dimanche 26 mai 2013

"Il vous fera accéder à la vérité tout entière"





Proverbes 8, 22-31 ; Psaume 8 ; Romains 5, 1-5 ; Jean 16, 12-15

Jean 16, 12-15
12 J’ai encore bien des choses à vous dire mais vous ne pouvez les porter maintenant ;
13 lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. Car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir.
14 Il me glorifiera car il recevra de ce qui est à moi, et il vous le communiquera.
15 Tout ce que possède mon Père est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il vous communiquera ce qu’il reçoit de moi.

*

« L’Esprit de vérité vous fera accéder à la vérité tout entière ». Il s’agit de l’Esprit promis par Jésus à ses disciples. Jésus s’adresse ici à ses Apôtres. C’est une parole qui cependant, concerne aussi ceux qui suivront, recevant la parole des Apôtres — parmi lesquels nous sommes.

« L’Esprit de vérité vous fera accéder à la vérité tout entière ». Cela, bien sûr, ne préjuge en rien de ce qu’il en est de notre participation effective à cet accès à la vérité : celui qui aime en paroles et non en action et en vérité n’a pas connu Dieu, et ment en prétendant l’avoir connu, de même que ment celui qui prétend n'avoir pas de péché (1 Jean 2, 4 ; 3, 18). Celui qui pèche n’a pas connu Dieu et celui qui prétend n’avoir pas de péché ne l’a pas connu non plus et n'est pas dans la vérité (1 Jean 1, 8). Le don de la vérité est appelé à se déployer.

C’est que, si la vérité est tout proche de nous, nous sommes loin d’elle : ces choses Dieu les a « cachées aux sages, et les a révélées aux tout-petits » (Matthieu 11, 25). Psaume 8, 2-3 :

SEIGNEUR, notre Seigneur,
Que ton nom est magnifique par toute la terre !
Mieux que les cieux, elle chante ta splendeur !
Par la bouche des tout-petits et des nourrissons,
tu as fondé une forteresse contre tes adversaires,

*

Au jour où Jésus s’adresse à ses disciples dans le texte de Jean 16 que nous avons lu, la croix s’approche, chose incompréhensible à toutes nos sagesses. Celui qui est annoncé comme le Bien-aimé de Dieu, le maître du Royaume, peut-il mourir de la sorte ?

Voilà qui est incompréhensible et qui pourtant est le don de la vérité, qui se dévoilera comme telle au matin du dimanche de Pâques, sans qu’alors tout le sens n’en ait été saisi par les disciples. C’est Esprit saint, l’Esprit du Père qui vit en Jésus qui leur dévoilera la signification de la croix du Ressuscité : qui le glorifiera ! Le glorifiera ! De quoi est-il question sous ce terme dans l’évangile de Jean ? De la croix ! (Cf. Jean 12, 23 & 32-33.)

Et cela, au jour où Jésus parle, les disciples ne peuvent le saisir. Et même le simple événement du dimanche de Pâques, comme événement, n’est que la première ouverture vers un dévoilement dans lequel l’Esprit saint va conduire les disciples, et avec eux, nous tous. Ce qui doit venir, à commencer par la croix au jour où Jésus parle, va être dévoilé.

Un dévoilement qui dit cette vérité entière inaccessible comme telle à nos intelligences. La vérité de Dieu se donne dans l’humilité du Fils, une révélation qui vaut pour toute la vie humaine de Jésus, de Pâques à la Croix et à Noël, ce premier moment d’humilité du Fils de Dieu rendu infiniment proche de nous par une vérité dont nous sommes très loin mais qui porte pour nous toute consolation et à laquelle seul l’Esprit consolateur peut nous conduire.

Une vérité pleinement révélée aux Apôtres dans le Nouveau Testament, et par eux, à nous, mais qui devra être reçue et vécue par chacun dans la suite des temps et jusqu’à nous. Cela commence par le don de l’Esprit qui conduit les plus sages dans l’humilité de la vérité.

Hors cela, la Croix est incompréhensible, tout comme la venue en chair de la Parole éternelle — choses cachées aux sages et aux intelligents, mais révélées à l’humilité, ce don des plus petits.

*

Autant de choses incompréhensibles à commencer par la Croix et à continuer par Noël et par toute la vie du Christ, que l’Esprit saint fait découvrir comme sagesse plus sage que le monde. Une vérité inaccessible comme telle aux plus hautes intelligences tant l’humilité de Dieu est au-delà de tout attente, comme il était incompréhensible que Jésus mourût.

Au jour où Jésus prononce ces paroles annonçant l’Esprit de vérité à ses disciples, il est à la veille de sa mort, qu’ils ne pourront pas comprendre avant que l’Esprit ne les y guide, ne leur fasse découvrir que Dieu se donne où on ne l’attend pas : dans ce qui est humble.

À présent, la vérité, dont nous sommes loin, s’est approchée, rendue toute proche de nous, venue parmi nous et en nous par l’Esprit de vérité, pour nous ouvrir à toute consolation : notre faiblesse, celle de notre intelligence qui ne peut saisir tous les paramètres de ce qui fonde nos êtres, celle de nos maigres vertus, est la faiblesse dans laquelle s’accomplit la puissance de Dieu.

