dimanche 30 juin 2013

"Pas où poser la tête"




1 Rois 19.16-21 ; Psaume 16 ; Galates 5.1-18 ; Luc 9.51-62

1 Rois 19, 19-21
19 [Élie] trouva Élisée, fils de Shafath, qui labourait; il avait à labourer douze arpents, et il en était au douzième. Élie passa près de lui et jeta son manteau sur lui.
20 Élisée abandonna les bœufs, courut après Élie et dit: "Permets que j’embrasse mon père et ma mère et je te suivrai." Élie lui dit: "Va ! retourne ! Que t’ai-je donc fait?"
21 Élisée s’en retourna sans le suivre, prit la paire de bœufs qu’il offrit en sacrifice; avec l’attelage des bœufs, il fit cuire leur viande qu’il donna à manger aux siens. Puis il se leva, suivit Élie et fut à son service.

Luc 9, 51-62
51 Or, comme arrivait le temps où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem.
52 Il envoya des messagers devant lui. Ceux-ci s’étant mis en route entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue.
53 Mais on ne l’accueillit pas, parce qu’il faisait route vers Jérusalem.
54 Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent: "Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume?"
55 Mais lui, se retournant, les réprimanda.
56 Et ils firent route vers un autre village.
57 Comme ils étaient en route, quelqu’un dit à Jésus en chemin: "Je te suivrai partout où tu iras."
58 Jésus lui dit: "Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où poser la tête."
59 Il dit à un autre: "Suis-moi." Celui-ci répondit: "Permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père."
60 Mais Jésus lui dit: "Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va annoncer le Règne de Dieu."
61 Un autre encore lui dit: "Je vais te suivre, Seigneur; mais d’abord permets-moi de faire mes adieux à ceux de ma maison."
62 Jésus lui dit: "Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le Royaume de Dieu."

*

On ne s’improvise pas disciple de Jésus. C’est lui qui appelle. On ne le suit que parce qu’on a entendu son appel.

Voilà un homme qui désire le suivre. Et, oh surprise, Jésus, tente de le décourager ! On l’imaginerait volontiers s’enthousiasmant de la spontanéité de l’homme : « mais bien sûr, viens, on recrute. La moisson est immense et il y a peu d’ouvrier… » Mais non ! Si tu me suis, l’avertit Jésus, tu n’auras « pas où poser la tête ». Pire que les bêtes, qui ont des tanières. Avec moi, rien de tout cela… Dur ! C’est en nous ayant bien avertis de cela, en ayant bien précisé les choses, qu’il lance son appel.

C’est lui qui appelle, et personne d’autre qui déciderait. Et quand il appelle, quand on a entendu sa voix, il faut tout laisser, sachant ce qu’il en est. « Il dit à un autre : "suis-moi." » En laissant tout, même ce qui semblerait accomplissement d’une évidence, de la bienséance — en fait un devoir : enterrer son père !

Tout laisser. Ici Jésus renvoie à Élie, au texte que nous avons lu. La présence d’Élie est fort prégnante dans tout notre passage. N’oublions pas que Jésus vient de rabrouer ses disciples voulant faire tomber le feu du ciel sur les récalcitrants ; il vient de les rabrouer au nom d’Élie découvrant le visage de Dieu dans le souffle doux et léger, là où croyant imiter Élie, ils voulaient jouer les prophètes guerriers.

Élie, donc, ici aussi. On a entendu le passage du livre des Rois. Le passage de la vocation d’Élisée. Élisée a entendu la voix silencieuse de Dieu. Élie n’a rien dit ; il a simplement jeté son manteau sur lui. Et Élisée a compris, non pas ce qu’Élie n’a pas dit : il ne l’a pas dit ! Élisée a perçu l’appel de Dieu, au-delà du geste d’Élie.

Et il décide de le suivre. Et pour cela, d’aller faire ses adieux à son père et à sa mère. Quoi de plus normal ! Ici Jésus est exégète de la Bible : il cite indirectement, devant celui qu’il appelle, ce passage que ses auditeurs connaissent sans doute bien, pour qu’ils comprennent bien. « Permets que j’embrasse mon père et ma mère et je te suivrai », a répondu Élisée. Et Élie lui dit : « Va ! Retourne ! Que t’ai-je donc fait ? ». Ou en d’autres termes : « je ne t’ai rien demandé ! »

C’est Dieu qui appelle, et personne d’autre. Voilà la façon dont Jésus a lu le passage de la vocation d’Élisée, perçue au seul frôlement du manteau d’Élie qui ne lui a effectivement rien demandé. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, cela va sans dire, que Jésus, ou avant lui Élie, enseignent la muflerie, l’impolitesse ou la non-reconnaissance. Cela veut dire que dans le temps, dans notre temps, il y a un avant et un après l’appel de Dieu. Et qu’entre cet avant et cet après, il y a un abîme. On est d’un côté ou de l’autre.

