dimanche 26 janvier 2014

La vocation des disciples



http://tombeleurre.tumblr.com/post/74586010354/from-my-usual-walk-along-the

Ésaïe 8, 23-9, 4 ; Psaume 27 ; 1 Corinthiens 1, 10-17 ; Matthieu 4, 12-23

Matthieu 4, 12-23
12 Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée.
13 Puis, abandonnant Nazara, il vint habiter à Capharnaüm, au bord de la mer, dans les territoires de Zabulon et de Nephtali,
14 pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le prophète Ésaïe :
15 Terre de Zabulon, terre de Nephtali,
route de la mer,
pays au-delà du Jourdain,
Galilée des Nations !
16 Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres
a vu une grande lumière ;
pour ceux qui se trouvaient dans le sombre pays de la mort,
une lumière s’est levée.
17 A partir de ce moment, Jésus commença à proclamer : « Convertissez-vous : le Règne des cieux s’est approché. »
18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs.
19 Il leur dit : « Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes. »
20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
21 Avançant encore, il vit deux autres frères : Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d’arranger leurs filets. Il les appela.
22 Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent.
23 Puis, parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple.


*

Voilà des petits artisans de la pêche dont on apprend qu'ils « laissèrent les filets et suivirent Jésus ». Est-ce que la pêche n'est plus ce qu'elle était ? Est-ce que les entreprises des frères Pierre et André et celle des Zébédée & Co battent de l'aile ? — Que voulez-vous, c'est la crise ! De toute façon la pêche est un travail difficile, et qui rapporte peu. Alors après tout pourquoi ne pas tenter autre chose, et en ces temps sombres — et pourquoi pas au service de Jésus ? Après tout, vu les difficultés des temps, on n'a rien à perdre. Là au moins, pas de chômage. Et si on ne gagne peut-être pas des cents et des mille, qu'est-ce qu'on rigole !

C'est sans compter sans la radicalité de la rupture entre leur vie quotidienne et la vocation chrétienne ! Radicalité qui nous concerne aussi et sans laquelle il n'y a pas de vraie relation avec le Christ vivant. Pierre et André, Jacques et Jean, sont en train de pêcher. Ils exercent leur activité habituelle. C'est leur gagne-pain. « Suivez-moi, dit Jésus, et je vous ferai pêcheurs d'hommes ». À travers ce jeu de mot est introduite une rupture après laquelle plus rien ne sera comme avant : aussitôt, laissant filets et barques, « ils le suivirent ».

*

Nous sommes en Galilée, cette Galilée dont le Ressuscité dira à la fin de ce même évangile de Matthieu qu'il y précède les disciples. Si le ministère de Jésus est inauguré de façon officielle en Judée, par son baptême auprès de Jean, le véritable départ a lieu en Galilée. Et Matthieu y insiste de façon suffisante, à l'appui d'Ésaïe, pour que ce ne soit pas indifférent. La Galilée est réputée être une terre à la foi douteuse aux yeux des Judéens, qui ont le Temple, le centre religieux, la bonne doctrine, etc.

En ces temps de prière pour l’unité, il n’est pas dépourvu de sens de considérer cela. Chacun d’entre nous considère volontiers être de la bonne façon de croire et de vivre la foi, réputant volontiers les autres d’être dans une sorte de semi-pénombre spirituelle.

Eh bien, comme Jésus a surpris en recrutant ses disciples dans le camp douteux, celui de la Galilée des païens, lui, qui est toujours le même, est toujours en passe de nous surprendre en portant un regard plus favorable qu’on ne le voudrait sur ceux qui nous paraissent à nous un peu douteux, ou héritiers d’un passé douteux. Dieu est toujours en situation de faire toutes choses nouvelles.

Des textes comme celui d’aujourd’hui, qui insistent tant sur l’importance de la Galilée, terre juive elle aussi, comme la Judée, font qu’il faut voir dans ces tensions au cœur des Évangiles, aussi des tensions régionales, voire quelque peu régionalistes, concernant des revendications de primauté d’un lieu sur l’autre, d’une pratique religieuse sur l’autre, etc. Trois tendances régionales se font concurrence alors, celle de la Judée, celle de la Galilée, celle de la Samarie. La mieux vue, parce que celle de la capitale, avec son Temple superbe, est celle de la Judée, qui a donné son nom finalement à tous les autres, au point qu’à l’étranger, hors d’Israël, on appelle tout le monde des Juifs — nom, au sens strict et originel, des habitants de la Judée — distinguant mal entre les Judéens et les Galiléens, voire autres Samaritains.

Or, comme l’Évangile s’est largement répandu hors des frontières d’Israël, on en est venu à prendre des querelles régionales internes pour une opposition de Jésus contre les juifs en général, même d'hors de la Judée. Et puisque le courant pharisien était si important dans les tendances religieuses juives, on est est venu à confondre le tout : Jésus est contre tous ceux-là, les chrétiens feront de même. Ça en serait presque à se demander si Jésus était juif lui-même ! Ce méli-mélo s’estompe si on perçoit bien les tensions régionales internes, non pas entre juifs et chrétiens, qui n’existent pas encore, mais — sans compter les Samaritains — entre Judéens et Galiléens.