Car sa puissance s’accomplit dans la faiblesse, pour que nous le recherchions dans ce qui est humble, cette sagesse cachée dans l’humilité de notre prochain, dévoilée à nous en Jésus humble et mourant, lui parole éternelle glorifiée de la sorte, de sorte que tout genou fléchisse devant le Crucifié !

Or, c’est Dieu même qui est manifesté ici. Ce dimanche est appelé traditionnellement dimanche de la Trinité. Notre texte de Jean, proposé à notre méditation en ce dimanche, nous dit ce qu’il est en de cette manifestation de Dieu, ce que veut dire ce terme de Trinité : l’Esprit nous conduit dans la vérité entière, qui est que Dieu, Père d’éternité, se dévoile pleinement dans l’humilité, vécue jusqu’en son cœur par son Fils.

Dans le terme Trinité, et c’est pour cela qu’on en dit qu’il est un mystère, Dieu se manifeste comme celui que l’on attendrait en aucun cas de cette façon : donné dans celui qui a pris forme d’esclave, nous rejoignant jusqu’à la mort pour être déployé en nous par l’Esprit dans tout ce qui doit venir. Il nous précède dans tous nos lendemains et nous y ouvre la vérité entière.


R.P.
Poitiers, 26.05.13


dimanche 19 mai 2013

Pentecôte




Actes 2.1-11 ; Psaume 104 ; Romains 8.8-17 ; Jean 14.15-26

Jean 14.15-26
15 Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements,
16 et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Consolateur qui soit éternellement avec vous
17 l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous.
18 Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai à vous.
19 Encore un peu de temps, et le monde ne me verra plus ; mais vous, vous me verrez, car je vis, et vous vivrez aussi.
20 En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi, et que je suis en vous.
21 Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui qui m’aime. Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, moi aussi je l’aimerai et je me manifesterai à lui.
22 Jude, non pas l’Iscariot, lui dit : Seigneur, d’où vient que tu te feras connaître à nous, et non au monde ?
23 Jésus lui répondit : Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui.
24 Celui qui ne m’aime pas ne garde point mes paroles. Et la parole que vous entendez n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé.
25 Je vous ai dit ces choses pendant que je demeure avec vous.
26 Mais le consolateur, l’Esprit saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit.

*

Ainsi les disciples recevrons, connaîtront l’Esprit saint... parce qu’ils le connaissent déjà. Ils vivront de l’Esprit consolateur en quelque sorte parce qu’ils en vivent déjà ! “Le Père vous donnera... l’Esprit de vérité... — cela parce que contrairement au monde, —... vous le connaissez, parce qu’il demeure près de vous et qu’il sera — ou, autre traduction possible : qu’il est — en vous”... (v. 16-17) Curieuse promesse, non ?

L’Esprit se fait connaître à ceux qui le connaissent, il est donné à ceux en qui il demeure déjà. Contrairement au “monde”, c’est à dire selon le sens du mot — cosmos, qui a donné cosmétique —, contrairement à “l’apparence”, qui ne peut pas le recevoir, parce que le monde, l’apparence, ne le connaît pas. Les disciples eux, au moment même où le maître leur est enlevé, ne sont pas seuls, ne sont pas laissés orphelins. “Me chercherais-tu si tu ne m’avais pas déjà trouvé ?”

C'est le disciple Jude qui pose la question de savoir ce qui distingue ce que Jésus appelle “le monde”, étranger à l’Esprit, de ceux qui vivent de l’Esprit. La réponse (v. 22-23) : celui qui vit de l’Esprit est celui qui aime Jésus, et qui donc garde sa parole et ainsi, est aimé du Père. Le Père et le Fils habitent en lui — c’est cela le don de l'Esprit. Celui qui ne l’aime pas, c’est là ce qu’il appelle “le monde”, ne garde pas ses paroles, étranger donc à l'Esprit. Un rapport se dessine entre l’Esprit promis par Jésus — et l’obéissance à sa parole, à ses commandements, dit-il au verset 21.

Il est question d’Alliance. Ce qui évoque l’Alliance passée entre Dieu et les pères, qui concerne aussi les enfants, qui ne sont pas laissés orphelins. La promesse, dit la Bible, Traité de l'Alliance, est pour vous et pour vos enfants. Dieu est fidèle à cause de la promesse faite aux pères, depuis Abraham, Isaac, et Jacob, promesse renouvelée, et scellée, en Jésus Christ.

*

Nous célébrons aujourd’hui la fête de Shavouoth ou Pentecôte (d’après le grec), c'est-à-dire fête du cinquantième jour qui succède à la fête de la Pâque. C’est, dans la tradition hébraïque, la fête des “semaines”, Shavouoth, des sept semaines qui succèdent à la Pâque — sept semaines ou cinquante jours — selon le grec, Pentecôte.

Il s’agit de la fête des prémisses, les premiers fruits de la récolte. Pour le christianisme, il y a là commémoration des prémisses de la “récolte” des nations dans l’alliance, des premiers temps de l’extension de l’alliance à toutes les nations. C’est le sens du fameux miracle d’Actes 2. Voilà que l’Esprit saint donne aux disciples de louer Dieu en des termes compréhensibles pour les juifs de toutes les nations, présents à Jérusalem pour le pèlerinage de Shavouoth. Dieu annonce ainsi à Israël la sanctification liturgique des langues de tous les peuples. Désormais on loue Dieu plus seulement en hébreu (ou a fortiori grec ou latin !).

