dimanche 29 septembre 2013

Le riche et Lazare




Amos 6:1-7 ; Psaume 146 ; 1 Timothée 6:11-16 ; Luc 16, 19-31

Luc 16, 19-31
19 "Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins.
20 Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d’ulcères au porche de sa demeure.
21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais c’étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.
22 "Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d’Abraham ; le riche mourut aussi et fut enterré.
23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.
24 Alors il s’écria : Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.
25 Abraham lui dit : Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur ; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.
26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.
27 "Le riche dit : Je te prie alors, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père,
28 car j’ai cinq frères. Qu’il les avertisse pour qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.
29 Abraham lui dit : Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent.
30 L’autre reprit : Non, Abraham, mon père, mais si quelqu’un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.
31 Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu’un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.

*

La parabole de l'intendant infidèle précède ce texte, avec des versets charnières, qui apparemment n’ont rien avoir ni avec l’intendant, ni avec Lazare et le riche. Parmi ces versets, celui sur l’incompatibilité entre aimer Dieu et l'argent, qui clôt ceux qui suivent la parabole du gérant infidèle : des versets qui invitent à être généreux et digne de confiance avec ce qui compte peu, l'argent trompeur de ce temps, pour l'être a fortiori avec ce qui compte, valeur du Royaume, la grâce. Vient enfin, après le rappel de ce que ce monde est provisoire, le v. 18, qui précède immédiatement notre parabole : une parole sur l'adultère.

Voilà qui semble s’interposer dans le déroulement du texte comme un cheveu tomberait sur la soupe ! Cheveu sur la soupe, à moins que ce ne soit précisément une parole clef. La trahison qu'est l'adultère comme parallèle avec la trahison qu'est servir Dieu et l'argent à la fois (verset charnière donné un peu avant), concernant et la parabole de l’intendant infidèle, et notre texte sur Lazare et le riche.

Car c'est de cela qu'il s'agit au départ. On en trouve un parallèle dans l'Épître de Jacques (ch.4, v.4) : « Adultères ! Ne savez-vous pas que l'amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu. »

Ce serait donc bien de notre question qu'il s'agirait : écoutons le contexte — Jacques écrit (v.1-5) : « D'où viennent les luttes, et d'où viennent les querelles parmi vous, sinon de vos passions, qui guerroient dans vos membres ? Vous convoitez et vous ne possédez pas ; vous êtes meurtriers et envieux, sans (rien) pouvoir obtenir ; vous avez des querelles et des luttes, et vous ne possédez pas, parce que vous ne demandez pas. Vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, afin de (tout) dépenser pour vos passions. Adultères ! Ne savez-vous pas que l'amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu. Croyez-vous que l'Écriture dise en vain : Dieu aime jusqu'à la jalousie l'Esprit qu'il a fait habiter en vous ? »

Alors notre parabole devient bien un clou enfoncé : il est effectivement impossible d'aimer Dieu et les biens de ce monde, en n'en usant que pour son propre profit ; il y a effectivement un abîme infranchissable, et éternellement infranchissable. Cet abîme qu’est l’enfer dans lequel sont Lazare et les miséreux de notre monde.

*

Notons qu'à aucun moment la parabole ne cherche à culpabiliser quiconque : jamais n'est reprochée au riche son attitude vis-à-vis de Lazare, qui est simplement — bien qu'étant au pied de sa porte —, resté invisible à ses yeux.

L'autre réalité, la vraie, celle qui est de l'autre côté de l'abîme est celle que le riche ne voit pas face au présent incontournable de ce monde — empêtré dans le réseau de ronces de ses richesses — propres à étouffer la semence du Royaume selon la parabole de l'ensemencement, au point qu'il est difficile, dit aussi Jésus, à un riche d'y entrer. Le riche sans nom de notre parabole le comprend si bien — mais trop tard — qu'il demande que soit envoyé aux siens Lazare ressuscité, un Lazare transfiguré, nommé par son nom, resplendissant de la joie que Dieu lui-même lui accorde.

Rendez-vous compte de l’ironie. Il demande lui-même que soit envoyé ce Lazare qui antan invisible à ses yeux, ne pouvait même pas obtenir de visa pour passer du côté du riche sans nom. Prophétie sur les lendemains d’un monde vieillissant ?

Que Dieu ressuscite à présent ce Lazare glorieux, et l'envoie aux siens, pour que ceux-ci voient enfin le vrai visage de ce Lazare antan défiguré sous les yeux de leur indifférence ! Mais les siens qui, comme lui, ne voient pas qui est Lazare quand il se présente comme le Christ s'est présenté à nous, dans l'humilité — ne sont-ils pas irrémédiablement aveugles à la réalité éternelle du jour nouveau ? — pourront-ils reconnaître la main de Dieu, et le Lazare ressuscité ?

« Ils ont déjà Moïse et les prophètes » : que n'entendent-ils pas ? Être attentif : déjà à la Loi et aux Prophètes !... Or qu'est-ce qu'ils n'entendent pas dans la Loi et les Prophètes ?

Qu'est-ce qu'ils ne voient pas ? La même chose que leur frère, le riche de la parabole : ils ne voient pas le misérable qui de toute façon est tout proche d'eux, et en la figure duquel le Christ se cache (« ce que vous n'avez pas fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous ne l'avez pas fait » — Mt 25).

