jeudi 17 avril 2014

Jeudi saint - du maître au serviteur




Mt 26, 36-75 ; Actes 20, 17-38 ; Exode 12, 1-14 ; Psaume 29 ; 1 Co 11, 23-26 ; Jean 13, 1-15

Actes 20, 17-38
17 De Milet, Paul fit convoquer les anciens de l’Église d’Éphèse. [...]
22 « Maintenant, prisonnier de l’Esprit, me voici en route pour Jérusalem ; je ne sais pas quel y sera mon sort,
23 mais en tout cas, l’Esprit Saint me l’atteste de ville en ville, chaînes et détresses m’y attendent.
24 Je n’attache d’ailleurs vraiment aucun prix à ma propre vie ; mon but, c’est de mener à bien ma course et le service que le Seigneur Jésus m’a confié : rendre témoignage à l’Évangile de la grâce de Dieu.
25 « Désormais, je le sais bien, voici que vous ne reverrez plus mon visage, vous tous parmi lesquels j’ai passé en proclamant le Règne.
26 Je peux donc l’attester aujourd’hui devant vous : je suis pur du sang de tous.
27 Je n’ai vraiment rien négligé : au contraire, c’est le plan de Dieu tout entier que je vous ai annoncé.
28 Prenez soin de vous-mêmes et de tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis les gardiens, soyez les bergers de l’Église de Dieu, qu’il s’est acquise par son propre sang.
29 « Je sais bien qu’après mon départ s’introduiront parmi vous des loups féroces qui n’épargneront pas le troupeau ;
30 de vos propres rangs surgiront des hommes aux paroles perverses qui entraîneront les disciples à leur suite.
31 Soyez donc vigilants, vous rappelant que, nuit et jour pendant trois ans, je n’ai pas cessé, dans les larmes, de reprendre chacun d’entre vous.
32 Et maintenant, je vous remets à Dieu et à sa parole de grâce, qui a la puissance de bâtir l’édifice et d’assurer l’héritage à tous les sanctifiés.
33 « Je n’ai convoité l’argent, l’or ou le vêtement de personne.
34 Les mains que voici, vous le savez vous-mêmes, ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes compagnons.
35 Je vous l’ai toujours montré, c’est en peinant de la sorte qu’il faut venir en aide aux faibles et se souvenir de ces mots que le Seigneur Jésus lui-même a prononcés : Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. »
36 Après ces paroles, il se mit à genoux avec eux tous et pria.
37 Tout le monde alors éclata en sanglots et se jetait au cou de Paul pour l’embrasser –
38 leur tristesse venait surtout de la phrase où il avait dit qu’ils ne devaient plus revoir son visage –, puis on l’accompagna jusqu’au bateau.

Jean 13, 1-15
1 Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême.
2 Au cours d’un repas, alors que déjà le diable avait jeté au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, la pensée de le livrer,
3 sachant que le Père a remis toutes choses entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il va vers Dieu,
4 Jésus se lève de table, dépose son vêtement et prend un linge dont il se ceint.
5 Il verse ensuite de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint.
6 Il arrive ainsi à Simon-Pierre qui lui dit : « Toi, Seigneur, me laver les pieds ! »
7 Jésus lui répond : « Ce que je fais, tu ne peux le savoir à présent, mais par la suite tu comprendras. »
8 Pierre lui dit : « Me laver les pieds à moi ! Jamais ! » Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu ne peux pas avoir part avec moi. »
9 Simon-Pierre lui dit : « Alors, Seigneur, non pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! »
10 Jésus lui dit : « Celui qui s’est baigné n’a nul besoin d’être lavé, car il est entièrement pur : et vous, vous êtes purs, mais non pas tous. »
11 Il savait en effet qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il dit : « Vous n’êtes pas tous purs. »
12 Lorsqu’il eut achevé de leur laver les pieds, Jésus prit son vêtement, se remit à table et leur dit : « Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ?
13 Vous m’appelez “le Maître et le Seigneur” et vous dites bien, car je le suis.
14 Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres ;
15 car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi.

*

Lors de la montée des Rameaux, la foule ne savait pas exactement ce qu’elle demandait — comme Abraham (Genèse 22), quand il commence sa montée vers le mont du sacrifice, ne sait pas. Il ne sait pas encore qu'il s'agit de retrouver Isaac en vérité, et non plus tel qu'il le maintenait sous son pouvoir. La foule ne sait pas que celui qu’elle acclame comme un roi temporel devra être sacrifié comme tel, pour rayonner de sa vérité éternelle.

La figure d’Abraham « sacrifiant » Isaac peut être prise comme étant en arrière plan. Les textes que nous avons lus aujourd'hui nous permettent d'aller plus loin dans ce parallèle esquissé aux Rameaux.

Abraham a dû trouver un autre Isaac que le jeune homme Isaac avec lequel il est monté. Où est l’agneau ? a demandé Isaac. Rameaux annonce le sacrifice de l'agneau au vendredi saint, pour la résurrection du Christ éternel au dimanche Pâques.

Il s'agit de renoncer, comme Abraham a renoncé. Il lui a fallu laisser Isaac être ce qu'il est devant Dieu. Il lui a fallu en sacrifier ce qu'il croyait en savoir. Il nous faut sacrifier nos Isaac tels que nous les comprenons pour recevoir Isaac libre devant Dieu.