Actes 2, 1-5 :
1 Lorsque arriva le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble en un même lieu.
2 Tout à coup, il vint du ciel un bruit comme celui d'un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils étaient assis.
3 Des langues leur apparurent, qui semblaient de feu et qui se séparaient les unes des autres ; il s'en posa sur chacun d'eux.
4 Ils furent tous remplis d'Esprit saint et se mirent à parler en d'autres langues, selon ce que l'Esprit leur donnait d'énoncer.
5 Or des Juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel habitaient Jérusalem. 6Au bruit qui se produisit, la multitude accourut et fut bouleversée, parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue.

Shavouoth, Pentecôte, est aussi le souvenir du don de la Torah, traité de l’Alliance. Célébration du don de la Torah, la loi — dont les Prophètes annonçaient qu’elle sera appelée à s’inscrire dans le cœur des croyants par le don de l'Esprit — “celui qui a mes commandements et qui les garde”. En vue de la promesse, l’Esprit nous précède, précède même notre naissance… Depuis Abraham, Isaac et Jacob, et quelle que soit l’infidélité des enfants. Dieu est fidèle à Israël du fait de sa promesse aux pères, dit Paul (Ro 11.28-29). Et “si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même” (2 Ti 2:13).

Mais cela va plus loin encore. En Jésus Christ ressuscité, inaugurant le Royaume promis, le Royaume qui commence par la Résurrection, Dieu nous dévoile que cette précédence de l’amour de Dieu ne concerne pas que les seuls descendants d’Abraham par l’observance de la Torah. La promesse s’étend à tous ceux qui ont la foi d'Abraham. Jésus prie pour tous ceux qui croiront par la Parole des Apôtres, juifs comme Grecs, et autres nations jusqu'aux extrémités de la Terre.

Non pas que les Pères d’avant la venue de Jésus ignoraient la communion de Dieu qui est dans l’Esprit saint. Le contraire est même certain. Comment en effet auraient-ils pu vivre de la foi qui était la leur, leur faisant préférer, selon l’Épître aux Hébreux, l’exil et la pérégrination, à des gratifications immédiates ? Il est bien question de participation à l’Esprit dans la Torah (Nb 11.24-30), dans les Prophètes (Éz 37.1), dans les Psaumes (Ps 51.13)...

Désormais, selon la promesse, l’Alliance et sa consolation s’est élargie à tous les peuples. C’est ce que nous fêtons à Pentecôte. Le miracle des langues étrangères comprises de tous, rapporté dans le texte des Actes des Apôtres, a pour fonction de nous le rappeler.

Par delà l’Alliance traitée avec son peuple, l’Esprit de Dieu est présent à la Création du monde — “il planait à la face des eaux” dit la Genèse — porteur de la Parole par laquelle tout a été fait — porteur de la lumière qui éclaire tout être humain venant dans le monde (Jean 1). L’Esprit précède ainsi non seulement les descendants historiques d’Abraham, mais tout être humain. Ainsi l’Apôtre Paul insistera pour que l’Évangile soit annoncé à tous les peuples. L’Esprit lui-même signifiait à l’Apôtre Pierre que la famille romaine de Corneille, non circoncis, devait aussi être baptisée. L’Esprit de Dieu l’y avait précédé.

Le signe de l’Alliance est alors donné par le seul baptême. Il n’est que le signe que donne l’Église, le signe de ce que Dieu lui-même a déjà donné : les disciples connaissent déjà l’Esprit qu’ils recevront. Prémisses de l’Esprit, promesse de l’Esprit.

*

C'est de Dieu seul que dépend la suite des choses. Que vienne le jour de la promesse de Jésus : “vous recevrez l’Esprit de vérité parce que vous le connaissez, qu’il demeure près de vous”. Et voici comment nous savons que nous l’avons connu, que par cet Esprit nous avons connu le Christ : c’est en gardant ses commandements.

Car dans l’Esprit qui ouvre aux nations l’accès à l'alliance, la Torah demeure le vis-à-vis par lequel la responsabilité qui ressort de notre liberté d’enfants de Dieu s’exerce dans l’humilité. Le don de l'Esprit n’en est pas moins le scellement de la participation de la vie d’éternité qui est dans la communion du Père et du Fils.

Il est l’Esprit de vérité ; “celui qui dit : je l’ai connu et qui ne garde pas ses commandements est un menteur”, dit la 1ère Épître de Jean (1 Jean 2.4). Et son commandement est en ce cœur de la Loi : que nous nous aimions les uns les autres, “pas en parole ni avec la langue, mais en action et en vérité”, poursuit la même Épître (1 Jean 3.18). Une parole qui n'est pas accompagnée d’actes est un mensonge, de l’apparence — le sens du mot pour monde. Voilà qui nous contraint tous à l’humilité : qui de nous prétendra le connaître ? Notre connaissance, à la mesure de notre amour, n'est jamais que partielle, embryonnaire. Notre participation à l’Esprit de Dieu, n’est jamais que prémisse, que participation à une promesse.