Ce Lazare tout proche, à leur porte, pour le riche et sa famille, ou, en tout cas, pas loin ; sous le porche de la belle demeure, invisible, anonyme au sortir du repas ; et aujourd'hui carrément dans la salle à manger — sous la figure des miséreux de la planète sur l'écran de télévision — et toujours aussi invisibles et anonymes à un riche sans manque — ce qui le rend aveugle au manque de Lazare.

*

Or, il s'agit justement, non pas de se culpabiliser, mais de connaître son manque ; c'est ce qui manque au riche : connaître son manque, ouvrant sur la résurrection. C'est ce que crient la Loi et les Prophètes, c'est ce que redisait Lazare antan sans nom, qui devient alors pour le riche désormais sans nom lui-même un témoin propre à lui dire ce manque — comme aujourd’hui les miséreux de la planète. Car un pauvre comme Lazare manque de tout : et c’est ce qui le rend disponible à la nouveauté ; et l’ouvre donc à la nouveauté de la grâce qui seule donne un nom. On reçoit son nom, on ne se le donne pas soi-même. « Lazare », un nom, qui signifie « Dieu aide » justement ; « le riche », un état, sans nom.

Alors pas question de culpabiliser qui que ce soit pour des phénomènes économiques mondiaux auxquels nous ne pouvons rien ou presque (le « presque » ne doit toutefois certes pas être négligé) ; pas question donc, quoiqu’il en soit, d’entrer dans un complexe de culpabilité qui ne nourrit personne. Certes il est toujours possible d’effectuer les petits pas à notre portée propres à corriger un minimum l’horrible réalité.

Mais là aussi, il nous faut recevoir la promesse de la grâce d’un Dieu qui nous accueille comme nous sommes, des êtres de manque. À moins que nous ne manquions de manque. Simplement, il nous appartient de découvrir que les apparences sont trompeuses et qu’il y a bel et bien deux mondes, scindés par un abîme et que le côté « bonheur » n’est pas forcément celui qu’il semble…


RP,
Poitiers, 29/09/13


dimanche 22 septembre 2013

Un gérant habile




Amos 8, 4-7 ; Psaume 113 ; 1 Timothée 2, 1-8 ; Luc 16: 1-13

Luc 16, 1-13
1 Jésus dit à ses disciples :
"Un homme riche avait un gérant qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.
2 Il le fit appeler et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.
3 Le gérant se dit alors en lui-même : Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance ? Bêcher ? Je n'en ai pas la force. Mendier ? J'en ai honte.
4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m'accueillent chez eux.
5 Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ?
6 Celui-ci répondit : Cent jarres d'huile. Le gérant lui dit : Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.
7 Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? Celui-ci répondit : Cent sacs de blé. Le gérant lui dit : Voici ton reçu et écris quatre-vingts.
8 Et le maître fit l'éloge du gérant trompeur, parce qu'il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière.
9 "Eh bien ! moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l'Argent trompeur pour qu'une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
10 "Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande ; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande.
11 Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance pour l'Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable ?
12 Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous ?
13 "Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent."

*

Voilà une parabole que l'on serait porté à trouver au moins immorale ! Jésus ne semble-t-il pas donner d'étranges conseils : gruger son maître une dernière fois, après l'avoir grugé au point de se faire virer ?! Et voilà que le maître félicite son mauvais gérant : « bravo, tu as été malin de dilapider mes biens une dernière fois » ! C'est à n'y rien comprendre ! Un monde de corruption, des pratiques qui semblent ne pas déranger Jésus !... Puisque c'est tout de même lui qui présente en cette parabole ce curieux conseil... Choquant ?! À moins qu'on ne passe à un autre niveau. Faisons un petit détour pour y parvenir...

*

« Qui dit-on que je suis ?... Et vous qui dites-vous que je suis ? » avait demandé Jésus à ses disciples. Chez Matthieu la réponse est sous-entendue dans la première question de Jésus — en ces termes : « Qui dit-on que je suis, moi, le Fils de l’homme ? » (Matthieu 16, 13-15)

Il se présente donc lui-même comme le Fils de Homme. Le Fils de Homme est cette figure, connue des disciples, qui annonce dans des livres comme Ézéchiel ou Daniel la fin de ce monde et l’inauguration du Royaume de Dieu : il s'agit d'un être céleste, qui demeure auprès du Père, le Fils de l'Homme qui est dans les cieux — et qui vient sur la terre.

Dans sa question, Jésus vient donc de dire que c'est lui ce Fils de l'Homme, celui, donc, qui vient inaugurer et apporter le Royaume. D'où la réponse de Pierre : « qui est-tu ? Mais, Fils de l'Homme, tu es donc le Christ — le Messie ! » D'où son refus de le voir mourir.