Élisée l’a compris, et quand il retourne embrasser ses parents, c’est pour lui l’occasion de brûler tous les ponts qui seraient censés lui permettre de retourner avant cet appel. Il le signifie en brûlant son outil de travail, le consacrant à Dieu pour nourrir ceux qui ont faim : il « prit la paire de bœufs qu’il offrit en sacrifice ; avec l’attelage des bœufs, il fit cuire leur viande qu’il donna à manger aux siens. Puis il se leva, suivit Élie et fut à son service. »

C’est ce que Jésus redit. En soulignant toute la radicalité qui est dans l’appel de Dieu : « Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va annoncer le Règne de Dieu. » Et pour que les choses soient bien claires, à cet autre, qui a compris la référence, et qui à son tour lui cite quasi-explicitement le texte sur Élie et Élisée : « Seigneur ; permets-moi de faire mes adieux » : « quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le Royaume de Dieu. » Élisée était laboureur, tu seras laboureur du champ de Dieu ; comme il a dit à d’autres, pécheurs de poisson ceux-là : « je vous ferai pécheurs d’hommes ». C’est ainsi que Jésus envoie ceux qu’il appelle.

Laboureur du champ de Dieu. Et dans le champ de Dieu, les sillons ne peuvent qu’être droits. Parenthèse personnelle : mon père a connu les derniers temps du labour à traction animale. Et, m’a t-il dit, une chose indispensable pour ce dur travail, où il faut bien appuyer sur la charrue qui ne s’enfonce pas seule, c’est de fixer le bout de la ligne, parce que le bœuf, lui, ne va pas spontanément tout droit. La charrue va où regarde le laboureur. Les hommes de la terre auxquels s’adressait Jésus savaient bien l’effet d’un labourage où l’on regarderait en arrière : ça revient à faire du n’importe quoi ! Eh bien dans le champ de Dieu, à plus forte raison, c’est la même chose !

Voilà qui explique ce qu’il vient de dire sur les morts et ceux qui les enterrent. C’est bien dans l’esprit de ce que dit la Bible sur Élie et Élisée.

Ne pas enterrer les morts, ne signifie pas qu’il s’agit d’éviter les enterrements et de ne pas accomplir son devoir d’accompagner les siens dans le deuil et les larmes, évidemment.

C’est une façon de dire, puisqu’il s’agit du champ de Dieu, du champ qu’est son Royaume, que ce Règne, celui de Dieu, n’est pas derrière nous, dans les souvenirs et la nostalgie : « ne cherche pas parmi les morts celui qui est le vivant », dira l’ange à Marie de Magdala au dimanche de Pâques : il n’est pas ici, il est ressuscité.

Pour les disciples de Jésus, puisqu’il ne saurait y avoir de culte du tombeau vide, ni de son linceul, il ne saurait à plus forte raison y avoir pas de culte du passé, aussi glorieux soit-il. (Ou aussi tendre ait-il été, pour un passé familial, ici.) Le Royaume de Dieu n’est pas dans le passé.

Dans le passé, il n’y a au pire que nostalgie, au minimum vaine — quand, pire encore, elle n’est pas carrément morbide. Il n’y a là au pire que nostalgie (et à ce point, le rapport au passé n’a de sens que comme repentance : à savoir laisser le passé et se tourner vers l’appel de Dieu). Et au mieux, il y a là simplement leçon à entendre, comme l’a fait Jésus de la leçon d’Élie — puisque ceux qui ignorent leur passé sont condamnés à le répéter. Ce qui revient à tracer des sillons tordus.

Il n’y a aucun avenir dans le passé ; il n’y a d’avenir qui s’ouvre qu’en ayant les regards fixés sur l’horizon, les regards fixés sur Jésus, dit l’épître aux Hébreux. Aucun avenir dans le passé, aucun présent non plus. Le seul présent est dans l’appel de Dieu — car l’avenir qu’ouvre Jésus à ses disciples, à nous si nous entendons son appel, l’avenir qu’il nous ouvre est au présent : c’est aujourd’hui le règne de Dieu ; le Règne de Dieu est au milieu de vous. Et il nous y envoie en mission : allez le dire, et le vivre.

Aujourd’hui son appel nous est lancé. Des signes, comme le manteau l’Élie, des paroles signifiées dans des gestes... C’est lui qui appelle, et lui seul, on ne décide pas par soi de le suivre — mais pour celui, pour celle qui a entendu son appel, c’en est fini, il n’y a plus d’hier. Il n’y a plus qu’un sillon qui ouvre le Royaume, aujourd’hui présent au milieu de nous.


R.P.,
Poitiers, 30.06.13


dimanche 23 juin 2013

"Qui dites-vous que je suis ?"




Zacharie 12,10-13,1 ; Psaume 63 ; Galates 3,26-29 ; Luc 9,18-24

Luc 9, 18-24
18 Or, comme il était en prière à l'écart, les disciples étaient avec lui, et il les interrogea : "Qui suis-je au dire des foules?"
19 Ils répondirent : "Jean le Baptiste; pour d'autres, Élie; pour d'autres, tu es un prophète d'autrefois qui est ressuscité."
20 Il leur dit : "Et vous, qui dites-vous que je suis ?" Pierre, prenant la parole, répondit : "Le Christ de Dieu."
21 Et lui, avec sévérité, leur ordonna de ne le dire à personne,
22 en expliquant : "Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, le troisième jour, il ressuscite."
23 Puis il dit à tous : "Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix chaque jour, et qu'il me suive.
24 En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera.