C'est ainsi que, comme à des enfants — pas laissés orphelins —, à chacun de nous s’adresse la promesse du Christ : “vous recevrez l’Esprit”. Comme des enfants, nous ne connaissons que partiellement, et c’est cette connaissance partielle, qui fonde notre espérance d’une plénitude toujours à venir, notre espérance de voir jaillir de nos cœurs les fleuves d’eau vive du Royaume éternel : “celui qui croit en moi, annonce Jésus, des fleuves d’eau vive jailliront de son sein” (Jean 7.38). “Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive” (Jean 7.37).


R.P.
Poitiers, Pentecôte, 19.05.13


dimanche 12 mai 2013

"Comme nous sommes un"




Actes 7, 55-60 ; Psaume 97 ; Apocalypse 22, 12-14 & 16-20 ; Jean 17, 20-26

Jean 17, 20-26
20 "Je ne prie pas seulement pour eux, je prie aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi :
21 que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé.
22 Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un,
23 moi en eux comme toi en moi, pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé.
24 Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, car tu m’as aimé dès avant la fondation du monde.
25 Père juste, tandis que le monde ne t’a pas connu, je t’ai connu, et ceux-ci ont reconnu que tu m’as envoyé.
26 Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître encore, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux."

*

Ainsi le Christ a prié non seulement pour les Apôtres mais aussi pour ceux qui croiront par leur parole — c’est-à-dire nous ! Qu’ils soient un comme lui et le Père sont un ! « Qu’ils soient un » ! Question que l’on peut se poser — on le fait parfois : Jésus n’a-t-il donc pas été exaucé ?

... Malgré les signes comme l’invitation qui m’a été faite par votre pasteur, le P. Y.-M. Blanchard que je remercie, à cette rencontre qui tombe aujourd’hui-même en votre cathédrale !… aujourd’hui avec ce texte du jour — « qu’ils soient un comme nous sommes un » — un texte pas prévu par nous lorsque la date de cette invitation a été projetée, avec aussi ce même week-end le premier synode national de l’Église protestante unie de France, signe pour nous tous, pour toutes nos Églises…

On est dans ce texte quelques quarante jours avant le moment liturgique de l’Ascension, qui scelle le départ du Christ. Un départ déjà vécu dans sa mort, donnée comme ascension. Le Christ est « élevé », élevé à la Croix, et, par là, « enlevé » à ses disciples. « Vous ne me verrez plus », annonçait-il. Dans le départ du Christ, c’est une réalité à la fois étonnante et connue concernant le Père qui est exprimée : son retrait, son absence.

Car si Dieu est présent partout, et si le Christ ressuscité est lui-même corporellement présent à tout lieu, il est aussi désormais comme absent, caché, comme l’est aussi le Père — nous ne le voyons plus. Nul n’a jamais vu Dieu. Il semble en être de même de l’unité qui se fonde dans l’unité du Père et du Fils… Et pourtant : c’est « afin que le monde croie » ! Que l’unité se voie !… alors précisément que le Christ est enlevé des yeux du monde par la Croix.

L’absence du Christ, donc déjà par la Croix, est, elle, le signe de sa gloire, de son règne avec le Père avec qui il est un, et de ce que l'on n'a point mainmise sur lui, lui dont le Nom qu’il nous fait connaître est au-dessus de tout Nom. Il se retire, dans le Nom qu’il a fait ainsi tout à nouveau connaître comme le Nom caché. Il se retire… Mais pas pour nous abandonner à notre détresse, à nos vies morcelées, à nos divisions, mais pour officier comme dans un Temple céleste — ainsi que nous l'explique l'Épître aux Hébreux (8, 5) lisant l'Exode (25, 40) — ; un office unifiant le monde, octroyé dès la fondation du monde — « tu m’as aimé dès avant la fondation du monde » — et nous en lui : c’est le cœur de notre unité. Le Christ entre dans son règne en se retirant, voilé dans une nuée. Nous quittant ainsi, il ne nous laisse pas orphelins. C’est l’Esprit saint qu’il envoie qui nous communique son imperceptible présence au-delà de l'absence. Jésus nous laissant la place, nous permet de devenir par l’Esprit ce pourquoi nous sommes créés en lui.

Et cela nous enseigne ce qu'il nous appartient de faire dans le temps de l'absence : devenir ce pour quoi nous sommes faits, en marche vers le Royaume — accomplissement de la création dans l’unité. S’ouvre pour nous à présent une nouvelle étape du projet de Dieu… vers la vie d’éternité.

Pour cela, à travers la prière de Jésus dite au jour de sa Croix, c’est — concrètement — à une dépossession que nous sommes appelés. Et cette dépossession correspond précisément à l'action mystérieuse de Dieu dans la création. On lit dans la Genèse que Dieu est entré dans son repos.

Dieu s'est retiré pour que nous puissions être, comme le Christ s'en va pour que vienne l'Esprit qui nous fasse advenir nous-mêmes en Dieu. L’Esprit saint emplit de sa force quiconque — dépossédé jusqu’à, comme le Christ à la Croix, en être abattu — en appelle à lui en reconnaissance, du cœur de cet abattement, pour tout ce qu’il nous a octroyé. Et c’est alors, alors que nous nous savons sans force, que tout devient possible. « Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse », est-il dit à Paul (2 Co 12, 9).