À cette compréhension de Pierre (qui a compris à sa façon : celui qui est venu du ciel ne peut mourir !), Jésus (Matthieu 16, 20 sq.) répond aux disciples qu'il sera crucifié, avant d'ajouter qu'il leur faut aussi se préparer (v, 24-27) : « 24 Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. 25 Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la trouvera. 26 Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ? ou, que donnerait un homme en échange de son âme ? 27 Car le Fils de l’homme doit venir dans la gloire de son Père, avec ses anges ; et alors il rendra à chacun selon ses œuvres. »

Le monde nouveau, qu'inaugure la venue du Fils de l'Homme, s'est donc approché...

*

Eh bien la parabole du « gérant habile » parle de la même chose : la fin d'un monde s’annonce. Il y a deux mondes. Un monde géré de façon injuste, cherchant son seul profit — ce qu'a fait le gérant —, et l’autre monde, celui du Règne de Dieu, géré par le service de Dieu et le soin du prochain : ce monde nouveau est en passe de remplacer le premier.

Cette parabole enseigne en fait qu'il s’agit de vivre en sachant que le monde nouveau est déjà là, à la porte, et que le monde ancien est déjà fichu ! Et dès lors, « que servirait-il à un homme de gagner le monde, s’il perdait son âme ? » « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la trouvera » ! (Matthieu 16, 26-27)

… Son âme, sa vie, est même est déjà perdue pour ce monde, nous enseigne la leçon du gérant indélicat qui va être renvoyé pour sa mauvaise gestion, et qui donc, prépare son avenir dans son nouveau monde, sous la forme imagée, ici, de son futur emploi.

***

Reprenons la parabole : l'immoralité apparente de la leçon nous a mis la puce à l'oreille : Jésus n'est pas en train de parler d'une affaire financière ou de donner des leçons de morale d'entreprise. « L'homme riche », dans les paraboles, désigne à plusieurs reprises Dieu. Les intendants, les gérants, eux, sont les gens de religion, d'Église, ceux ayant un ministère quel qu'il soit ; bref, nous tous ici, qui avons entendu son appel.

Or qu'est-ce qu'un gérant de Dieu a à gérer ? Qu'est qui lui est confié ? On le sait : sa grâce. Nous sommes gérants de la grâce. Notre gérant dilapide ce que son maître lui a confié : la parole de sa grâce. Il est curieux que Jésus, voulant parler des pharisiens, scribes, apôtres et pasteurs, ne donne d'image que celle d'un gérant qui dilapide les biens de son maître, qui plonge dans la caisse, s'y sert abondamment, et contracte envers son maître des dettes que comme le gérant, il ne pourra jamais payer, ignorant sans doute, d’ailleurs, que ce sont des dettes, pensant même que c'est normal de se servir ainsi ! C’est la grâce, quoi !

Et c'est la tentation qui nous guette tous, tentation de se faire à soi-même grâce, en se justifiant soi-même de tous ses actes, y trouvant toutes les bonnes excuses ; tentation de s'administrer toutes les indulgences possibles, plongeant pour son profit personnel dans les trésors de la miséricorde divine, de sa bonté, de sa grâce. À cette première tentation se conjoint une autre, celle d'oublier qu'on n'est que son gérant et de penser qu'on est propriétaire des trésors de la grâce de Dieu. Les autres, pour qui on est gérants, restent ses débiteurs. Et voilà notre gérant, indulgent pour soi-même, pas pour les autres !

« Le maître fit venir son gérant et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne pourras plus désormais administrer mes biens. » C'est que plus on s'auto-justifie, plus on trouve les autres injustes ; plus on se trouve digne de la grâce, plus on considère les autres comme indignes... Et moins on leur accorde la grâce.

Menacé de renvoi, le gérant de la parabole va alors faire preuve de l’ingéniosité et de la prudence que nous avons lues, en commettant ce qui est apparemment une nouvelle injustice ! En fait, il se convertit au vrai sens de la grâce. Et c’est ce que Jésus donnera en exemple : faites-vous des amis de cette manière injuste aux yeux des hommes, qui consiste à baisser leurs dettes, mais qui est la justice généreuse. Le jugement appartient à Dieu, et à lui seul. Et qu’on vous jugera à la mesure dont vous aurez jugé. Faites-vous, par votre miséricorde à l’égard des fautes d’autrui, autant de compagnons de la grâce.

Et une fois encore, donc, le gérant de la parabole va dilapider les biens de son maître — cette fois non plus à son profit, mais au profit des autres. S'il puise encore dans les trésors de son maître — et donc dans le trésor de la grâce —, ce n'est plus pour lui seul, mais d'abord pour les autres débiteurs. Dans la sévérité de la mise en garde : « tu va être renvoyé », cet homme vient de découvrir qu'il était gérant de son maître pour les autres. Alors, pour la première fois de sa vie, le gérant prend soin des autres, il prend même un soin particulier — remarquons-le — des plus gros débiteurs, de ceux qui ont envers Dieu les dettes les plus grandes. Cet homme a découvert que, quoique étant intendant, gérant, administrateur de Dieu, il restait du côté des hommes. Et le maître loua le gérant injuste de ce qu'il avait agi prudemment, se ménageant un avenir dans le Royaume du Fils de L'homme, qui s'est approché. Le Fils de l'Homme est ici, à la porte, demandant : « Qui dit-on que je suis, moi, le Fils de l’homme ? » « Et vous qui dites-vous que je suis ? »


RP,
Poitiers, culte de rentrée, 22/09/13


dimanche 15 septembre 2013

"Joie chez les anges de Dieu"




Exode 32, 7-14 ; Psaume 51 ; 1 Timothée 1, 12-17 ; Luc 15, 1-32

Luc 15, 1-12
1 Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’écouter.
2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient; ils disaient: "Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux!"