Et voilà que Jésus offre à ces Galiléens à moitié dans la nuit — à l'appui de la citation que fait Matthieu d'Ésaïe « le peuple qui marche dans les ténèbres » — la primeur de son message : c’est comme si demain, les choses importantes cessaient de se passer à Paris, alors qu’à l’étranger, on a parfois l’habitude de confondre la capitale avec la France en général. Voilà qui aurait un petit parfum de querelles régionalistes. Et pour le dire d’une autre façon, en termes plus religieux, imaginez qu’au lieu de se passer à « Protestants en fête », un renouveau important intervienne ailleurs, dans un endroit aussi flou que peu réputé. C’est un peu tout cela, la vocation des disciples autour de leur barque au bord du lac de Galilée. Il est opportun de penser à cela en ces temps de prière pour l’unité : Dieu peut toujours nous surprendre en appelant les Galiléens avant nous...

Peuple probablement en outre complexé face à ceux qui sont en vue, peuple de Galilée que Jésus prend en affection, n’ignorant pas que dans les temps de crise, il se retournera éventuellement contre lui — cela à l'appui de complexes d'infériorité, et en mal de soulagement des ressentiments qui en naissent.

Jésus n’en comprend pas moins leurs difficultés, apportant autant que possible ce qu’ainsi ils n’auront pas besoin d’aller chercher ailleurs. « Tu brises aujourd'hui le joug de l'oppression qui pèse sur ton peuple, la barre qui écrase ses épaules, le bâton dont on le frappe » (És 9, 3). Ce faisant Jésus court le risque qui fait que cela se retournera contre lui. Son message n’est pas dans les illusions auxquelles on succombe si facilement. Son message, lumière éblouissante, est chargé d’une croix : la vie qu'offre Jésus n’est pas cette auberge espagnole où chacun amène tous ses désirs et les voit enfin comblés.

*

Les ténèbres de la Galilée d'Ésaïe rappelées lors de la vocation des disciples valent pour quiconque est appelé par Dieu. C'est au cœur de notre Galilée, de nos ténèbres, que Jésus nous précède — aveuglés face à sa lumière éblouissante, aussi. Luther le dit ainsi : « Dieu m’a poussé de l’avant comme une mule à qui l’on aurait bandé les yeux [...]. C’est ainsi que j’ai été poussé en dépit de moi au ministère d’enseignement et de prédication ; mais si j’avais su ce que je sais maintenant [l’opposition que cela me vaut], c’est à peine si dix chevaux auraient pu m’y pousser. C’est ainsi que se plaignent aussi Moïse et Jérémie d’avoir été trompés. » (Propos de table, cité par Volz dans son Commentaire, p. 208.)

Luther évoque Jérémie, qui s'épanche devant Dieu en disant : « Tu m'as séduit, Seigneur, Et je me suis laissé séduire ; tu m'as saisi et tu as vaincu. Et je suis chaque jour en dérision, tout le monde se moque de moi. » (Jér 20 v. 7.)

On imagine combien Pierre, André, Jacques, qui aujourd’hui quittent leur barque, tous trois morts martyrs, peuvent faire leurs de telles paroles à la fin de leur vie.

En fait, la paix, la vraie paix qu’amène Jésus est une paix que le monde ne connaît pas, un bien-être qui n’est pas forcément celui de voir tout réussir à tous les plans. Une joie qui est celle de savoir que l’on a répondu à l’appel de la vérité. C’est là le bonheur, le salaire nouveau des disciples qui abandonnent tout pour lui, pas comme on abandonne tout pour un « gourou ». Aucune illusion : demain ne sera pas facile. C'est aussi cela être disciple. Demain, il faudra encore manger à la sueur de son front, mais une route est commencée, qui mène, via la croix, à la vraie vie, au Royaume, qui s’accomplira dans la Résurrection.

Mais précisément, comme l’écrira bien plus tard un grand témoin de Jésus du Moyen Âge, Thomas A Kempis, dans son livre L’imitation de Jésus-Christ : « Jésus trouve beaucoup de personnes désirant son royaume céleste, mais peu partageant sa croix ; beaucoup souhaitant ses consolations, mais peu aimant ses douleurs. Beaucoup de compagnons de sa table, mais peu de son abstinence. Tous désirent se réjouir avec lui, mais peu veulent souffrir quelque chose pour lui. Beaucoup suivent Jésus jusqu’à la fraction du pain, mais peu jusqu’à boire la coupe de sa passion. Beaucoup admirent ses miracles, mais peu recherchent l’ignominie de sa croix. Beaucoup admirent Jésus tant que l’adversité n’arrive pas...

« Ceux qui aiment Jésus pour lui-même […] le bénissent en toute épreuve et dans l’angoisse du cœur comme dans la plus grande joie. Et ne voulût-il jamais les consoler, ils le loueraient néanmoins toujours et toujours lui rendraient grâces.

« Donne-moi, Seigneur, de savoir ce que je dois savoir, d’aimer ce que je dois aimer, d’estimer ce qui est précieux devant toi et de blâmer ce qui est vil à tes yeux. Ne me laisse pas juger d’après les dehors que l’œil aperçoit, ni prononcer sur le rapport des hommes peu sensés ; mais fais-moi discerner avec justesse les choses sensibles et les choses spirituelles, et chercher surtout et toujours ton bon plaisir »
.