Une promesse appelée à habiter notre sentiment de n’être pas exaucés, comme lorsque Paul reçoit cette parole en échange de sa prière apparemment non-exaucée. Ainsi de l’apparence de n’être pas exaucés, ni nous ni même le Christ, quant à notre unité — apparemment, mais apparemment seulement. « Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. » Là, tout devient possible. Comme pour les disciples qui à la veille de perdre Jésus, dans une faiblesse immense, sont aussi à la veille de connaître et de partager la gloire de la Croix, la puissance pleine de la seule force de Dieu.

En se retirant, ultime humilité, ultime pudeur à l'image de Dieu, le Christ, Dieu créant le monde, nous laisse la place pour nous devenions, par l'Esprit, par son souffle mystérieux, ce que nous sommes de façon cachée. Devenir ce que nous sommes en Dieu qui s'est retiré pour que nous puissions être, par le Christ qui s’est retiré pour nous faire advenir dans la liberté de l’Esprit saint, suppose que nous nous retirions à notre tour de tout ce que nous concevons de nous-mêmes, de nos identités individuelles ou même ecclésiales.

Le Christ lui-même s'est retiré pour que l'Esprit vienne nous animer — à l'image de Dieu entrant dans son repos pour laisser le monde être. C'est ainsi que se complète notre création à l'image de Dieu, que se constitue notre être de résurrection. Pour le temps en ce monde qui nous est imparti, demeure sa promesse : « Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Corinthiens 12, 9).

*

Notre faiblesse assumée dans celle de la croix — elle-même élévation du Christ à gloire. Qu'est ce d'autre que la promesse qui est au cœur de la prière que Jésus adresse à Dieu comme héritage pour ses disciples ?

Jean 12, 23 sq. : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. (24) En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. […] (32) Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi. (33) En parlant ainsi, il indiquait de quelle mort il devait mourir. »

Jésus dans la gloire — « maintenant, le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui » — la gloire de la Croix qui se profile, Jésus prie : « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, car tu m’as aimé dès avant la fondation du monde » (Jean 17:24). Or cela est aussi déjà donné : « moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un. » Sa prière est bien exaucée.

Là est l’unité déjà donnée : « près de toi dans ta bouche et dans ton cœur » — dans la plus radicale humilité, au cœur de notre faiblesse assumée à la Croix comme élévation à la gloire ; le reste, « qu’ils parviennent à l’unité parfaite », est le chemin de notre « pas encore » vers le « déjà donné ». Des signes en apparaissent comme ce week-end le premier synode l’Église protestante unie de France ! C'est un signe pour l’Église dans toutes ses confessions, un signe que ce qui est déjà donné dans l'unité du Père et du Fils peut prendre forme dans notre pas encore.

Le « déjà » n’est pas fictif : déjà justes en Christ, encore pécheurs en nous-mêmes — c’était déjà le cas dans l’Église primitive ! — ; déjà un en lui, par l’Esprit saint, dans l’unité du Père et du Fils, pas encore quant à la visibilité — nous ne communions pas ensemble à cette heure ; le monde qui nous est confié est encore divisé par d’immense abîmes, d’immenses injustices. Notre unité est toutefois réelle au cœur de notre diversité. Sa mesure, en vue de sa visibilité pour que le monde croie, est celle de notre foi, de notre confiance en celui qui nous l’a déjà donnée pour la déployer jusqu’à son accomplissement. Pour cela ils nous appartient d’être pleinement ce que nous sommes selon l’appel qui nous est adressé en chacune de nos Eglises : au cœur de chacune de nos traditions propres, selon que (je cite l’anglican C.-S. Lewis) si « les pays géographiques se touchent par leurs frontières, les territoires spirituels se touchent pas leur cœur ».


RP
Poitiers cathédrale, 12.05.13


mercredi 8 mai 2013

"Une nuée le déroba à leurs yeux"




Actes 1.1-11 ; Psaume 47 ; Hébreux 9.24-28 & 10.19-23 ; Luc 24.46-53

Actes 1, 3-11
3 Après qu’il eut souffert, [Jésus] apparut vivant [à ses disciples], et leur en donna plusieurs preuves, se montrant à eux pendant quarante jours, et parlant des choses qui concernent le royaume de Dieu.
[…]
9 Après […] cela, il fut élevé pendant qu’ils le regardaient, et une nuée le déroba à leurs yeux.
10 Et comme ils avaient les regards fixés vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici, deux hommes vêtus de blanc leur apparurent,
11 et dirent : Hommes Galiléens, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au ciel ? Ce Jésus, qui a été enlevé au ciel du milieu de vous, viendra de la même manière que vous l’avez vu allant au ciel.

Luc 24, 46-53
46 […] Il est écrit que le Christ souffrirait, et qu’il ressusciterait des morts le troisième jour,
47 et que la repentance et le pardon des péchés seraient prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
48 Vous êtes témoins de ces choses.
49 Et voici, j’enverrai sur vous ce que mon Père a promis ; mais vous, restez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la puissance d’en haut.
50 Il les conduisit jusque vers Béthanie, et, ayant levé les mains, il les bénit.
51 Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux, et fut enlevé au ciel.
52 Pour eux, après l’avoir adoré, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie ;
53 et ils étaient continuellement dans le temple, louant et bénissant Dieu.