3 Alors il leur dit cette parabole:
4 "Lequel d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée?
5 Et quand il l’a retrouvée, il la charge tout joyeux sur ses épaules,
6 et, de retour à la maison, il réunit ses amis et ses voisins, et leur dit: Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue!
7 Je vous le déclare, c’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion.

8 "Ou encore, quelle femme, si elle a dix pièces d’argent et qu’elle en perde une, n’allume pas une lampe, ne balaie la maison et ne cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvée?
9 Et quand elle l’a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines, et leur dit: Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, la pièce que j’avais perdue!
10 C’est ainsi, je vous le déclare, qu’il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit."

11 Il dit encore: "Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père: Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir. […]

*

Trois paraboles : la brebis perdue, la pièce égarée, suivies du fils prodigue, pour expliquer le fait que Jésus fraye ostensiblement avec les pécheurs.

Non que les pharisiens aient eu quelque chose contre la sollicitude à l’égard des pécheurs, mais le sens et la légitimité du ministère de Jésus ne sont pas un acquis. Et du coup sa présence insistante auprès des personnages douteux peut légitimement interroger.

La réponse, en trois paraboles, est tout un programme, déclinant la mission de Jésus comme celui qui vient dans le monde ; et pour les disciples déjà l’énonciation du schéma d’un credo. Celui qui vient de Dieu vers nous, le fait pour accomplir la réconciliation. Et déjà le monde céleste se réjouit des fruits de sa mission : le dévoilement de la valeur infinie de chacun, indépendamment de la réalité de son éloignement d’avec la source de son être.

C’est ainsi qu’il y a de la joie dans le ciel pour un seul pécheur. Nouvelle extraordinaire qui dévoile la valeur infinie de chacun.

Une façon toute nouvelle de souligner une vérité biblique, repérée dans la tradition juive à partir du récit de la Genèse.

La tradition juive enseigne en effet que celui qui tue un homme est assimilable à celui qui détruit toute l’humanité (Talmud – Sanhédrin 4, 5). Cela en regard de ce que le psalmiste écrit : « Tu l’as diminué de peu par rapport à Dieu, toute la création est à ses pieds » (Psaume 8, 6). Et en regard de ce que, dès l’apparition de l’homme dans la Torah, il est dit qu’il a été crée à l’image de Dieu.

« Adam fut créé comme un seul et unique individu et l’on apprend de cela que "qui détruit une seule vie humaine est considéré comme ayant détruit un monde entier et qui sauve une seule vie humaine est considéré comme ayant sauvé un monde entier". La Mishna apporte d’autres raisons au fait qu’Adam a été créé comme un individu unique. C’est pour nous enseigner qu’aucun homme ne peut dire à un autre : "mes ancêtres sont plus illustres que les tiens" (puisque tous descendent du même couple, Adam et Ève). Plus encore, ceci nous montre la grandeur du Tout-Puissant qui a créé toute l’humanité à partir du même couple et pourtant n’a pas fait deux individus parfaitement semblables, ni deux êtres totalement identiques par leur forme, leurs traits ou leur caractère.
Finalement, cela nous enseigne qu’il n’existe qu’un seul créateur et non une série de créateurs, chacun donnant vie à ses favoris. La signification de tout ceci est évidente : un Dieu a créé tous les êtres humains, attribuant à chacun un sens individuel, des traits uniques, créant chacun à l’image de Dieu, et tous égaux. Chaque être humain est un monde entier à lui seul. »
(Citation du rabbin Louis Jacobs.)

C’est ainsi que cette Révélation que nous donne Jésus concernant tout cela ne doit par nous surprendre : « il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit », « plus même que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance ».

C’est au point, puisque cet enseignement renvoie finalement à la Genèse, que ce pourrait être même là si l’on y réfléchit… le sens de l’histoire du monde !

L’histoire aurait bien pu se clore à plusieurs moments. On se demande même, si on s’y plonge avec un regard quelque peu réaliste, s’il n’aurait pas mieux valu ! Dieu même s’est posé cette question si l’on en croit le récit du déluge : « Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre ». Voilà qui n’est pas triste : Dieu se repent ! Dieu fait retour, en d’autres termes, techouvah en hébreu, conversion dans nos traductions, bref repentance, cette repentance qui — malgré les apparences — est si peu à la mode.

Le texte de l’Exode, parmi nos lectures de ce jour, porte aussi ce thème du repentir de Dieu, qui dit souhaiter rien moins que faire disparaître le peuple après l’épisode du veau d’or et… il change d’avis en quelque sorte, après l’intercession de Moïse !