*

« Qui suis-je au dire des foules ? » Cette question de Jésus ne répond pas à une inquiétude quant à sa popularité ou son identité aux yeux d’autrui, mais au contraire, à ce que, connaissant sa popularité et sa réputation — jusqu’ici plutôt flatteuse, qui le place dans la lignée des plus grands prophètes —, il s'en agace.

« Et vous ? » demande t-il à ses disciples. — « Et vous, qui dites-vous que je suis ? »

Et Pierre, répondant à peu près la même chose que les foules mais en mieux : carrément « le Christ de Dieu », Jésus, avec sévérité, leur ordonne de ne le dire à personne, en expliquant : « Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort » (v. 22).

Il s'agace d'une popularité dont il sait non seulement la vanité, mais aussi qu’en ce qui le concerne, elle est signe de sa prochaine persécution. Et que de toutes façons le mot qui la déclenchera, « Christ », « doté de l’onction divine », « Messie », est compris de travers…

Persécution, mépris, seront bientôt son lot, et le lot, avertit-il, de quiconque voudra le suivre. Jésus a donc posé cette série de questions pour en arriver là : redire aux disciples et à quiconque veut le suivre que pour un disciple la popularité est mauvais signe.

Plus encore, elle est un piège, celui des flatteurs, qui veulent surtout n'être pas remis en question par l'Évangile et qui veulent faire taire son porte-parole : rappelez-vous le corbeau et le renard : « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute » ; rappelez-vous, en ce même Luc, au ch. 6 : « Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme. Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel ; c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes ». Mais « Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous : c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes. »

Non que l'impopularité soit à rechercher, évidemment ! — mais Jésus nous a mis en garde : l'Évangile est l'inverse d’un bon « audimat ».

C'est ici qu'il faut en venir à ce petit détail, en début de notre texte : Jésus était en prière à l'écart. Le point essentiel : on est soi-même avec toute sa valeur non pas dans la célébrité, y compris d'ailleurs dans les célébrités de village ou de quartier, mais dans l'intimité du regard de Dieu : en prière à l'écart, avec Jésus. Et non avec la foule des acclamateurs-girouettes. En prière à l'écart, là est le fondement, le cœur secret de notre mission.

Alors il dit à tous : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix chaque jour, et qu'il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera » (v. 24). On arrive là au cœur de son propos : au-delà de tout ce que l’on vient de voir, il s’agit pour lui de situer ses disciples face à lui seul.

« Et vous, qui dites-vous que je suis ? », c’est cela qui importe et non pas « que dit-on de moi ? » — Se situer face à lui sans tergiverser, malgré sa réputation déplorable pour des lendemains catastrophiques ; bref, quoique cela coûte.

À ce point, tout a changé. On est passé de ce que disent et pensent les hommes ou les foules, à ce que « vous, vous dites ». On passe de « on » à « toi », de l'admiration plus ou moins béate mais finalement pas dérangeante, à la mise en question.

Jésus refuse toute réponse anonyme ; Jésus n'a que faire d’une réponse admirative, mais qui, dans une heure, sera oubliée, et qui, finalement n'aura guère de conséquences dans les vies ; les foules bientôt crucifieuses rangeront par la suite ce « grand homme » dans leur mémoire comme on range des photos de grands hommes. Et dans la galerie des grands personnages, il y en aura un de plus. Un peu comme aujourd’hui, accourent au chevet de Mandela les mêmes médias qui relayaient antan ceux qui le traitaient de terroriste.

Un tel engouement pour lui-même n’intéresse pas Jésus. Il veut une réponse personnelle (toi ! moi !) qui engage, qui compromet pour toujours. Une réponse où tout change dans la vie de celui qui la formule. Une réponse comme celle que va donner de Pierre : « tu es le Christ de Dieu », mais qui veuille dire concrètement : « tu es mon Seigneur ; tu es celui qui est au cœur de ma foi, celui qui donne un sens à ma vie et à mon histoire ; celui en dehors de qui je ne peux plus désormais trouver de raison de vivre. »

Jésus requiert aujourd’hui de nous une réponse qui joue toute notre vie. Celle de la foi, différente de l'admiration qui n'est jamais que sa mauvaise copie, d'autant plus dangereuse qu'elle permet d'esquiver Jésus et d'esquiver son salut.

Alors la foi étant arrivée, Jésus affirmera que l'heure est aussi arrivée de révéler quel sera le Christ et quel sera le signe de son règne : beaucoup souffrir ; être rejeté par les responsables en place ; être condamné et mis à mort (alors qu'il semblait devoir être porté aux nues) ; et être ressuscité ». « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » C’est la question qui nous est posée, à nous aussi aujourd’hui. La réponse correspond à rien moins qu’à un engagement : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? »


