vie en abondance. On n'entre que pour sortir.

Ce qui rappelle par exemple Abraham dans la terre de ses pères, ou Lazare dans son tombeau. Ils n'entrent que pour sortir. On n'entre avec le Christ, dans son tombeau, dans le sein d'Abraham, que pour sortir vers la vie. Jésus ne fait pas entrer les brebis, il les fait sortir, cela parce qu'il offre sa vie. Entrer dans sa mort pour sortir dans la vie. Sortir de notre provisoire pour entrer dans le Royaume qui dure toujours.

*

Il est aussi question dans la parabole, d'étrangers que les brebis ne connaissent pas. Voilà un autre parallèle avec Abraham qui va nous conduire au cœur de la situation des brebis face au bon berger. Si les brebis qui entendent la voix du Christ fuient la voix des étrangers, qui ne veulent pas les faire sortir, c'est qu'elles savent n'être pas de ce monde.

Car l'allusion ne fait plus de doute. Les voleurs en question, les étrangers, sont précisément ceux qui se croient de ce monde. Il s'agit des mauvais pasteurs qui veulent maintenir les brebis captives dans la bergerie, qui en d'autres termes veulent voler et détruire. Et ici, la bergerie prend figure de Babylone. Israël est en exil à Babylone. L'étranger est le lieu où l’on croit qu'on est de ce monde.

Mais lorsque Abraham a reçu l'appel à en sortir, la terre de ses pères est devenue étrangère pour lui, et il ne reconnaîtra plus la voix des Chaldéens, d'Ur et de Babylone.

Or ne l'oublions pas, l’Église est une institution qui concerne ce temps de l'exil. Est-ce à dire qu'il faille déserter les Églises ? Si l'on répond oui à cette question, une autre se pose immédiatement : pour aller où ? À Babylone de bon cœur, chanter gaiement au bord de ses fleuves amers ? Ou dans une autre Église ? Dans les deux cas, ce serait exactement faire ce que Jésus appelle "suivre les voleurs et les brigands".

En fait lorsque le peuple est en exil à Babylone, sur la terre étrangère — il y est pour de bon. La création d'une Synagogue, ou d'une Église, en est le signe même. Jérémie invite même à s'installer à Babylone, à s'y marier et à faire fructifier la ville. Nous sommes en ce monde. Mais qui entend la voix du bon berger, écho de sa vraie patrie, sait qu'il est à l'étranger.

C'est pourquoi, si on limite l'Église à un statut de bergerie définitive, sa fonction est complètement faussée : le Christ n'est pas de ce monde. C'est pourtant là, par l’Église que retentit la voix du bon berger — c'est la fonction essentielle de l'Église : faire retentir la Parole de Dieu — ; et c'est pourquoi le Christ est la porte par laquelle entrent ses brebis.

Mais sitôt dedans, ses brebis découvrent — à cause même de cette Parole qui y retentit — que ce qui leur est proposé est provisoire, on est encore, même dans l’Église, à Babylone... ce qui n'est pas une raison d'anticiper le jour de l'Exode. Dieu a fixé une période de 70 ans pour l'exil à Babylone, 70 fois 7 ans pour l'exil spirituel dans la Babylone spirituelle selon le prophète Daniel, indiquent le temps des années spirituelles qui nous séparent de la venue de la grande foule dans la pleine liberté des enfants de Dieu (Ap 7).

*

Voilà un bon berger qui a de quoi faire éclater toutes les Babylone de tous nos exils, par l'écho de sa voix qui crée la nostalgie de Jérusalem. En attendant il faut bien pleurer au bord des fleuves de Babylone. Pleurer mais aussi y vivre. C'est Dieu qui nous y a placés, qui y a fixé nos limites. Nous sommes dans la chair pour vivre un Exode en forme de traversée du désert, guidés par le Christ, le bon berger qui nous précède, pour que nous vivions à son exemple le temps de nos Égypte et de nos Babylone.

C'est lui qui nous protège, qui donne sa vie pour nous. Ce n'est pas un mercenaire qui veille sur nous, mais un berger venu de la patrie où l'on n'est jamais étranger —, mieux, le Prince même de la Nouvelle Jérusalem. Point de crainte à avoir.

C'est alors que l'Église trouve cette autre fonction, qui n'est point celle de bergerie avec clôture, mais de chemin d'Exode, vers Dieu et avec les autres.