*

Dans le départ du Christ, c’est une réalité à la fois étonnante et connue de la vie de Dieu avec le monde qui est exprimée : son retrait, son absence. Car si Dieu est présent partout, et si le Christ ressuscité est lui-même corporellement présent — il est ici —, il est aussi absent, caché, comme l’est aussi le Père — nous ne le voyons pas.

Déjà quelques quarante jours avant l’Ascension, le départ du Christ, par sa mort, est donné comme ascension. Le Christ est « élevé », élevé à la Croix, et, par là, « enlevé » à ses disciples. « Vous ne me verrez plus », annonçait Jésus. Voilà qui prend sa forme définitive au jour de l’Ascension.

Concernant le Christ, cette absence est en premier lieu le signe de son règne, de ce que l'on n'a point mainmise sur lui, un peu comme ces princes antiques qui exerçaient leur pouvoir en restant toujours cachés de tous derrière une série de voiles — sauf à quelques occasions réservées à leurs proches. Le rituel biblique exprime cela par le voile du Tabernacle et du Temple, derrière lequel ne vient, et qu'une fois l'an, le grand prêtre.

Ce lieu très saint a son équivalent céleste, comme nous l'explique l'Épître aux Hébreux lisant l'Exode (25, 40). Temple céleste dans lequel officie le Christ.

« Car le Christ n’est pas entré dans un sanctuaire fait de main d’homme, en imitation du véritable, mais il est entré dans le ciel même, afin de comparaître maintenant pour nous devant la face de Dieu » (Hébreux 9, 24).

C'est dans ce lieu très saint céleste qu'il est entré par son départ, départ avéré à sa mort — ce qui est signifié dans sa Résurrection et son Ascension : le Christ entre dans son règne et se retire, voilé dans une nuée. Il nous quitte, donc, mais ne nous laisse pas orphelins.

L’Esprit saint est celui qui nous communique cette impalpable, imperceptible présence au-delà de l'absence, et nous met dans la communion de l'insaisissable. C'est pourquoi sa venue est liée au départ de Jésus. Nous laissant la place, il nous permet alors de devenir ce à quoi Dieu nous destine, ce pourquoi il nous a créés.

Cela nous enseigne en parallèle ce qu'il nous appartient de faire dans les temps d'absence : devenir ce à quoi nous sommes destinés, en marche vers le Royaume ; accomplissement de la Création.

L’Ascension nous dit, dans cette perspective, que s’ouvre pour nous à présent une nouvelle étape du projet de Dieu… Ouvrant dès à présent sur la vie éternelle : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3).

C’est à une dépossession de ce quoi nous sommes attachés que nous sommes appelés. Or cette dépossession correspond précisément à l'action mystérieuse de Dieu dans la création, jusqu’à la résurrection. On lit dans la Genèse que Dieu est entré dans son repos.

Dieu s'est retiré pour que nous puissions être, comme le Christ s'en va pour que vienne l'Esprit qui nous fasse advenir nous-mêmes en Dieu pour la résurrection.

Il y a là une puissante parole d’encouragement pour nous. L’Esprit saint remplit de sa force de vie quiconque, étant dépossédé, jusqu’à être abattu, en appelle à lui en reconnaissance, au cœur de cet abattement, de tout ce que sa présence, de ce que tous ses dons, de ce que tous les jours de joie et de présence, à présent révolus, nous ont octroyé.

C’est alors, alors que nous sommes sans force, que tout devient possible. « Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse », est-il dit à Paul (2 Co 12, 9).

Ainsi les disciples qui viennent de perdre Jésus, dans une faiblesse immense, sont à la veille de recevoir la puissance qui va les envoyer, pleins de la seule force de Dieu, jusqu’aux extrémités de la terre.

En se retirant, ultime humilité, ultime pudeur à l'image de Dieu, le Christ, Dieu créant le monde, nous laisse la place pour que jusqu’au jour où il faut nous retirer à notre tour, nous devenions, par l'Esprit, par son souffle mystérieux, ce que nous sommes de façon cachée.

Non pas ce que nous projetons de nous-mêmes, non pas ce que nous croyons être en nous situant dans le regard des autres, mais ce que nous sommes vraiment, devant Dieu et qui paraît pleinement au jour de la résurrection.

Devenir ce que nous sommes en Dieu qui s'est retiré pour que nous puissions être, par le Christ qui s’est retiré pour nous faire advenir dans la liberté de l’Esprit saint, suppose que nous nous retirions à notre tour de tout ce que nous concevons de nous-mêmes.

Le Christ lui-même s'est retiré pour nous laisser notre place, pour que l'Esprit vienne nous animer, cela à l'image de Dieu entrant dans son repos pour laisser le monde être.

C'est ainsi que se complète notre création à l'image de Dieu, que se constitue notre être de résurrection.

Et pour le temps en ce monde qui nous est imparti, demeure sa promesse : « Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Corinthiens 12, 9).