RP, Poitiers, 26/01/14


dimanche 19 janvier 2014

"L'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde"




Ésaïe 49, 1-6 ; Psaume 40 ; 1 Co 1, 1-9 ; Jean 1, 29-41

Jean 1, 29-34
29 Le lendemain, il voit Jésus qui vient vers lui et il dit: "Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.
30 C’est de lui que j’ai dit: Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était.
31 Moi-même, je ne le connaissais pas, mais c’est en vue de sa manifestation à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau."
32 Et Jean porta son témoignage en disant: "J’ai vu l’Esprit, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui.
33 Et je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, c’est lui qui m’a dit: Celui sur lequel tu verras l’Esprit descendre et demeurer sur lui, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint.
34 Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu."
35 Le lendemain, Jean était encore là, avec deux de ses disciples ;
36 et, ayant regardé Jésus qui passait, il dit : Voilà l’Agneau de Dieu.
37 Les deux disciples l’entendirent prononcer ces paroles, et ils suivirent Jésus.
38 Jésus se retourna, et voyant qu’ils le suivaient, il leur dit : Que cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Rabbi, ce qui signifie Maître, où demeures-tu ?
39 Venez, leur dit-il, et voyez. Ils allèrent, et ils virent où il demeurait ; et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure.
40 André, frère de Simon Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu les paroles de Jean, et qui avaient suivi Jésus.
41 Ce fut lui qui rencontra le premier son frère Simon, et il lui dit : Nous avons trouvé le Messie ce qui signifie Christ.

*

Nous voulons être admirés ? C'est humain ! Jean l'a compris : c'est trop humain. Et voici qu'un homme se présente devant lui, celui qui a enseigné à Jean qu'il ne s'agit pas de servir Dieu pour être admiré ! « C’est de lui que j’ai dit : Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. » (v. 30). C'est le rôle de Jean : témoigner d’un plus grand que lui. Un témoin. Comme un témoin planté dans le sable du désert apparaît avant la lumière, avant qu’on ne perçoive la source de la lumière, mais la lumière l’a précédé. Il n’apparaît qu’en contraste à une lumière qui le déborde infiniment, et qu’on ne voit pas en elle-même parce qu’elle éblouit. Le témoin renvoie à elle. Mais sans lumière, il ne serait jamais apparu. Invisible dans les ténèbres. « Il vient après moi, mais il était avant moi », dit Jean de Jésus.

Là est toute la mission et la prédication du prophète : s’abaisser, être simple ombre, pour faire apparaître la lumière. Qui s’abaisse jusqu’à jouer son vrai rôle d’ombre-témoin est signe du Christ ; mais qui s’élève, s’exalte et se prétend lumineux, brillant, exalte sa piété, son savoir, sa beauté, sa richesse, ses titres — autant de pâles loupiotes en regard de la lumière de celui qui est lumière — cherche donc nécessairement à vivre dans les ténèbres pour mettre en relief cela, qui ne se voit pas dans la lumière : si une faible loupiote doit briller, il lui faut du sombre, il ne faut pas qu’elle soit allumée en plein jour...

Jean a choisi : s’effacer ; plus que briller, être l’ombre, pour vivre dans la lumière, être l’ombre de la lumière, l’ombre qui dévoile la lumière.

Si sa prédication et son baptême sont l’ombre de la lumière, à combien plus forte raison nos paroles et nos gestes à nous. C’est le baptême spirituel, administré de façon invisible, Esprit soufflé par le Christ, qui sauve — et point les bains et autres ablutions que seules peuvent administrer les hommes. Comme le dit Jean de lui-même, nous n’avons de pouvoir que celui de répandre de l’eau, pas de communiquer l’Esprit. Ainsi, ce ne sont point nos paroles, aussi pertinentes seraient-elles, qui sont vérité — mais c’est la Parole éternelle seule, créatrice de l’univers, cette Parole devenue chair, Jésus, qui peut sauver.

C’est ainsi qu’à présent le témoin Jean, le Baptiste, nous présente Jésus comme l’homme de l’humilité, « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », réminiscence de l’humilité du serviteur du Livre d'Ésaïe en cette section du Livre d’Ésaïe que nous appelons « Chants du Serviteur ». Un Serviteur que le Baptiste et les témoins du Nouveau Testament reconnaissent en Jésus, désigné à présent comme « l'Agneau de Dieu ».

*

« Agneau de Dieu ». À cette formule, à l’époque, se superposent des correspondances, essentiellement liées à la Pâque. Cette simple formule de Jean, « l'Agneau de Dieu » signifie alors beaucoup de choses. La signification première étant l’agneau de la fête de la Pâque, l'agneau que l’on mange en famille en se souvenant que sa mort a évité au peuple la mort que subissaient les gens de Pharaon.

Jésus à son tour rappellera l’utilisation de cette parole lors de la commémoration de son dernier repas. À l’instar de l’agneau, il fait don de soi, solidaire de tous les autres. C'est en s'identifiant au peuple pécheur, que Jésus apparaît comme « agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » — qui donc délivre de la mort comme lors de l'Exode. Où l’on retrouve le Serviteur du Livre d'Ésaïe.