Tournez-vous vers Dieu (Ac 2:36-38), nous dit le bon berger, entendez ma voix. C’est déjà l’Exode promis, l’Exode vers le Royaume dont le Christ est le berger, pour la vie abondante, dès à présent.


R.P., Niort, 11.05.11


dimanche 4 mai 2014

"Notre cœur ne brûlait-il pas ?"




Luc 24, 13-35
13  Et voici que, ce même jour, deux d’entre [les disciples] se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem.
14  Ils parlaient entre eux de tous ces événements.
15  Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux;
16  mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17  Il leur dit: "Quels sont ces propos que vous échangez en marchant?" Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18  L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit: "Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci!" -
19  "Quoi donc?" leur dit-il. Ils lui répondirent: "Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple:
20  comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié;
21  et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.
22  Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés: s’étant rendues de grand matin au tombeau
23  et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant.
24  Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l’ont pas vu."
25  Et lui leur dit: "esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes!
26  Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire?"
27  Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait.
28  Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d’aller plus loin.
29  Ils le pressèrent en disant: "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée." Et il entra pour rester avec eux.
30  Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.
31  Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.
32  Et ils se dirent l’un à l’autre: "Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?"
33  A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem; ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,
34  qui leur dirent: "C’est bien vrai! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon."
35  Et eux racontèrent ce qui s'était passé et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain.
*

Par la brèche du tombeau vide, l'éternité a déferlé dans le temps. « Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n'est pas ici, mais il est ressuscité. » Alors les femmes venues embaumer le corps qui n’est pas là se souviennent qu'il disait : « Il faut que le Fils de l'homme soit livré aux pécheurs, qu'il soit crucifié et qu'il se relève le troisième jour ». Et « elles s'en retournèrent du tombeau pour raconter tout cela aux Onze et à tous les autres ».

Les disciples d’Emmaüs ne se sont dans un premier temps que peu arrêtés à ce qu’ont dit les femmes revenant du tombeau. Ils ne mentionnent cela, dans leur dialogue avec le Christ qui marche à leur côté et qu’ils ne reconnaissent pas, qu’en termes de « toutefois » (v. 22)…

*

Qu’il est difficile de reconnaître le Ressuscité ! De le rencontrer en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui. Qu’est-ce qui empêche les disciples d’Emmaüs de reconnaître le Ressuscité, leur maître, qu’ils ont côtoyé trois jours avant ?

Peut-être le texte nous donne-il lui même une indication pour que nous comprenions cette difficulté qui est aussi la nôtre : ils ne comprennent pas les Écritures, qu’ils connaissent pourtant, et que l’inconnu avec eux, Jésus, leur explique — dit le texte. Ni l’un, ni l’autre ne le comprend, ni ne reconnaît Jésus… Ni Cléopas, ni... Mais au fait, qui est l’autre ? Mais ma question est-elle la bonne ? Peut-être, mais pas sûr… Et s’il fallait demander : qui est la compagne de Cléopas ? Ainsi posée la question dévoile un a priori tel qu’il ne nous trouble même pas : nous sommes convaincus que le second disciple est un homme, ce que le texte ne dit pas ! Comme les disciples ne reçoivent pas ce que dit l’Écriture que l’inconnu leur explique. Quelque chose leur a échappé, et des Écritures, et de l’inconnu, le Ressuscité !

Comme il nous échappe que le texte de Luc ne dit pas que le second disciple n’est pas forcément un homme ! Mieux, à bien y regarder, il suggère, en ne nommant pas le second disciple, que c’est n’est pas le cas ! Voilà comment nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit ! L’autre disciple, pas nommé, pourrait avoir tout lieu d’être tout simplement Mme Cléopas, qui invite Jésus à sa table… Un couple de disciples. Étrange ? On n’y avait pas pensé ? Et pourtant, M. et Mme invitant Jésus chez eux... Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé…

Eh bien c’est un phénomène de ce genre, compréhension a priori, qui empêche les deux disciples de reconnaître Jésus ! Ils savent à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, ils ne le voient pas, ils ne le reconnaissent pas…

Et nous ? Comment imaginons-nous Jésus ? Rien qu’au plan physique. En général de la façon qu’a induite en nous toute une tradition iconographique… Pour un occidental de nos jours, disons assez grand, teint clair, cheveux châtains, yeux clairs. Cela pour rester au plan physique et seulement pour illustrer la difficulté des disciples. Éventuellement son physique était tout autre. Les juifs de l’époque biblique sont si divers : Esaü roux, la femme de Moïse, une Éthiopienne, noire, comme celle du Cantique des Cantiques, etc. Au temps de Jésus, cette diversité existe.