Il faut, de Rameaux à Pâques, apprendre à sacrifier le Messie tel que je nous concevons — « qui dites-vous que je suis ? » avait-il demandé — pour retrouver dès maintenant le Sauveur éternel, révélé au dimanche de Pâques.

C'est ce que Jésus montre aujourd'hui. C'est ce que Paul revivra avec les Éphésiens : « me voici en route pour Jérusalem ; je ne sais pas quel y sera mon sort, mais en tout cas, l’Esprit Saint me l’atteste de ville en ville, chaînes et détresses m’y attendent. » Et : « Je n’attache aucun prix à ma propre vie ; mon but, c’est de mener à bien ma course et le service que le Seigneur Jésus m’a confié : rendre témoignage à l’Évangile de la grâce de Dieu. »

Il y a là pour Paul quelque chose qui a déjà été sacrifié. La propre image qu'il se faisait de lui-même. Et c'est aussi ce à quoi devrons renoncer les Éphésiens, avec larmes.

C'est de ces versets du Nouveau Testament qui m'ont toujours interrogé : « vous ne reverrez plus mon visage » dit Paul — et plus loin : « leur tristesse venait surtout de la phrase où il avait dit qu’ils ne devaient plus revoir son visage ».

Chose étonnante quand on pourrait se dire : mais ne le verront-ils pas lors de la résurrection ? Et bien c'est là qu'est la clef précisément. Vient un jour où on ne reverra plus le visage que l'on connaît de quelqu'un. Il faut alors le découvrir dans sa vérité éternelle. Pour cela, il faudra sacrifier ce que l'on croyait en savoir. Et cela coûte des larmes, celles des Éphésiens, celles d’Abraham montant avec Isaac, celles des disciples perdant le Christ, celles des femmes au pied de la croix.

Écho à ce que dit Jésus à ses disciples au moment de sa mort : « vous ne me verrez plus ». Et puis vous me verrez, ajoute-t-il. Un Jésus est sacrifié, celui que l'on croyait connaître, pour qu’apparaisse le vrai Jésus, que l'on ne peut saisir — Jésus Christ éternel.

Tout cela est donné à valoir pour nous, pour chacun de nous. Il nous faut sacrifier ce que l'on croit pouvoir posséder de ses proches, et de soi-même pour paraître en pleine lumière, né de Dieu. « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » dira Paul aux Colossiens (Col 3, 3).

Et aujourd'hui, Jésus nous en montre le comment.

On est au soir du dernier repas, qui ne sera pas relaté en Jean. C'est pourtant ce à quoi on s’attendait. Or il vient toujours comme on ne s'y attend pas. Jésus nous donne à présent à la place du dernier repas sa signification. Il faut abandonner ce que l'on croyait de lui. Il s'offre pleinement. Et voilà qu'au grand bouleversement de ses disciples, il leur lave les pieds. Non pas que le geste n’existe pas jusque là : il existe bel et bien au contraire. C'est un geste courant à l'époque, où l'on marche longtemps sur les routes poussiéreuses. Mais ce geste reposant, offert après la route, c'est normalement un serviteur qui est est chargé, pas le maître !

À présent le maître se montre tel qu'il est : serviteur. Il faut alors pour les disciples abandonner la figure du maître : ils ne verront plus son visage. Il faut renoncer à la figure maître tel qu'on l'attend pour le trouver serviteur. Et ça coûte, ça coûte beaucoup, ça coûte tout.

Et Pierre ne veut pas : « Toi ? Me laver les pieds à moi ! Jamais ! »

Pierre dit son refus à plusieurs reprises : il ne peut renoncer à la figure du maître qu'il a conçue. Jusque, devant l’insistance de Jésus, à tenter de comprendre ce geste comme n'impliquant pas ce renoncement à ce qu'il croit savoir du maître... Ah oui, il parle de sa puissance de sauveur, qui nous a lavés de toutes nos fautes : « Alors, Seigneur, non pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! »

Bien sûr Jésus est le sauveur, qui les a purifiés. Mais ce geste-ci, à présent, est celui du serviteur, celui par lequel Jésus leur dit le sacrifice de toute image que l'on peut avoir de lui auquel il faut consentir, et par là le sacrifice de l'image que chacun de nous a de lui-même.

« Vous m’appelez “le Maître et le Seigneur” et vous dites bien, car je le suis. Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres ; car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. »

Non pas qu'il faille reproduire ce geste-là. L’Église ancienne n'a pas retenu ce geste comme pratique liturgique — ce qui aurait pu en faire manquer le sens, les premiers disciples qui ont retenu ce souvenir l'ont bien senti : il ne s'agit pas d'un rite, pas d'une pratique liturgique mais d'un modèle de vie, d'un exemple, ont le cœur est le renoncement. À travers le renoncement à l’image du maître, à toute image du maître — qui s'apprête à mourir avec lui sur la croix, il s'agit à présent de renoncer à toute image de soi, à tout ce que l'on croit de soi. Comme Abraham renonçant à ce qu'il croit d'Isaac. Mourir à soi-même. Jésus l'a souvent dit. À présent, il a montré comment : « c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. »

Aujourd'hui, au jour où Jésus renonce à sa vie pour entrer dans l'éternité du matin de Pâques, il s’agit pour nous de renoncer à tout ce que nous concevons de nous-mêmes, pour recevoir la vie d'éternité qui est dans le renoncement du Christ.


RP, Poitiers, jeudi saint, 17/04/14


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