C'est comme un être faible (Es 49, 4) au sein d'un peuple opprimé, affaibli, sans force, que le Serviteur du livre d'Ésaïe reçoit de la faveur de Dieu, qui est sa force (v.5), l'investiture qui en fait son porte-parole jusqu'aux extrémités de la Terre (Es 49, 5-6). Un agneau… C'est ce Serviteur-là dont Ésaïe 42 nous disait qu'il n'élève pas la voix, qu'il ne brise pas le roseau blessé, figure qui annonce le ministère de Jésus. Au-delà d’Ésaïe se dessine donc bien l’Agneau de l’Exode auquel Ésaïe renvoie ; ainsi, par-delà l’Exode, qu’à Isaac, le fils d’Abraham au moment de sa ligature. Autant de figures de faiblesse, d’humilité.

*

... Comme l'humilité de Jésus nous rejoint jusqu'à la douleur de sa mort : il nous rejoint jusqu'aux sinuosités de nos égarements, par quoi il nous garantit que rien ne peut nous séparer de l'amour de Dieu (Romains 8, 38-39), pas même nos propres tortuosités. Il « enlève le péché du monde ».

On est bien alors dans une relecture d'Ésaie 53 : « il enlève le péché du monde ». Ésaie 53 : un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Ésaïe l’ignore ! Aucun acte d’accusation, pas procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur n’ont manifestement pas d’importance ici ! C’est un prétexte, précisément !

De même qui est ce Serviteur souffrant ?... Il y a eu de nombreux débats pour savoir de qui il s’agit, sans que l'on parvienne à trancher… Voilà un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — dévoilant autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, universellement humain…

On connaît la lecture que René Girard a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de la reprise de ce phénomène dans la tradition biblique : toute querelle est le dévoilement d’une imitation les uns des autres dans la convoitise de ce qui est jugé désirable : tous désirent la même chose et cela finit invariablement en conflit. Entre temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous » — « crise mimétique » dit René Girard.

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme réfère à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon Lévitique 16) : au paroxysme de la crise, du conflit de tous contre tous se produit éventuellement un « mécanisme victimaire », mécanisme salvateur : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ !

L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe — « nous » (v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (És 53, v. 5). Cela « nous » concerne (le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent les mythes des autres traditions. On est au cœur d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent (v. 6). On comprend dès lors pourquoi les chrétiens on vu là la figure du Christ, qui n’a sans doute pas manqué de méditer lui-même la profonde leçon d’Ésaïe 53 : la violence est vaincue quand la victime ne joue pas le jeu. « Agneau de Dieu », qui comme tel, « enlève le péché du monde », en le dévoilant comme péché : accuser et condamner l'innocent !

*

L' « Agneau de Dieu », innocent, nous a rejoints, devant Jean « baptisant en vue de la repentance », jusqu'à nos repentirs et jusqu'à nos prières. Il nous rejoint jusqu'à nos prières avec tout ce qu'elles peuvent avoir de tortueux, mesquin ou commerçant ; ou au mieux ce qu'elles peuvent avoir de marqué par ce que nous sommes. Le Christ n'a-t-il pas fait siens les Psaumes d'hommes chargés de faiblesses, de désirs de vengeance et d'auto-justifications ? Et c'est pour cela que nous louons Dieu avec les Psaumes, ces Psaumes qui nous ressemblent.

Jésus nous rejoint dans les faiblesses qui sont les nôtres, et élève par sa mort, dans les eaux de cet autre baptême, qui « lui viennent jusqu'à la gorge », ces prières de nos faiblesses jusqu'à la gloire de la filiation éternelle. Il nous rejoint, aux pieds du Baptiste, jusque dans nos repentirs, accomplissant toute justice. Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu, peut dire le Baptiste.

*

Jean, le plus grand des prophètes, en dira Jésus, a su la grandeur du Royaume de Dieu qui se manifeste devant lui en Jésus. La grâce précédant l'univers, devançant les prophètes, qui se présente aujourd'hui, en Jésus Christ — « il était avant moi » —, est plus grande que nos désespoirs. C'est là ce que voient ces premiers disciples que nous présente l'Évangile de Jean : ils voient où Jésus demeure (Jean 1, 39). Dès avant que le monde fût, il demeure dans le sein du Père, d'où il répand la grâce et la vérité.

C’est tout le sens de ce propos étrange : « Un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. Moi-même, je ne le connaissais pas ». Voilà un homme qui vient d’auprès de Dieu en qui il demeure dans toute l’éternité, et qui de la gloire éternelle vient nous rejoindre au cœur de nos réalités, même les plus désespérantes.

C'est là l'Agneau de Dieu, le Serviteur humilié, qui ainsi, enlève le péché du monde.


RP, Poitiers, 19/01/14


dimanche 12 janvier 2014

"Accomplir toute justice"




Ésaïe 42, 1-7 ; Psaume 29 ; Actes 10, 34-38 ; Matthieu 3, 13-17

Matthieu 3, 13-17
13 Alors paraît Jésus, venu de Galilée jusqu’au Jourdain auprès de Jean, pour se faire baptiser par lui.
14 Jean voulut s’y opposer : "C’est moi, disait-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi !"
15 Mais Jésus lui répliqua : "Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice." Alors, il le laisse faire.
16 Dès qu’il fut baptisé, Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui.
17 Et voici qu’une voix venant des cieux disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir."