La vraie difficulté n’est pas de l’ordre de l’apparence physique pour les disciples d'Emmaüs qui ont côtoyé Jésus : ils connaissaient son physique. Mais lorsque, ressuscité, il leur apparaît… ils ne le reconnaissent pas ! Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour les deux disciples d’Emmaüs, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.

Là, c’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.

Le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui... Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur ! Mais voilà que l'éternité nous envahit, déferle dans notre temps, depuis un dimanche de Pâques, dont on choisit aisément de ne pas en voir les conséquences.

Aussi, le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage dans les Écritures, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien moyen de l'autre, — hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir.

Or ce qui éclate dans tout son sens par la résurrection du Christ, c’est que tout est grâce, que la Création elle-même est une anomalie, un miracle de gratuité ; là, irrémédiablement, se bouleverse notre quotidien, nos normes, notre raisonnable protection de nous-mêmes, nos façons d'avoir toujours tout à acheter, à prouver, à mériter, à dissimuler.

La terreur d'avoir à reconnaître le Ressuscité rejoint finalement notre terreur de la grâce. La grâce est, dans sa gratuité, don d'intimité, et d'intimité avec Dieu, nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là même libération.

Chose toujours surprenante ; qui ouvre sur ce qu’on ne soupçonnait pas. Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, gratuitement, on est contraint de réviser ses propres jugements. Ainsi du Christ pour les disciples d’Emmaüs. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie. Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas : ah, s’il pouvait se montrer d'une façon qui ne nous surprenne pas ! Sous une forme connue, repérable, habituelle ! Mais apparemment ce n'est pas ce qu'il fait. Et lorsqu'il nous explique les Écritures sans avoir au préalable conforté nos repères, on ne l'écoute pas, on ne l'entend pas. Ce faisant, notre cœur ne brûle-t-il pas au dedans de nous, comme engourdi ?

*

Et ce qui est vrai du Christ à une échelle insoupçonnée, devient, en lui, vrai aussi de chacun de ceux qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude. Ces frères et sœurs du Ressuscité, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un simple mot. C'est aussi ce que dit le baptême : la vérité d'un être est unique et n'est pas en notre possession, en ce que nous croyons en savoir. Et c'est ce que rappellent les tournants de nos vies, et des vies de nos proches, adolescence, plus tard midi de la vie...

Les disciples d’Emmaüs regardaient l’inconnu comme on regarde habituellement ceux que nous côtoyons, à commencer par nos proches ; puisqu’ils avaient pris l’habitude de regarder le Christ comme d’habitude, lorsqu’il se montre tel qu’il est au-delà de leurs regards appesantis par le sommeil de l’habitude, ils ne le reconnaissent pas.

“Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous ?” — ou : “n’était-il pas engourdi” ? Mais n’est-ce pas là déjà notre expérience à chacun au quotidien ? Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous, comme engourdi, quand nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, quand nous mangeons avec eux — partageant le pain —, quand ils nous parlent, et que nous n’entendons que ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, que nous n’en voyons qu’un quotidien toujours le même, alors que nous avons devant nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle ?

Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous ne reconnaissons pas l’image de Dieu dans celui ou celle, à côté de nous, que nous cantonnons dans les vieux jugements définitifs que nous avons pris l’habitude de porter sur lui, sur elle ? Au point que lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincu.

Mais Jésus, lui, est le ressuscité, il est la résurrection. Il a la puissance de transformer nos regards comme ceux des disciples d’Emmaüs. C'est au moment de la fraction du pain, moment de partage, d'intimité, que les disciples reconnaissent Jésus. Mais là la grâce est précédence silencieuse qui brise les terreurs, les craintes, les habitudes. L'établissement de cette intimité, terrorisante pour qui l'anticipe avant de la connaître, ou pour qui regarderait après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l'établissement de l'intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.

C'est là l'étonnement de la grâce, qui brise, dans l'intimité qu’elle établit, toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples d'Emmaüs, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l'éternité qui advient en lui. Pour nous aussi la présence du Ressuscité peut tout changer, change tout, dès aujourd'hui !


R.P., Poitiers, 04.05.14