Hébreux 10, 19-23 :
19 Ainsi donc, frères & sœurs, puisque nous avons, au moyen du sang de Jésus, une libre entrée dans le sanctuaire
20 par la route nouvelle et vivante qu’il a inaugurée pour nous au travers du voile, c’est-à-dire, de sa chair,
21 et puisque nous avons un souverain sacrificateur établi sur la maison de Dieu,
22 approchons-nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs purifiés d’une mauvaise conscience, [avec ce signe du] corps lavé d’une eau pure.
23 Retenons fermement la profession de notre espérance, car celui qui a fait la promesse est fidèle.


RP
Poitiers, Ascension, 8.05.13


dimanche 5 mai 2013

"Il vous enseignera toutes choses"




Actes 15.1-29 ; Psaume 67 ; Apocalypse 21.10-23 ; Jean 14.23-29

Actes 15, 19-29
19 […] je suis d’avis qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu,
20 mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang.
21 Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues.
22 Alors il parut bon aux apôtres et aux anciens, et à toute l’Eglise, de choisir parmi eux et d’envoyer à Antioche, avec Paul et Barnabas, Jude appelé Barsabas et Silas, hommes considérés entre les frères.
23 Ils les chargèrent d’une lettre ainsi conçue : Les apôtres, les anciens, et les frères, aux frères d’entre les païens, qui sont à Antioche, en Syrie, et en Cilicie, salut !
24 Ayant appris que quelques hommes partis de chez nous, et auxquels nous n’avions donné aucun ordre, vous ont troublés par leurs discours et ont ébranlé vos âmes,
25 nous avons jugé à propos, après nous être réunis tous ensemble, de choisir des délégués et de vous les envoyer avec nos bien-aimés Barnabas et Paul,
26 ces hommes qui ont exposé leur vie pour le nom de notre Seigneur Jésus-Christ.
27 Nous avons donc envoyé Jude et Silas, qui vous annonceront de leur bouche les mêmes choses.
28 Car il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer d’autre charge que ce qui est nécessaire,
29 savoir, de vous abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l’impudicité, choses contre lesquelles vous vous trouverez bien de vous tenir en garde.

Jean 14, 23-29
26 […] le consolateur, l’Esprit-Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit.
27 Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous donne pas comme le monde donne. Que votre cœur ne se trouble point, et ne s’alarme point.
28 Vous avez entendu que je vous ai dit : Je m’en vais, et je reviens vers vous. Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père ; car le Père est plus grand que moi.
29 Et maintenant je vous ai dit ces choses avant qu’elles arrivent, afin que, lorsqu’elles arriveront, vous croyiez.

*

Jean 14, 26 : l’Esprit-Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit.

Actes 15, 28-29 : il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer d’autre charge que ce qui est nécessaire savoir, de vous abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l’impudicité, choses contre lesquelles vous vous trouverez bien de vous tenir en garde.

*

Ce texte du livre des Actes des Apôtres (ch. 15) nous situe peu avant le tournant des années 50 ; l’Église prend alors une décision dont les conséquences pour son histoire deviendront bientôt incalculables. Une décision donnée ainsi : il a paru bon au Saint-Esprit et à nous !

Voilà qui sonne étrangement, presque humoristique si on ne se rappelle Jean 14, 26 : l’Esprit-Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. Voir aussi Jean 16, 13 : quand Lui, l'Esprit de vérité, sera venu, Il vous conduira dans toute la vérité.

*

Mais rappelons les circonstances de cette injonction qui a paru bonne au Saint-Esprit et aux dirigeants de l’Eglise : sous la pression des réalités et suite à l’œuvre de Paul principalement, de nombreuses personnes étrangères à la tradition de l’Église d'alors (les non-juifs dans le texte) se sont jointes à la communauté que l’on appellera, pour faire bref, chrétienne — je parle de tradition chrétienne pour faire bref, puisque la religion chrétienne n’existe pas encore : notre texte met en scène des juifs disciples d’un juif crucifié dont ils croient à la résurrection et au nom duquel ils annoncent aux nations la proximité du Royaume de Dieu.

Et à Jérusalem, dans l'Église-mère, on s’interroge sur les modalités d’accueil de ces nouveaux disciples du Crucifié. On voudrait les voir pratiquer les rites communs, les rites traditionnels, la façon légale de manger, etc. Après tout, c'est ce que tout le monde a toujours pratiqué. Mais, suite à l'insistance particulière de Paul, l'Église de Jérusalem, par l'autorité de son ministre Jacques, consent des concessions à ces croyants d'autres origines, issus des nations.

La vivacité des débats laisse à penser que ce ne fut pas facile. La décision de Jérusalem en faveur des nouveaux croyants, étrangers, est pourtant prise. Toutefois, pour être maintenus dans la communion, ils devront observer certains éléments de la Loi biblique, à savoir ce que le judaïsme appelle jusqu'à aujourd'hui la Loi de Noé.

Tirée du Livre de la Genèse, la Loi de Noé, ou Loi « noachique », comprend quelques commandements généraux comme s'abstenir de manger du sang, incluant le meurtre, s'abstenir de relations sexuelles illégitimes, et du culte des idoles (Actes 15, 29), ce qui parait finalement raisonnable et modéré. Jacques donnait ces prescriptions en rappelant que c'est là ce que l'on prêche chaque Shabbat dans les synagogues (v. 21). Sept commandements pour les 613 de la Loi de Moïse.