*

Le baptême de Jean renvoie aux bains rituels du judaïsme, il renvoie au miqvé, ce bain dans de l’eau vive, bassin non fermé ou rivière. Ici le Jourdain. Le Jourdain, et en arrière-plan la Mer Rouge, renvoient aux grandes traversées historiques des exodes et des retours d’exil — on revenait d’exil en traversant forcément le Jourdain — ; ces exils fruits de catastrophes qui ont marqué les mémoires en Israël. Baptême de « retour », et en vérité de retour à Dieu, « repentance » donc, que le baptême de Jean.

Où on a aussi une allusion au déluge ! — et par-delà le déluge aux eaux primordiales de la Genèse, comme un lieu du chaos du fond de nos âmes, dont les exils réactivent la mémoire enfouie, forgeant l’attente d’une naissance nouvelle dans un nouvel Exode.

Mais dans tous les cas : l’exil, le déluge ou les eaux primordiales, on a le vis-à-vis de l’Esprit, comme la touche d’espérance, qui « planait au-dessus des eaux » au début de la Genèse, reconnu dans la présence de la colombe au déluge. On se souvient du retour de la colombe qui annonce la fin de la catastrophe. Et puis, « Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. » (v. 16)

Où le baptême de Jésus renvoie à quelque chose de profondément inscrit dans nos angoisses. Référence à cette dimension enfouie d’un sens du chaos signifié par le déluge inscrit dans la valeur symbolique du baptême, et donc du baptême de Jésus par Jean. Jésus est descendu, il est descendu avec nous au cœur de nos peurs les plus enfouies, au cœur du chaos, au cœur du déluge — c’est aussi ce que nous dit son baptême —, mais il y est descendu pour nous en faire remonter, pour donner un sens à tout ce qui ne semble que chaos, un sens porté par l’Esprit de Dieu, le souffle de Dieu.

Une descente aux enfers, annoncée à son baptême, qui est le trajet qui sera celui de son ministère, et qui débouche de la sorte — 1 Pierre 3, 18-21 — :

18 Le Christ lui-même a souffert pour les péchés, une fois pour toutes, lui juste pour les injustes, afin de vous présenter à Dieu, lui mis à mort en sa chair, mais rendu à la vie par l’Esprit.
19 C’est alors qu’il est allé prêcher même aux esprits en prison,
20 aux rebelles d’autrefois, quand se prolongeait la patience de Dieu aux jours où Noé construisait l’arche, dans laquelle peu de gens, huit personnes, furent sauvés par l’eau.
21 C’était l’image du baptême qui vous sauve maintenant.

Le rapport entre baptême et déluge, autour de la plongée du Christ dans notre chaos, se précise bien. C’est sans doute tout le sens de la descente aux enfers de ce passage de 1 Pierre, qu’un Calvin considère comme concernant essentiellement l’agonie à Gethsémané.

Ainsi, la mort du Christ est bien un élément de sa plongée dans notre chaos, notre enfer d’ici-bas, annoncée à son baptême. Voilà qui donne aussi toute une signification à la remarque de Jean choqué par ce baptême — une signification portée par la réponse de Jésus : « Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. »

Le Christ plongeant au plus bas de l’humanité, là où la présence Dieu ne peut se signifier que par le retour à Dieu, le repentir, tel est le signe de l’accomplissement de la justice, marqué par la présence de cet autre signe, la colombe, rappel de la fin du déluge, et signe de l’Esprit de Dieu qui va donner forme au chaos. Le baptême dit aussi cela, et nous conduit donc a une parole terrible sur nous-mêmes, nous-mêmes, humanité.

Pourquoi se soumettre à ce signe de repentir qu'est le baptême de Jean pour un homme qui n'a pas à se repentir, Jésus ?! C'est ce qui choque Jean — quand Jésus lui répond qu'il s'agit d'accomplir toute justice —, c'est ce qui est fondé à nous choquer aussi : le Christ nous rejoignant au point que, lui qui n'a pas commis de péché, Paul en dira qu' « il a été fait péché pour nous »(1 Corinthiens 5, 21) ! Voilà qui nous indique de quoi Jésus se repent dans ce baptême de repentir : nous rejoignant jusqu'en ce que nous, voire nos prières, avons de plus trouble, il se repent de nos péchés. Il se solidarise avec nous à ce point !

Voilà qui nous dit aussi pourquoi des prières comme les Psaumes, bardés de paroles de repentance, sont vraiment et sérieusement les prières de Jésus : avec les Psaumes, Jésus, qui n'a jamais commis le péché, se repent sérieusement en solidarité avec nous : il a pris nos péchés à ce point-là. Voilà ce que nous enseigne sa réponse à Jean : laisse moi plonger dans le repentir avec les autres humains, pour accomplir toute justice.

Voilà qui nous conduit dès lors très loin dans le tragique de notre condition... — pour nous en faire enfin sortir : c’est la bonne nouvelle que porte pour nous Jésus à son baptême.

Mais en vis-à-vis de cela, en deçà de cela, nous sommes renvoyés à la parole la plus terrible prononcée par la Bible à propos de l’humanité : Genèse 6, 6 : « le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. » Parole qui précède et origine le déluge.

Dieu « se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre » ! Dieu ne s’est pas repenti d’avoir fait les cafards, les crocodiles, les requins et autres animaux, mais l’homme ! — Un repentir tel qu'il débouche sur l’engloutissement du déluge !

Où l’on trouve peut-être les protestations de Job ! — auquel Dieu répond, justement, qu’il a aussi créé les monstres et autres crocodiles.