RP,
Poitiers, 23.06.13


dimanche 16 juin 2013

Journée inaugurale de l’Église protestante Unie - choisir la confiance





Néhémie 8, 1-12 ; Psaume 134 ; Galates 3, 26-29 ; Marc 6, 6b-9

Néhémie 8, 1-12
1 Alors tout le peuple s’assembla comme un seul homme sur la place qui est devant la porte des eaux. Ils dirent à Esdras, le scribe, d’apporter le livre de la loi de Moïse, prescrite par l’Eternel à Israël.
2 Et le sacrificateur Esdras apporta la loi devant l’assemblée, composée d’hommes et de femmes et de tous ceux qui étaient capables de l’entendre. C’était le premier jour du septième mois.
3 Esdras lut dans le livre depuis le matin jusqu’au milieu du jour, sur la place qui est devant la porte des eaux, en présence des hommes et des femmes et de ceux qui étaient capables de l’entendre. Tout le peuple fut attentif à la lecture du livre de la loi.
[…]
5 Esdras ouvrit le livre à la vue de tout le peuple, car il était élevé au-dessus de tout le peuple ; et lorsqu’il l’eut ouvert, tout le peuple se tint en place.
6 Esdras bénit l’Eternel, le grand Dieu, et tout le peuple répondit, en levant les mains : Amen ! amen ! Et ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant l’Eternel, le visage contre terre.
7 [Les scribes] et les Lévites, expliquaient la loi au peuple, et chacun restait à sa place.
8 Ils lisaient distinctement dans le livre de la loi de Dieu, et ils en donnaient le sens pour faire comprendre ce qu’ils avaient lu.
9 Néhémie, le gouverneur, Esdras, le sacrificateur et le scribe, et les Lévites qui enseignaient le peuple, dirent à tout le peuple : Ce jour est consacré à l’Eternel, votre Dieu ; ne soyez pas dans la désolation et dans les larmes ! Car tout le peuple pleurait en entendant les paroles de la loi.
10 Ils leur dirent : Allez, mangez des viandes grasses et buvez des liqueurs douces, et envoyez des portions à ceux qui n’ont rien de préparé, car ce jour est consacré à notre Seigneur ; ne vous affligez pas, car la joie de l’Eternel sera votre force.
11 Les Lévites calmaient tout le peuple, en disant : Taisez-vous, car ce jour est saint ; ne vous affligez pas !
12 Et tout le peuple s’en alla pour manger et boire, pour envoyer des portions, et pour se livrer à de grandes réjouissances. Car ils avaient compris les paroles qu’on leur avait expliquées.

Galates 3, 26-29
26 vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ ;
27 vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.
28 Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.
29 Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d’Abraham, héritiers selon la promesse.

Marc 6, 6b-9
6 Jésus parcourait les villages d’alentour, en enseignant.
7 Alors il appela les douze, et il commença à les envoyer deux à deux, en leur donnant pouvoir sur les esprits impurs.
8 Il leur prescrivit de ne rien prendre pour le voyage, si ce n’est un bâton ; de n’avoir ni pain, ni sac, ni monnaie dans la ceinture ;
9 de chausser des sandales, et de ne pas revêtir deux tuniques.

*

Au commencement étaient les divisions européennes — au commencement de cette histoire, remontant au XVIe siècle et même auparavant : des divisions d’abord ecclésiales, accentuées au siècle des réformes, pour un monde et une société déstructurés…

Ce constat débouche au XVIIe siècle, quand les conséquences en sont tirées, d’abord au sein du protestantisme anglo-américain : la pluralité des Églises est un fait désormais acquis, incontournable, qui implique qu’on ne pourra pas construire d’unité de la Cité sur la même base qu’auparavant, l’Église. Un fait, qui n’est pas forcément uniquement négatif.

Au temps de Néhémie, on était, comme au XVIIe siècle européen, en un temps, après l’exil, de reconstruction — qui s’opèrerait sur la base de la loi, d’une loi commune, en l’occurrence la Torah, que lisent Esdras et les scribes, cette loi qui se caractérise par ce qu’elle n’a pas d’auteur royal, impérial ou religieux, pas de souverain absolu, donc, qui puisse se considérer comme au-dessus de la loi. C’est dans l’Antiquité, l’originalité d’Israël : c’est un Dieu que l’on ne voit pas qui donne la loi, et non un roi ou une institution religieuse.

Au XVIIe siècle, ce sont les guerres civiles européennes du siècle antérieur, qui sont des guerres religieuses, qui ont scellé le constat qu’on ne peut plus construire — reconstruire — la Cité détruite sur la base de l’unité ecclésiale, qui n’existe plus. C’est l’origine lointaine de notre laïcité !… La loi au-dessus des Églises et au-dessus des pouvoirs laïcs.

La loi qui permet la reconstruction de la Cité ravagée par les guerres civiles que furent les guerres de religion est pour sa base la même loi que celle que lisaient Esdras et les autres scribes au temps de Néhémie, à savoir la Torah, la loi de Moïse ! — mais transposée en fonction des temps et des lieux différents. Pour cela, on convient d’une méthode pour un consensus d’interprétation : à savoir on parlemente — dans des parlements —, et on convient — par une convention — d’une règle commune. C’est l’origine lointaine de la démocratie moderne. Effet indirect de la division des Églises et donc des nations européennes, jusqu’en des guerres civiles — qui trouvent un accord consensuel sur l’interprétation d’une loi commune, un droit commun pour dépasser tensions et violences.

*

Avant qu’on n’en vienne là, « les Puissances des cieux ont été ébranlées »… par la lunette de Galilée. L’ancien ordre du monde s’est écroulé, l’ancien ordre céleste, en parallèle à l’écroulement de l’ordre terrestre… Comme pour dire en signe la responsabilité des Églises dans la division du monde… Elles n’ont plus la possibilité de structurer l’harmonie de la Cité terrestre avec la Cité céleste, qui semble s’être éloignée à la mesure de l’éloignement des sphères célestes.