Exode 32, 7-14 :
7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse: "Descends donc, car ton peuple s’est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d’Egypte.
8 Ils n’ont pas tardé à s’écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: Voici tes dieux, Israël, ceux qui t’ont fait monter du pays d’Egypte."
9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse: "Je vois ce peuple: eh bien! c’est un peuple à la nuque raide!
10 Et maintenant, laisse-moi faire: que ma colère s’enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation."
11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant: "Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s’enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d’Egypte, à grande puissance et à main forte?
12 Pourquoi les Egyptiens diraient-ils: C’est par méchanceté qu’il les a fait sortir! pour les tuer dans les montagnes! pour les supprimer de la surface de la terre! Reviens de l’ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.
13 Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole: Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j’ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours."
14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple.

Les trois récits de Luc 15 ne parlent, eux, que de cela, et du fait qu’un seul acte de repentance, d’un seul pécheur, fait éclater de joie le ciel entier !

Oui, Dieu aurait pu stopper l’histoire à plusieurs reprises, il aurait pu dire « ça suffit ! » selon le sens de son nom El Shaddaï : « Celui qui dit : "ça suffit !" »

Ou il aurait pu repartir dans d’autres sens, en mieux, en arrêtant tout ça, qui ressemble bien à une impasse. On peut imaginer pas mal de choses. Mais en vain : il en a décidé autrement.

L’histoire du monde ressemble alors assez à celle d’une course après une pièce perdue, une brebis perdue, un seul enfant égaré — puisque la brebis et la pièce annoncent simplement le désir de voir la conversion de l’enfant prodigue.

Une leçon d’une portée bien plus vaste que ce que l’on pourrait imaginer en lisant cela rapidement. Si l’histoire, et l’histoire du monde est en question dans ces trois paraboles, si l’histoire du monde est celle de Dieu cherchant un seule brebis perdue, alors l’histoire n’est plus seulement le chapelet de catastrophes qui se donne au regard objectif, elle n’est plus surtout, le destin tragique qu’elle paraîtrait être dès lors.

Parce qu’en son cœur est la recherche par Dieu de la brebis perdue, l’histoire de Dieu et des hommes se charge d’ouvertures inattendues.

On peut illustrer cela par l’annonce de son destin au roi Ézéchias par le prophète Ésaïe (ch. 38, 1 sq) : « tu vas mourir, tu ne survivras pas » lui annonce le prophète. Parole de prophète, parole imparable, pourrait-on dire ! Ézéchias va sombrer dans le désespoir et mourir. Mais le texte continue : « Ézéchias tourna son visage contre le mur et pria le Seigneur. […] Ézéchias versa d’abondantes larmes. La parole du Seigneur fut adressée à Ésaïe : "Va et dis à Ézéchias : Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : J’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours. »

Pas de destin fixé pour le Dieu de la Bible. Oh, il connaît certainement passé, présent et avenir. Il déroule lui-même, de façon mystérieuse, passé, présent et avenir — rien n’est caché à ses yeux de créateur de toutes choses. Mais il connaît aussi la prière d’Ézéchias qui va changer ce qui aurait pu lui apparaître comme destin inéluctable.

Là est peut-être le cœur mystérieux du déroulement de l’histoire. Pas de destin tragique auquel on ne pourrait rien. Comme la prière d’Ézéchias a changé le cours de sa vie — on appelle cela conversion, repentance, retour à Dieu — comme vous voulez —, il en est de même pour chacun d’entre nous. C’est ce que nous apprend cette histoire de brebis, ou de pièce perdue. Et pour cela, il y a plus de joie dans le ciel, que pour un déroulé — j’allais dire — normal de l’histoire, fût-ce un déroulé apparemment heureux, comme celui du fils aîné de la parabole.

Pour chacun d’entre nous, rien n’est jamais perdu, rien n’est jamais tel qu’on puisse en dire : c’est fixé ! Notre prière peut changer le cours de notre histoire, le cours de l’histoire, le cours de notre malheur, même.

Notre conversion, notre retour à Dieu peut changer le cours de tout désespoir. Rien n’est jamais clos, et ce qui s’ouvre réjouit dans l’éternité toute la création visible et invisible. C’est la bonne nouvelle que nous apporte Jésus ce matin — message de pardon en pleine coïncidence avec le temps de Kippour, ce jour du pardon dans le judaïsme, qui tombait cette année exactement hier, 13-14 septembre…


R.P.,
Poitiers, 15.09.13


dimanche 8 septembre 2013

"Quiconque ne renonce pas à tout ne peut être mon disciple"




Proverbes 8, 32-36 ; Psaume 90 ; Philémon 9b-17 ; Luc 14, 25-33

Luc 14, 25-33
25 De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit :
26 "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 "En effet, lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ?
29 Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer !
31 "Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ?
32 Sinon, pendant que l'autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 "De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.

*

L'aspect de ce texte voué à nous agréer le plus est sans doute celui qui concerne la tour ; le propos semble raisonnable : « lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ? Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer ! » Car comment dire ? — surtout soyons raisonnables ! Et cet aspect du texte semble raisonnable, du genre : si vous avez une tour à bâtir, ou autre chose, soyez prudents. De même, si vous voulez rejoindre l'Église, surtout pas d'excès. Restons modérés, pratiquons quelques arrangements.