Quant à l’homme, il aurait peut-être fallu y penser avant, avant de le créer, plutôt que de se repentir après, semble dire Job, et avec lui Jérémie, et pas mal d’autres dans l’histoire : il aurait mieux valu que je ne naisse pas ! — disent-ils ! Parole insensée, parole de révolté !

Parole de sagesse aussi, selon l’Ecclésiaste : « L’avorton, celui qui n’a pas vu le jour, vaut mieux que celui qui ne se rassasie pas de bonheur » (Ecclésiaste 6, 3), mais qui à la place ne voit que le malheur qui se vit sous le soleil !

Eh bien c’est au cœur de ce chaos-là, au cœur de ce drame, que Jésus nous rejoint par son baptême, début d’un ministère qui à vue humaine laisse à se demander si la vie de cet homme, Jésus, valait bien d’être vécue ! — pour se terminer comme elle s’est terminée...

« Jésus sortit de l’eau » annonce alors l’évangile !

En écho : « Choisis la vie » a ordonné la Torah ! « Choisis la vie » ! Eh bien : c’est cette parole qu’est venu sceller Jésus au baptême, tout simplement : « Jésus sortit de l’eau ». C’est ce que confirme la présence de l’Esprit qui va mener en lui toute chose à sa fin, au projet caché de Dieu, dont on sait à présent, dont on a su, qu’il débouchait sur la résurrection proclamée au dimanche de Pâques.

Telle est la parole qui nous est confiée depuis les cieux ouverts au baptême de Jésus : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » Une parole qui nous rejoint au cœur de nos détresses, de nos engloutissements dans le non-sens et le chaos, pour donner cette orientation qui dit que cela vaut encore, quand même et malgré tout, la peine.

« Choisis la vie », comme un acte de foi, que l’on peut encore poser : « le juste vivra par sa foi » (Hab 2, 4) — malgré tout : « c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. » — « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » Voilà qui donne tout son sens à la foi dont vit le juste. Alors aujourd’hui encore : « Choisis la vie, afin que tu vives ».


RP, Poitiers, 12/01/14


dimanche 5 janvier 2014

Où l’étoile s’arrête




Ésaie 60.1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3.2-6 ; Matthieu 2.1-12

Matthieu 2, 1-12
1  Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2  et demandèrent : "Où est le roi des Judéens qui vient de naître ? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3  A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4  Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5  "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète :
6  Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7  Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8  et les envoya à Bethléem en disant : "Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant ; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage."
9  Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10  À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11  Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12  Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

Une étoile... Avant de nous conduire au Christ enfant, les mots étoile, ou astre, nous conduisent aujourd’hui à des considérations qui semblent au contraire nous éloigner grandement du chemins des Mages !... Ces mots nous mènent aujourd’hui plutôt à des réflexions astronomiques... Une étoile guidant des Mages ?...

Prenons une autre étoile, qui guide marins et voyageurs depuis la nuit des temps — et peut-être aussi des Mages à tel ou tel moment d'un long périple : l'étoile polaire. Elle se situe, nous dit la science contemporaine, à 300 000 années-lumière. Pas très loin donc, sachant que la galaxie la plus proche de la nôtre, la Galaxie d'Andromède, se trouve à 2, 2 millions d'années-lumière. La galaxie la plus proche !... Quand on en compte, pour ce que l'on en connaît, quelques centaines de milliards équivalentes en tailles (à savoir quelques centaines de milliers d'années-lumière de diamètre), sans compter les autres et celles qui nous sont trop lointaines ! Sachant qu'une année-lumière équivaut à 9 460 milliards, 990 millions, 821 000 kilomètres, voilà qui peut troubler. Quelle est l'étoile des Mages dans tout cela ? On n'en sait probablement rien — la variabilité des spéculations en atteste —, mais à de telles distances approximatives, une telle étoile pouvait apparaître éventuellement telle qu'elle était quelques centaines de millions d’années auparavant ! Tout ça pour dire qu'il faut rester prudent quant aux considérations astronomiques dans le récit de Matthieu...

Rejoignons donc les Mages un moment sur la Terre, éclairée par le Soleil, une des centaines de milliards d’étoiles de notre galaxie, elle-même une parmi quelques centaines de milliards de galaxies semblables observables. Le Soleil, une étoile de notre galaxie, autour duquel tourne la Terre avec sa Lune — au rythme de laquelle, écrit le poète italien Guido Ceronetti, « chaque jour, derrière de fragiles défenses, sur toute la terre une partie de l’humanité perd du sang par une blessure cachée. La Lune est l’assassin. » (Le silence du corps, LdP, p. 154.)

*

Marquer les temps : avec cette fonction, la création du Soleil, de la Lune et des étoiles au quatrième jour selon la Genèse, nous y est donnée comme relecture, chargée aussi de poésie. Les astres reçoivent, en regard de Dieu, sens, fonction pour les hommes — et femmes —, et avec eux toutes les créatures de la Terre : Genèse 1, 14 : « Dieu dit : "Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit, qu’ils servent de signes tant pour les fêtes que pour les jours et les années ».