Les Églises comme les États seront désormais unifiés et rassemblés autour des textes communs fondamentaux, des lois, du droit et de ses principes abstraits. C’est alors là ce qui rassemble, qui rassemble chacun dans la Cité commune : le droit, qui s’avère à terme ne pouvoir se contenter d’être un principe abstrait — sous peine d’être déshumanisé. C’est sans doute la dérive de notre monde moderne.

Il y a alors, désormais une vie commune à promouvoir. Il y a de la chair à donner en deçà des principes abstrait du droit souverain. C’est où l’on retrouve la responsabilité des Églises : dans le don de la chair dont sont dépourvus les principes abstraits.

Ainsi le livre du prophète Ézéchiel, ch. 37, nous présente la division et la réunification du peuple, et l’exil et le retour, comme une mort et une résurrection (Ez 37, 1-6) :

1 La puissance du Seigneur me saisit; son Esprit m’emmena et me déposa dans une large vallée couverte d’ossements.
2 Le Seigneur me fit circuler tout autour d’eux, dans cette vallée: ils étaient très nombreux et complètement desséchés.
3 Alors le Seigneur me demanda: "Toi, l’homme, dis-moi, ces ossements peuvent-ils reprendre vie ?" Je répondis: "Seigneur Dieu, c’est toi seul qui le sais."
4 Il reprit: "Parle à ces ossements, dis-leur: Ossements desséchés, écoutez !
5 Voici ce que le Seigneur Dieu vous déclare : Je vais vous réanimer, et vous reprendrez vie.
6 Je vais mettre sur vous des nerfs, faire croître de la chair et vous recouvrir de peau ; puis je vous rendrai le souffle pour que vous repreniez vie. Vous saurez alors que je suis le Seigneur."

La chair, le souffle — cela nous advient par l’autre, le prochain, le vis-à-vis, le visage : C’est aussi pourquoi les disciples sont envoyés deux par deux (Marc 6, 7). C’est aussi pourquoi les Églises sont diverses. Et lorsque cela est bien perçu, cette diversité n’a pas lieu de diviser. Elle devient au contraire le lieu de reconnaissance de l’autre, du prochain dans sa chair, comme différent, et c’est pour le mieux, avec toutes ses différences.

Après la division, qui a appris aux Églises et aux Cités, à la Cité, l’humilité qui les a contraintes à s’accorder, à convenir de principes communs — qui en sont comme l’ossature, le squelette —, le temps est venu de prendre acte que la diversité, les différences, la réalité charnelle, n’ont pas lieu de diviser. C’est cet acte, prophétique, qu’ont posé en s’unissant dans la reconnaissance de la légitimité de leurs différences luthériens et réformés. Des deux un — en signe de l’unité au-delà de tout ce qui divise (Galates 3, 26-29).

Le texte d’Ézéchiel se poursuit ainsi (Ez 37, 16-17) : « Et toi, fils de l’homme, prends une pièce de bois, et écris dessus : Pour Juda et pour les enfants d’Israël qui lui sont associés. Prends une autre pièce de bois, et écris dessus : Pour Joseph, bois d’Ephraïm et de toute la maison d’Israël qui lui est associée. Rapproche-les l’une et l’autre pour en former une seule pièce, en sorte qu’elles soient unies dans ta main. »

Aujourd’hui, on peut relire ce texte concernant aussi, outre Juda et Ephraïm alors divisés, luthériens et réformés, désormais réunis. Une promesse, celle d’un Dieu fidèle (Ez 37, 18-19) : « lorsque les enfants de ton peuple te diront : Ne nous expliqueras-tu pas ce que cela signifie ? réponds-leur : Ainsi parle le Seigneur : Voici, je prendrai le bois d’Ephraïm ; je le joindrai au bois de Juda, et j’en formerai un seul bois, en sorte qu’ils ne soient qu’un dans ma main. » Une promesse à saisir, pour nous aussi — qu’ils soient un — par laquelle nous sommes enjoints aujourd’hui à choisir la confiance.

Confiance. C’est cela dont notre Église unie est dès lors appelée à être le signe — pour elle, et au-delà d’elle pour les autres Églises, et pour la Cité commune, signe que ce qui différencie n’a pas à faire peur ni à diviser : c’est la marque de la richesse que Dieu a voulu pour sa création. « Au commencement était la Parole ».


RP,
Poitiers, Culte inaugural de l'Eglise Protestante Unie de France
Paroisses de Poitiers et Châtellerault, 16.06.13


dimanche 9 juin 2013

La lumière de la vie




1 Rois 17, 17-24 ; Psaume 10 ; Galates 1, 11-19 ; Luc 7, 11-17

Luc 7, 12-15
12 […] Près de la porte de la ville, voici, on portait en terre un mort, fils unique de sa mère, qui était veuve ; et il y avait avec elle beaucoup de gens de la ville.
13 Le Seigneur, l’ayant vue, fut ému de compassion pour elle, et lui dit : Ne pleure pas !
14 Il s’approcha, et toucha le cercueil. Ceux qui le portaient s’arrêtèrent. Il dit : Jeune homme, je te le dis, lève-toi !
15 Et le mort s’assit, et se mit à parler. Jésus le rendit à sa mère.