Tentation commune : ça vaut jusque pour les héros de la foi ! Je dis ça pour préciser que le but n'est pas de nous culpabiliser : Martin Luther King, héros de la foi s'il en est ! (On en a beaucoup parlé ces derniers jours avec le cinquantenaire de son fameux « rêve ».) Il confie qu'il cherchait un travail paroissial qui lui laisserait du temps pour terminer sa thèse. Il ne savait pas qu'une de ses paroissiennes refuserait de céder sa place dans un bus de l' « apartheid ». Il ne savait pas jusqu'où ce refus le mènerait, lui. Prédicateur, on en fait le porte-parole du mouvement de protestation… jusqu'au mémorial Lincoln, le 28 août 1963. Martin Luther King, ce jour-là, — je cite des analystes — « n’est qu’un parmi 16 intervenants et il n'a que 5 minutes […]. Martin Luther King a senti qu’il manquait un quelque chose qui distingue un grand discours d’un discours historique. Il l’a ajouté au dernier moment. […] Le discours a duré 17 minutes au lieu de 5. » Aujourd'hui — je cite encore —, « le vrai sens du message de M.-L. King est lamentablement bafoué. Peut-être parce qu’il ne rentre pas nettement dans une phrase choc de douze secondes ni un tweet de 140 caractères ». Et puis ensuite, « lorsque Martin Luther King a commencé à critiquer la guerre dans le Sud-Est asiatique, le président Lyndon Johnson a annulé l’invitation qu’il lui avait lancée de venir à la Maison-Blanche. Le Prix Nobel de la paix est devenu persona non grata. […] Dans les années qui ont suivi la Marche, la cote de popularité de Martin Luther King s’est effondrée. Mais il a continué à se battre. […] », jusqu'à la mort… Après les Rameaux du prix Nobel, la Croix !

Et pour nous ?… Suivre le Christ ? Savons-nous ce que ça peut impliquer, jusqu'où ça peut mener, ou préférons pratiquer, et proposer, quelques petits arrangements ? Avouons que c'est souvent de la sorte que nous comptons pourvoir aux effectifs et à l'avenir de l'Église.

Résultat : effectivement, les foules se pressent, comme dans notre texte (Luc 14, 25). Enfin, elles se pressent, mais ailleurs qu'autour de Jésus… Tandis que Jésus était empêtré au milieu d'une foule nombreuse à laquelle il disait de haïr tout ce qui n'est pas lui, de comprendre que ce qu'il demande relève de l'impossible.

Haïr : c'est le mot en grec, qui traduit l’équivalent hébreu et araméen — langues radicales. Alors certes, on peut dire qu’après coup, il faut introduire les nuances que permet le français entre haïr et préférer moins. Certes, on peut toujours. Mais Jésus n’a pas parlé en français et en nuances ; et le mot est bien là, radical. Il pose une alternative. Entre aimer Jésus, et tout le reste, y compris ses proches, soi-même, etc., et donc que dire de ses biens !…

Ce qu'il demande relève de l'impossible ; telle est la mesure dans l'histoire de la tour : ce que Jésus demande n'est tout simplement pas raisonnable. Ce qui se vérifie avec l'autre exemple qu'il donne : affronter avec dix mille hommes une armée de vingt mille. Absurde ! Mais il faut le savoir : c’est ce qu’il demande. Et enfin, élément bien sûr décisif de son propos — on sort des illustrations — : ce en quoi consiste la mesure de la dépense : ça coûtera tout, jusqu’à la perte de tout attachement, jusqu’à la croix. Voilà qui est donc moins raisonnable que prévu.

Qui sait lire ce que dit Jésus, comprend bien qu'il est en train de nous confronter à l'impossible : si vous voulez me suivre, il faut savoir au départ que vous avez choisi l'impossible, que cela vous coûtera tout, que vous êtes face à moi, perdants d'avance. Qu'il vous faudra accepter le risque de perdre tout ce qui vous est cher : « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».

Alors, si nous sommes dans cet état d'esprit, quelque chose est envisageable.

*

Décourageant, apparemment, du coup. Mais il faut savoir que c’est là, et nulle par ailleurs, l’Évangile de la liberté contre tout lien. Nous connaissons l'Évangile de la liberté, à nous d’en vivre. Responsables devant la radicalité de ses exigences, et par là appelés à la liberté. La liberté par la mort à soi-même.

Plus rien à perdre, donc : c’est là la mesure de la tour à construire et de la guerre à mener — spirituelle celle-là, et pas contre la chair et le sang ! Il n’est pas inutile, en notre temps, de le rappeler. C’est ce qu’apporte Jésus comme un dévoilement : il y a une brèche au cœur du monde. Alors cette autre division, la rupture, en un mot la Croix, est le lieu unique de tout nouveau commencement.

*

Avouons que Jésus dit exactement l'inverse, propose exactement l'inverse de ce que nous sommes tentés de proposer : une religion raisonnable. Mais une foi au Christ qui serait telle peut-elle intéresser des assoiffés de Dieu ? Est-elle capable recoudre notre monde déchiré ?

C’est pourquoi celui qui ne choisit pas entre Dieu et tout ce qu’il aime — qui ne « hait » pas cela, dit le langage d’alors, celui de Jésus… — « ne peut être mon disciple ». Ce qui débouche sur la Croix, qui est quoi ? — le lieu de la réconciliation, l’expulsion de ce qui déchire le monde.