C’est là ce qui se vit dans le culte biblique — Nombres 10, 10 : « Quand vous aurez un jour de réjouissance, des solennités, des néoménies [nouvelles lunes], vous jouerez des trompettes pour accompagner [...] vos sacrifices de paix ; elles serviront à vous rappeler à l’attention de votre Dieu. Je suis le Seigneur votre Dieu. » Ou, Ézéchiel 46, 3, parlant de la ré-instauration des rites bibliques au retour d'exil : « Le peuple se prosternera devant le Seigneur à l’entrée de cette porte, lors des shabbats et des néoménies. »

Relecture — étymologie du mot religion. Celle d’Israël, on vient de le lire, celles des nations de la Terre en général, jusqu'à nous...

On a l'équivalent parmi les peuples de l'Antiquité, comme les Perses mazdéens, avec leur ordre sacerdotal que sont les Mages, qui y sont classiquement — tout comme en Israël les Lévites — ceux qui fixent le calendrier. Les proximités entre les Perses mazdéens et les juifs, et notamment sur ce plan-là, sont connues. Les mazdéens, ou zoroastriens, du nom de ce réformateur de la religion des Mages qu'est Zoroastre, ou Zarathoustra, avaient un calendrier qui avait une place importante dans leurs prophéties. Outre les cycles de la Lune et du Soleil, ils connaissaient de grands cycles, des ères stellaires qui recoupaient des espérances prophétiques : ainsi attendaient-ils l'ère de la résurrection, correspondant au futur et prochain cycle, cycle d'un jour de mille ans — on en retrouve l’équivalent dans le livre de l'Apocalypse. Et (tout cela est décrit dans l'Avesta, que l'on peut encore consulter) l'approche de ce temps, de cette ère nouvelle, est décelable par des repères stellaires, qu'il nous est sans doute difficile de retrouver, mais que des Mages, conduits par leurs croyances, ont perçue, selon Matthieu (on y vient), au tournant de ce qui est devenu l'ère chrétienne.

Il est connu que les croyances perses se sont recoupées sur plusieurs points avec celles des juifs depuis plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. Depuis longtemps, des contacts étaient noués. La Bible parle en bien de leur roi Cyrus. On sait par exemple que les Perses faisaient leur l’idée de résurrection bien avant la résurrection du Christ, déjà quatre ou cinq siècles avant : c’est leur réflexion qui les avait amenés à une conviction que le judaïsme a lui aussi fait sienne, en ses courants pharisiens notamment.

Et parmi leurs croyances, il est question de vierge donnant naissance à celui qui introduira le monde de la résurrection. Or les Perses savent aussi que les Judéens attendent un Messie.

Manifestement les deux traditions et les espérances se sont recoupées aussi à ce point : Ne lit-on pas dans l'Avesta qu'un des noms du Sauveur-résurrecteur est Mashye ?! Il n'est pas interdit de penser que Judéens comme Perses aient pu faire le lien avec le titre hébreu Mashiah — le Messie, roi des Judéens... Chez qui viennent les Mages de Matthieu.

*

Recoupements interreligieux d'alors, dans les deux sens — et dont l’Église ancienne gardait le souvenir. Un texte ancien, l'Évangile arabe de l'Enfance, affirme : Zoroastre annonça — je cite (ch. 1, v.2) — que : « La vierge sera enceinte sans avoir connu d’homme [...]. Son enfant par la suite ressuscitera des morts ; et sa bonne nouvelle [sera connue] dans les sept climats de la terre » ; cela avec pour signe une étoile. Et plus loin, le même texte (ch. 5, v.1) : « Des Mages arrivèrent d'Orient à Jérusalem, selon ce que Zoroastre avait prédit ».

Cette prophétie est effectivement connue par ailleurs, dans l'Avesta. Je cite : « À la fin des siècles, Ahura Mazda [Dieu] engagera une lutte décisive contre Ahriman [Le Mal] et l'emportera grâce à l'archange Sraoscha (l'obéissant), vainqueur du démon Ashéma. Une Vierge concevra alors un Messie, le Victorieux, le second Zoroastre qui fera ressusciter les morts ». Et les Mages d'Iran oriental se recueillaient trois jours par an sur une montagne y guettant « l'étoile du grand roi ».

Où l’on retrouve dans le livre biblique des Nombres (ch. 23 & 24), un épisode parallèle qui n’est pas sans éclairer celui des Mages : Balaam — que le texte arabe que j'ai cité identifie à Zoroastre —, Balaam (un genre de prophète) se voit demander par le roi Balaq de maudire Israël. Ce que, poussé par Dieu, Balaam ne fait pas ; il annonce au contraire : « Je le vois, mais ce n'est pas pour maintenant ; je l'observe, mais non de près : de Jacob monte une étoile [...] » (Nombres 24, 17). Étoile des Mages ? Comme en témoigne le texte arabe, les premiers lecteurs de Matthieu ont manifestement fait le lien.

*

Toujours est-il que Matthieu nous déroule son récit d'une façon qui permet de penser qu'il connaît quelque peu les croyances des Mages et leur attente du passage à une nouvelle ère, passage signifié par des repères stellaires — « nous avons vu son astre » écrit l'évangile.