*

Comment un mort peut-il ressusciter ? Comment expliquer ce pouvoir de Jésus ? Peut-on expliquer le pouvoir et la source de la vie ? « Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie » (Jean 8, 12). On réfléchira à cela en méditant tout d’abord le texte choisi par les monitrices et joué par les enfants, celui de la guérison de l’aveugle-né — particulièrement… éclairant…

Jean 9
1 En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance.
2 Ses disciples lui posèrent cette question : "Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ?"
3 Jésus répondit : "Ni lui, ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui !

*

Selon une légende juive, l'enfant connaît, avant de naître, tous les mystères, il a toutes les explications. À la naissance, un ange lui ferme la bouche pour qu'il oublie tout ce qu'il sait. Le petit sillon qu'on a sous le nez est la marque du doigt de l'ange.

C’est peut-être là pourquoi les disciples voulaient savoir si c'était parce que lui avait péché (avant de naître — mais comment savoir après le passage du doigt de l’ange ?) ou si c’était parce que ses parents avaient péché que l'homme était né aveugle. La réponse de Jésus sera : ni l’un, ni l’autre ; ni lui, ni ses parents. Mais surtout, que nul ne se croit meilleur que les autres, ou plus éclairé que les aveugles.

Le cinéaste américain Woody Allen cite Job pensant que Dieu lui dit, face à ses souffrances : « où étais-tu quand je créais le monde ? » Selon Woody Allen Job lui rétorque : « ce n'est pas une réponse ! » Et effectivement, s'il s'agit par là d'expliquer la souffrance, ce n'est pas une réponse. La veuve de Naïn devant son fils défunt — elle en proie non seulement au deuil mais à la détresse d’un lendemain sans ressource — serait bien d’accord ! L'aveugle-né aussi.

Et Jésus les rejoint : pas de raisons pour expliquer l'infirmité, la maladie, etc. : il n'y a pas à chercher d'explication dans tel ou tel péché. D’ailleurs, pas de raisons non plus qui expliquent la guérison : la manifestation des œuvres de Dieu par le miracle n'explique pas plus la grâce que l'antiquité de l’œuvre de Dieu n'explique les souffrances de Job.

Et la veuve de Naïn le sait bien, comme l'aveugle-né qui obtiendra une guérison qui ne peut lui arracher qu'un joyeux « pourquoi moi ? » — équivalent de l'amer « pourquoi lui ? » de quelques religieux présents, tels les amis de Job, et mécontents — ; l'aveugle-né se contentera de constater « j'étais aveugle, maintenant je vois ».

*

D’emblée, Jésus le soulignera par la méthode choisie pour guérir cet homme : il ne commence pas par lui nettoyer les yeux, par lui faire des proclamations éclairantes, ou lui tenir des propos clair et lumineux. Il lui couvre les yeux de boue, avant de l'envoyer se laver, au bassin de Siloé — de l'Envoyé — (au bassin c’est-à-dire au miqvé de Siloé — miqvé équivalent, dans le judaïsme, à ce qu’on appellerait « baptistère »). — Écoutons Jean 9 :

4 Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé : la nuit vient où personne ne peut travailler ;
5 aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde."
6 Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle ;
7 et il lui dit : "Va te laver à la piscine de Siloé" — ce qui signifie Envoyé. L’aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait. […]

Tout ça est pour le moins peu clair ! Si Jésus avait voulu insister sur l'aveuglement, il ne s'y serait pas pris autrement : les yeux pleins de boue…

*

Quelle est notre lumière ? Quelle est notre « connaissance » ? L'aveugle n'est-il pas celui qui se fourvoie dans la prétention d'avoir accédé à une clarté telle que le mystère de Dieu serait devenu pour lui moins opaque ? C'est là le jugement que porte Jésus dans le monde : que ceux qui voient deviennent aveugles, afin de voir, car il n'est pas de grâce dans nos sagesses, fût-ce notre sagesse religieuse : Dieu ne les a-t-il pas frappées de folie (1 Corinthiens 1, 20) ?

Jean 9 :
15 […] Les Pharisiens demandèrent à l’aveugle comment il avait recouvré la vue. Il leur répondit : "Il m’a appliqué de la boue sur les yeux, je me suis lavé, je vois."
16 […] Et c’était la division entre eux.
17 Alors, ils s’adressèrent à nouveau à l’aveugle : "Et toi, que dis-tu de celui qui t’a ouvert les yeux ?" Il répondit : "C’est un prophète." […]

34 Ils ripostèrent : "Tu n’es que péché depuis ta naissance et tu viens nous faire la leçon !"; et ils le jetèrent dehors.
35 Jésus apprit qu’ils l’avaient chassé. Il vint alors le trouver et lui dit : "Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ?"
36 Et lui de répondre : "Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ?"
37 Jésus lui dit : "Eh bien ! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle."
38 L’homme dit : "Je crois, Seigneur" et il se prosterna devant lui.
39 Et Jésus dit alors : "C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles."