*

Un christianisme tiède est-il capable recoudre notre monde déchiré ? Face à cette question dont la réponse est évidente : non, un tel christianisme tiède n'est pas intéressant ; et de toute façon même s’il était intéressant, là n’est pas la question. D’où le propos de Jésus sur lequel débouche le passage : « Le sel est une bonne chose ; mais si le sel devient fade, avec quoi l'assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier ; on le jette dehors. Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende » (Luc 14, v. 34-35).

L’Évangile ce matin nous lance un défi : et si nous prenions Jésus au sérieux ? Si nous disions et vivions la vérité de l'Évangile ? — : suivre Jésus commence et recommence chaque jour par renoncer à tout ce qui nous lie, car « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».


RP,
Poitiers, 08/09/13


dimanche 1 septembre 2013

"De peur qu'ils ne te rendent ton invitation"





Proverbes 4, 1-9 ; Psaume 68 ; Hébreux 12, 18-24 ; Luc 14, 1-14

Luc 14, 1-14
1 Un jour de shabbath, il était venu manger chez l'un des chefs des pharisiens, et ceux-ci l'observaient.
2 Un hydropique était devant lui.
3 Jésus demanda aux spécialistes de la loi et aux pharisiens : Est-il permis ou non d'opérer une guérison pendant le shabbath ?
4 Ils gardèrent le silence. Alors il prit le malade, le guérit et le renvoya.
5 Puis il leur dit : Lequel de vous, si son fils ou son bœuf tombe dans un puits, ne l'en retirera pas aussitôt, le jour du shabbath ?
6 Et ils ne furent pas capables de répondre à cela.
7 Il adressa une parabole aux invités parce qu'il remarquait comment ceux-ci choisissaient les premières places ; il leur disait :
8 Lorsque tu es invité par quelqu'un à des noces, ne va pas t'installer à la première place, de peur qu'une personne plus considérée que toi n'ait été invitée,
9 et que celui qui vous a invités l'un et l'autre ne vienne te dire : « Cède-lui la place. » Tu aurais alors la honte d'aller t'installer à la dernière place.
10 Mais, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière place, afin qu'au moment où viendra celui qui t'a invité, il te dise : « Mon ami, monte plus haut ! » Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi.
11 En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé.
12 Il disait aussi à celui qui l'avait invité : Lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie pas tes amis, ni tes frères, ni les gens de ta parenté, ni des voisins riches, de peur qu'ils ne te rendent ton invitation et qu'ainsi tu sois payé de retour.
13 Mais lorsque tu donnes un banquet, invite des pauvres, des estropiés, des infirmes, des aveugles.
14 Heureux seras-tu, parce qu'ils n'ont pas de quoi te payer de retour ! En effet, tu seras payé de retour à la résurrection des justes.

*

Voilà un texte qui nous donne une illustration et une explication de la façon dont les derniers pourraient être les premiers et les premiers les derniers. Ça commence par le récit de la guérison d'un hydropique — un homme enflé, comme d'eau (de sérum) — guérison que Jésus effectue un jour de shabbath. Façon de provocation, en regard de considérations religieuses classiques. Entrée en matière dont il faut tenir compte pour comprendre ce que développe Jésus dans la parabole qui suit cet incident, quant à être abaissé ou élevé.

*

On sait que l'observance du shabbath n'est pas facultative, selon la Loi. L’Alliance a deux parties : Dieu et le peuple. Quant à Dieu, il a fait une promesse à Abraham pour sa descendance. Quant au peuple il s'agit de remplir sa part, c'est-à-dire observer les préceptes, mais au risque, qui nous concerne jusqu'aujourd'hui nous aussi, d’en faire ainsi une sorte de manuel d'autosatisfaction religieuse. C'est à cela que Jésus s'en prend, à sa façon radicale, par cette guérison incongrue annoncée par une question provocante.

Jésus guérit un homme atteint d'une maladie qui l'affecte depuis longtemps — c'est-à-dire que Jésus aurait pu le guérir le lendemain du shabbath : les cabinets médicaux sont fermés le week-end, sauf urgence. Et voilà que Jésus répond à ses adversaires qu'il y a là urgence.

Car en cas de réelle urgence, les pharisiens admettent la légitimité des interventions au jour du shabbath, comme les médecins le week-end — d'où le silence qui suit la question de Jésus. Dans un cas d’urgence, celui d'une question immédiate de vie ou de mort, il n'y aurait ni discussion ni contestation. Pas plus pour un être humain que pour un bœuf tombé dans un puits. Car il ne faut pas s'imaginer, à partir de la remarque de Jésus sur le bœuf tombé dans un puits — exemple que Jésus rajoute à un fils, premier exemple trop évident — ; il ne faut pas s'imaginer qu'un pharisien quel qu'il soit aurait eu l’indécence de préférer la vie de son bœuf à une vie humaine en danger immédiat ! Les choses étaient prévues, le Talmud en garde souvenir, pas de difficulté dans ce cas. Mais voilà, ici, on a affaire à une personne qui pouvait attendre un jour de plus. De quoi choquer : Jésus, méprise-t-il le shabbath ?