Matthieu renvoie quasi explicitement à la prophétie zoroastrienne. Ses mots l'indiquent : l'étoile « vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant ». Ce qui semble étrange, et qui le serait même pour Mathieu — une étoile ne s'arrêtant pas comme telle —, sauf à considérer que pour lui, il s'agit bien d'un tournant qui a lieu dans les repères des Mages : ce qu'ils reçoivent comme le signe du passage à la nouvelle ère prend fin à ce moment là : l'ère nouvelle, celle de la résurrection, commence et celui qui l'introduit se trouve ici : Jésus. L'astre ne les a pas conduit à Bethléem, mais la prophétie biblique l'a fait. Et quand ils y sont, le phénomène qui les a menés en Judée pour y percevoir la nouvelle ère « s'arrête ».

Tout le récit s’explique alors. On comprend en passant qu'il ne s'agit pas de l'astrologie des horoscopes modernes. L'organisation du calendrier, le repère des ères, en regard des prophéties de l'Avesta, qui, elles, ne sont pas strictement astrales, est d'un autre ordre : on ne décèle ni un destin fixé des individus en fonction de leurs « signes », ni même une sorte d'esquisse de ce qui en serait les grandes lignes. On est dans l’ordre du calendrier : cycles très courts, les jours solaires, cycles courts, semaines et néoménies, grandes ères : la lecture par les Mages du calendrier des constellations les induit à fixer aussi ces grands cycles. Le tout est, en regard de l'astrophysique, aussi arbitraire que la fixation des semaines à sept jours. On est dans le symbolique... Comme le nombre de trois Mages, absent chez Matthieu, viendra ensuite symboliser les « trois continents » d'alors, correspondant aux trois cadeaux de l'évangile... Les Mages de Matthieu eux, cherchent selon leur rite et ses recoupements dans l’influence réciproque avec les juifs, le signe de l'ère nouvelle dans un roi des Judéens : les Mages vont donc chez le roi de Judée en place, Hérode. Ce qui l'inquiète fortement : il n'a pas d’enfant né récemment, tandis qu'à ses oreilles les rumeurs messianiques juives ont des connotations plus nettement politiques, éventuellement menaçantes pour son trône.

Le signe stellaire indiquant le changement d'ère pour les Mages date alors, selon Matthieu, d'environ deux ans : Matthieu le signale en relatant le massacre par Hérode des enfants de Bethléem ayant jusqu'à deux ans. Cela aussi est tout-à-fait envisageable, même si le récit de Matthieu seul a retenu cela : les enfants de la toute petite bourgade qu'est à l'époque Bethléem pouvaient être suffisamment peu nombreux pour que cela passe pour une goutte d'eau dans la mer des exactions des dirigeants d'alors. Deux ans : ce n'est pas ce que dessine l’imagerie faisant venir les Mages à la crèche de Luc, la nuit de Noël. Matthieu dit au contraire le début de la manifestation publique de Jésus, l’épiphanie, là où Luc dit le secret de sa naissance, dévoilé seulement à quelques bergers.

*

Du coup, pour étrange qu'il nous apparaisse, notre récit sur les Mages prend tout un sens. Dans le cadre de leur attente mazdéenne, des zoroastriens à Jérusalem ? L'idée en est tout à fait raisonnable ! Les contacts interreligieux sont à l’époque chose naturelle. Ils le sont restés jusqu’au Moyen-Âge occidental, où l’Europe a été coupée du reste du monde suite aux invasions de la fin de l’Antiquité. Le contact avec les autres religions est alors devenu agressif puisqu’on ne les connaissait plus et qu’elles étaient perçues — parfois à juste titre, certes — comme menaçantes. Cette habitude a parfois persisté même après la redécouverte du reste du monde : quand on a pris l’habitude de se croire seul… on garde des réflexes, marquant, au fond, une foi mal assurée — réflexes qui peuvent cesser quand on sait en qui l’on a cru.

En l'occurrence en un Dieu qui prend le risque de frayer avec les hommes, qui prend le risque de l'Incarnation, pour mener ce monde, pour mener la chair, jusqu'à la folie de la rencontre d’un enfant — qui est le Fils de Dieu. Un enfant humble de parents humbles chez qui entrent de prestigieux étrangers, déposant aux pieds de l'infini mystère la richesse de leur or, l'encens de leurs prières, et la myrrhe qui parfume les vivants et les morts.

Le message de Dieu a rompu les frontières : c'est ce qui est au cœur de ce récit : Dieu est manifesté au monde. Il nous a accompagnés, et nous accompagne dans les méandres de nos jours afin que nous vivions de sa seule grâce au cœur du monde où nous frayons.

Car voilà que face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de sa présence dans un enfant pauvre ; la foi miraculeuse à la faiblesse d’un enfant. À ce point, c’est à nous d’emboîter le pas des Mages et de leur histoire étrange. Voilà des Mages arrivés dans la ville royale, Jérusalem, s’attendant au palais d’Hérode — et qui se retrouvent dans un village pauvre. Les voilà qui, loin des honneurs royaux, repartent par un autre chemin.

Nous n’avons pas eu les mêmes routes que les Mages. Nous avons eu chacun nos chemins, ceux de nos espérances, de nos étoiles confuses, de nos religiosités, de nos soucis, de nos fardeaux, jusqu’à l’enfant, qui mystérieusement, nous a guidés et accompagnés jusqu'à lui. À présent l’étoile s’arrête, dévoilant l’enfant, nouveau chemin, lumineux, où nous sommes à présent envoyés avec lui...


RP,
Poitiers, Épiphanie, 05/01/14