La lumière de Dieu est celle qui éblouit, qui aveugle celui qui ainsi, confesse sa cécité. C'est cette lumière que porte Jésus, sagesse mystérieuse et cachée, que le monde ne reçoit pas, scandale et folie.

Qui prétend être éclairé par Dieu et n'en est pas aveuglé, aveuglé au point d'en perdre toute capacité de se sentir en supériorité par rapport à quiconque, fût-ce en supériorité religieuse — celui que la lumière de Dieu n'aveugle pas à ce point !... Est-ce bien la lumière de Dieu qu'une lumière si faible ? Tel est le jugement : « que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles » (Jean 9, 39).

Voulons-nous expliquer la souffrance de tel ou tel par le péché de ses parents, de son peuple, de lui-même ? Penser cela est ce que Jésus appelle être aveugle à la grâce totalement gratuite. Et manquer la vocation à manifester la gloire de Dieu, qui est de lutter contre ce qui humilie et fait souffrir. C’est arrivé « pour que la gloire de Dieu soit manifestée en lui » !

Où l’on retrouve le doigt de l’ange — suite à la marque duquel on oublie aussi ce pourquoi on est envoyé en ce monde : quelle est notre mission ? La mission de l’aveugle lui est dévoilée lorsqu’il est guéri par le Christ : voir manifester en lui la gloire de Dieu.

Bienheureux ceux dont la relation avec Dieu est d’être éblouis par sa promesse, partant en aveugles vers sa lumière inaccessible. Ceux dont la promesse de Dieu a couvert les yeux de boue, les plaçant sur le chemin de Siloé, envoyés sur le chemin de l'Envoyé de lumière.

35 […] "Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ?" demande alors Jésus à l’aveugle guéri — en Jean 9…
36 Et lui de répondre : "Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ?"
37 Jésus lui dit : "Eh bien ! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle."
38 L’homme dit : "Je crois, Seigneur" et il se prosterna devant lui.

Jésus, celui qui peut rendre la vue aux aveugles, peut ainsi nous rendre la vie…

Luc 7, 11-17
11 Le jour suivant, Jésus alla dans une ville appelée Naïn ; ses disciples et une grande foule faisaient route avec lui.
12 Lorsqu’il fut près de la porte de la ville, voici, on portait en terre un mort, fils unique de sa mère, qui était veuve ; et il y avait avec elle beaucoup de gens de la ville.
13 Le Seigneur, l’ayant vue, fut ému de compassion pour elle, et lui dit : Ne pleure pas !
14 Il s’approcha, et toucha le cercueil. Ceux qui le portaient s’arrêtèrent. Il dit : Jeune homme, je te le dis, lève-toi !
15 Et le mort s’assit, et se mit à parler. Jésus le rendit à sa mère.
16 Tous furent saisis de crainte, et ils glorifiaient Dieu, disant : Un grand prophète a paru parmi nous, et Dieu a visité son peuple.
17 Cette parole sur Jésus se répandit dans toute la Judée et dans tout le pays d’alentour.


R.P.
Poitiers, 09.06.13


dimanche 2 juin 2013

Repas du Seigneur et pains multipliés




Genèse 14, 18-20 ; Psaume 110 ; 1 Corinthiens 11, 23-26 ; Luc 9, 11-17

Luc 9, 10-17
10 Les apôtres, étant de retour, racontèrent à Jésus tout ce qu’ils avaient fait. Il les prit avec lui, et se retira à l’écart, du côté d’une ville appelée Bethsaïda.
11 Les foules, l’ayant su, le suivirent. Jésus les accueillit, et il leur parlait du royaume de Dieu ; il guérit aussi ceux qui avaient besoin d’être guéris.
12 Comme le jour commençait à baisser, les douze s’approchèrent, et lui dirent : Renvoie la foule, afin qu’elle aille dans les villages et dans les campagnes des environs, pour se loger et pour trouver des vivres ; car nous sommes ici dans un lieu désert.
13 Jésus leur dit : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Mais ils répondirent : Nous n’avons que cinq pains et deux poissons, à moins que nous n’allions nous-mêmes acheter des vivres pour tout ce peuple.
14 Or, il y avait environ cinq mille hommes. Jésus dit à ses disciples : Faites-les asseoir par rangées de cinquante.
15 Ils firent ainsi, ils les firent tous asseoir.
16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux vers le ciel, il les bénit. Puis, il les rompit, et les donna aux disciples, afin qu’ils les distribuassent à la foule.
17 Tous mangèrent et furent rassasiés, et l’on emporta douze paniers pleins des morceaux qui restaient.

*

La multiplication des pains, signe de Jésus repris par chaque évangile, fait écho à la prière quotidienne du judaïsme et aux « dix-huit bénédictions » :

Notre pain quotidien, donne-le nous aujourd’hui. Tu nourris les vivants par amour, tu ressuscites les morts par grande miséricorde, tu soutiens ceux qui tombent, tu guéris les malades et délivres les captifs. Qui est comme toi, Maître des puissances ? (2ème bénédiction).
Bénis pour nous, Seigneur notre Dieu, cette année et toutes ses récoltes, pour le bien. Rassasie-nous de ta bonté. (9ème bénédiction).