*

Jésus ne méprise pas le shabbath ; mais il considère le cas de ce malade comme urgent ! Mais peut-être d'une autre urgence que celle de la maladie — même si l'on convient qu'un jour de souffrance est une éternité pour celui qui en est affligé.

L'urgence en question est celle du Jour d'éternité précisément, celle du Royaume de Dieu. Le shabbath en est le signe, signe de gratuité, signe de grâce, signe et présence du Royaume de Dieu, ce jour où Dieu s'est reposé, et où tous sont invités à être délivrés et à entrer dans son repos — et pas seulement à observer scrupuleusement le rituel qui symbolise cette délivrance et la gratuité du repos de Dieu. Sans quoi on risque de n'être qu'enflé de bonne conscience, comme l'hydropique — beau symbole — était enflé. À guérir d'urgence !

Voilà qui permet d'éclairer la parabole qui suit : en quoi consiste cette façon d'être enflé de bonne conscience, à se croire premier, en s'arrogeant les places d'honneur ? — et pourquoi le Maître du repas du Royaume pourrait juger qu'il s'agit de ranger les convives autrement.

*

On peut saisir ainsi que se mettre à la première place consiste, en usant de critères soi-disant religieux — ou autres —, à établir des catégories prioritaires, et s'y placer soi-même, sur la base d'une bonne conscience qui revient à être... enflé. Maladie à guérir d'urgence !

Enflé, éventuellement — ô comble — et c'est le risque que Jésus décèle chez ses interlocuteurs, à la mesure de ce recueil de « principes pour être en règle avec Dieu » que l'on a fait de la Bible — et que la Bible n'est pas. Et voilà qu'on se fait fort de constater qu'on accomplit la plupart des rites qu'elle prescrit — ce qui est certes bel et bon — à commencer par un des plus importants — il est tout de même dans les dix commandements — le shabbath, ce signe de la gratuité de la grâce de Dieu. Or la Bible n'est pas un manuel de savoir-vivre religieux : son but n'est pas de nous faire penser que nous sommes en règle avec Dieu. Car quiconque se pense en règle avec Dieu, se mettra d'une façon ou d'une autre dans les meilleurs fauteuils, comme les convives de la parabole, carrément dans les premiers.

Voilà qui est à guérir d'urgence !... Avant que Dieu ne bouleverse un ordre indu : « quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé ».

Alors Jésus appelle celui qui l'invitait, à inviter — plutôt que les convives qui lui ressemblent, ses proches ou ceux qui lui sont proches par leur perfection morale, ceux honorent sa table de leur richesse ou de leur — réelle — honorabilité, et qui peut-être, l’inviteront en retour à leurs tables de choix — ; Jésus l'appelle à inviter ceux que l'on a l'habitude de mépriser. Avec en outre le motif qu'ils ne pourront pas rembourser, qu'ils ne pourront pas rendre rendre l'invitation... N'ayant donc pas de quoi être enflés !

Le piège de l’orgueil, puisque c'est de cela qu'il s’agit, la prétention d'être irréprochable, à s'arroger la bonne place, se dévoile ici dans toute sa splendeur : prétention d'être d'une pureté telle qu'on pourrait la déployer, agissant entre bons par pure gratuité ! Agir par pure gratuité serait certes bel et bon si nous étions d'une telle perfection, celle d'être entre bons qui se rendent leur bonté, perfection surhumaine, perfection inhumaine.

Où l'on retrouve à son comble l'illusion d'être en règle : dans la prétention d'aimer de façon gratuite. Jésus barre cette issue illusoire par un défi : « invite donc ceux qui ne pourront pas de te rendre ». Des « débiteurs » qui ne peuvent pas rembourser ! Inaptes à la réciproque. Jésus met ici en question jusqu’à la vérité de la bonne intention : jusqu’à quel point un acte « gratuit » est-il gratuit ? C'est une véritable « dette de gratuité » qui est ainsi dévoilée via cette mise en honneur de ceux qui ne peuvent pas rembourser : tu n'as pas les moyens de tes prétentions d'être à la hauteur des exigences qui fonderaient une communauté de bons, en règle, aptes à donner. Toi le premier es un invité au festin céleste, au seul bénéfice de la grâce gratuite — don de résurrection, comme cela apparaîtra « à la résurrection des justes ».

*

Ainsi, il est un autre regard de Dieu, celui du Christ qui honore le méprisé, un regard qui mène quiconque a perçu qu'il se pose sur lui à savoir qu'il ne saurait y avoir d'homme soi-disant apte à aimer, en règle avec Dieu, que par inconscience. Ce regard dévoile à qui a perçu que Dieu le pose sur lui que c'est là le regard qui seul fait vivre. C'est ce regard du Christ qui suscite l'attitude que Dieu agrée, et qui consiste à s'attendre à lui seul, et à ne pas se fier à toutes nos prétendues mises en règle, jusqu'à s'imaginer comme Dieu, aptes au don gratuit. C'est par la foi seule, qu'il s'agit de vivre devant Dieu, Dieu qui a seul le pouvoir de faire naître en nous, et à l'égard de nos prochains, les comportements qu'il attend de nous.


RP,
Poitiers, 01/09/13