Un pain de ce jour, ce jour comme jour du Royaume — pain de demain, de ce fait, mais un « demain » si urgent, qu’il en devient un « aujourd’hui » — selon le sens profond de « l’an prochain à Jérusalem » : on s’y saluera l’an prochain parce qu’on y accède dès à présent — « c’est aujourd’hui le jour du salut ».

Une parole qui vaut pour Israël comme rappel du désert et comme promesse que, comme alors, Dieu pourvoit dans tous nos déserts. Il reste douze paniers pour les douze tribus. Et ça vaut bientôt pour toutes les nations. Une deuxième multiplication des pains a lieu chez Matthieu et Marc — laissant sept paniers pour les soixante-dix nations selon le chiffre des nations dans la Torah. Mais où est cette multiplication des pains pour les nations chez Luc, pourrait-on demander ? On en trouve l’équivalent plus loin, au second volume de Luc, les Actes des Apôtres (ch. 6, 1-4) :

1 En ce temps-là, le nombre des disciples augmentant, les Hellénistes murmurèrent contre les Hébreux, parce que leurs veuves étaient négligées dans la distribution qui se faisait chaque jour.
2 Les douze convoquèrent la multitude des disciples, et dirent : Il n’est pas convenable que nous laissions la parole de Dieu pour servir aux tables.
3 C’est pourquoi, frères, choisissez parmi vous sept hommes, de qui l’on rende un bon témoignage, qui soient pleins d’Esprit saint et de sagesse, et que nous chargerons de cet emploi.
4 Et nous, nous continuerons à nous appliquer à la prière et au ministère de la parole.

Les Hellénistes : ceux de la diaspora, ceux du milieu des nations — que la communauté des croyants est appelée à prendre en charge aussi. « Donnez-leur vous-même à manger » avait dit Jésus de la foule avant se présenter, en multipliant les pains, comme celui pourvoit.

Le pain de ce jour fait ainsi écho à la manne, donnée au jour le jour comme nourriture à la fois concrète et, en signe, spirituelle, du peuple en marche. Jésus se présente alors comme étant lui-même la manifestation du Dieu qui est prié dans les dix-huit bénédictions juives — dont il reprend et souligne les implications en termes de responsabilité humaine.

Et tout cela renvoie à lui, homme et signe de l’action de Dieu.

*

On a là le signe du Royaume présent en Jésus alors que déjà le jour baisse (v. 12), comme l’approche du Royaume semble s’éloigner au temps du désert (v. 12) ; comme au lendemain de l’Exode, il s’agit de recevoir le don de Dieu pour le temps de la traversée — après la traversée de la mer, ici apaisée par Jésus peu avant (Luc 8, 22-25) —, traversée du désert dans lequel on se trouve à présent en charge d’une foule qui a faim, de l’autre côté du Jourdain, où se situe Bethsaïda, « maison de la pêche ». En écho, Nombre 11, 5 et le regret des poissons de l’Égypte…

Les disciples inclus dans la mission en vue du Royaume (Lc 9, 1-6) et dans la manifestation du don de Dieu pour son peuple, sont dès lors aussi interrogés par ce geste auquel ils participent, et qui ne peut pas ne pas être perçu en écho, lorsqu’il est relaté dans les évangiles, comme renvoyant au repas du Seigneur.

Avec la question déjà récurrente : quelle signification en ce signe du Royaume dans un monde divisé, religieusement et socialement, jusqu’au sein de l’Église ?

Cf. 1 Corinthiens 11, 17-26 :
17 […] vos réunions, loin de vous faire progresser, vous font du mal.
18 Tout d'abord, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, me dit-on, et je crois que c'est en partie vrai :
19 il faut même qu'il y ait des scissions parmi vous afin qu'on voie ceux d'entre vous qui résistent à cette épreuve.
20 Mais quand vous vous réunissez en commun, ce n'est pas le repas du Seigneur que vous prenez.
21 Car, au moment de manger, chacun se hâte de prendre son propre repas, en sorte que l'un a faim, tandis que l'autre est ivre.
22 N'avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire ? Ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? Que vous dire ? Faut-il vous louer ? Non, sur ce point je ne vous loue pas.
23 En effet, voici ce que moi j'ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain,
24 et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. »
25 Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. »
26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.

Nous voilà bien en chemin d’Exode en un temps de dépendance de Dieu pour le pain, un pain d’aujourd’hui auquel Dieu pourvoit, et qui est désormais, en signe, celui de demain… Un lendemain auquel Dieu pourvoit aussi, dans le ministère de ses disciples, de l’Église, comme antan par le ministère de Moïse, pour les douze tribus, dans les cinq livres de la Torah (selon Augustin) — il pourvoit à partir d’une quantité infime (5 pains, 2 poissons).

Avec une seule exigence : ne pas perdre de vue la visée qui demeure notre flambeau dans le désert : « vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. » Ce qui exige de viser l’unité — devenir un seul peuple uni, au-delà de nos « scissions » (1 Co 11, 18-19), par l’espérance du Royaume où tous sont uns et où les abîmes des disparités sociales de ce monde sont comblés — « ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? ».

Où notre participation au repas de Seigneur prend tout son sens comme geste prophétique : d’où la sévérité de Paul : sans cette souffrance prophétique, quel sens cela a-t-il ?


RP,
Poitiers, 02.06.13