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Talmud de Babylone traité Sanhédrin 56 a — Nos sages ont enseigné : sept lois ont été données aux fils de Noé [à l’humanité, donc] : établir des tribunaux (1) ; l’interdiction de blasphémer (2) ; l’interdiction de l’idolâtrie (3) ; l’interdiction des unions illicites (4) ; l’interdiction de l’assassinat (5) ; l’interdiction du vol (6) ; l’interdiction d’arracher un membre d’un animal vivant (7).

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Aussi modérée soit-elle, cette décision en accord avec la pratique synagogale, permettant aux étrangers nouveaux venus de ne pas se voir obligés d'observer l’intégralité de la Loi de Moïse, a été difficile à prendre. Et les modalités de l'application de la décision de Jérusalem seront loin de s'imposer d'elles-mêmes.

Car pour les adversaires de Paul, quiconque « mange et boit » tout ce qui se vend sur le marché cosmopolite des villes de l'Antiquité, quiconque, de ce fait transgresse les coutumes alimentaires traditionnelles et légales, quiconque comprend l’ouverture de l'Église à l'universalité à la façon que prône l'Apôtre, se verra, ce qui est compréhensible, suspecté. Paul pourtant recommande lui-même l’abstinence quant aux viandes consacrées aux idoles ! (Qui semble bien ressortir de l’interdiction de participer à l'idolâtrie.)

Or c’est sur l’ouverture façon Paul, mais allant sans doute plus loin que ce qu’enseigne l’Apôtre, que débouchera la très modérée décision de Jérusalem, selon une interprétation sans doute moins restrictive que celle qu’aurait souhaité Jacques, pourtant en accord formel avec Paul lui-même ! Effets imprévus d’une décision et des dérives de son interprétation…

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Et le christianisme comme religion universelle — sans signes de restriction, ou n’en retenant qu’un minimum très réduit (le baptême) —, le christianisme, d’une certaine façon, est né à une universalité concrète de la décision de Jérusalem que nous avons entendue et des ouvertures sans doute imprévues qui s’en sont suivis. Une décision qui ouvrira sur une religion où rien de ce qui est humain n'est à rejeter, y compris en matière alimentaire.

Par la décision de Jérusalem, l'Église, à sa façon dans la ligne des prophètes bibliques et de la tradition juive, réalisait concrètement une espérance ancienne, remontant autour de la Méditerranée des nations non-juives au moins à Alexandre le Grand, l’empereur grec. Il y avait dans l'Antiquité plusieurs Alexandrie, dont la plus célèbre jusqu'à aujourd'hui est celle d'Égypte. Alexandrie, nom de ville qui correspondait au vœu d'Alexandre de réaliser une cité universelle, Alexandrie devenue ville phare d’un judaïsme étendant l’universalisme jusqu’à l’adoption de la langue des nations, jusqu’à y traduire la Bible, le grec. Le projet d’Alexandre, lui, échouerait, on le sait, mais il laisserait des traces et une espérance dont hériterait l'Empire romain, et que commencerait à réaliser, à la suite du judaïsme hellénistique, la communauté juive qu'était l'Église primitive. Mais pour cela, certaines frontières, certaines barrières, ont dû être ouvertes. Une synthèse s’opère entre l’universalisme juif et prophétique, et la mise en place de ses possibilités concrètes par ce qui fut d’abord pour beaucoup du malheur : les conquêtes impériales d’Alexandre, allant de l’Europe jusqu’à l’Inde. Un des points de départ de la synthèse entre ces deux héritages universalistes est dans notre texte.

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Qu’en aurait-il été si l’ouverture promue par le vœu prophétique auquel obéissait l'Église primitive, répondant au commandement divin d'ouverture aux peuples de tout l'univers ; qu’en aurait-il été si le processus qui en relevait avait été interrompu quelque part dans l'histoire, dans une interprétation restrictive de la décision de Jacques ? — décision qui entendait, elle, tenir les deux bouts : ouverture et identité. Si la décision avait été autre, l’Église ultérieure aurait sans doute été autre… Mais il en a paru autrement au Saint-Esprit.

Au Saint-Esprit et aux premiers disciples… On peut aussi s’interroger à propos d’autres décisions qui ont été prises, ou ne l’ont pas été. En matière d’ouverture et d’identité, d’autres décisions, à d’autres moments, visant à clore les relations esquissées, à fermer les frontières de l’Église, auraient de même à terme pu valoir isolement de l’Église — et ont souvent valu des divisions : je pense, puisqu’il est question de rites alimentaires, donc de manducation, à telle ou telle décision d’interprétation de l’Eucharistie, qui divise jusqu’à aujourd’hui…

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Face à cela, ce détour par le livre des Actes et cette fameuse décision nous donne une indication sur le sens de ce que l’Évangile de Jean donne comme la promesse de Jésus : « le consolateur, l’Esprit-Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. »

Cela induit d’abord une grande liberté de l’Esprit, puis en conséquence une grande liberté des disciples du Christ. Une liberté toujours humble face à la parole du Christ, selon que l’Esprit « vous rappellera tout ce que je vous ai dit ». Et en tout cela, demeure la souveraineté de l’Esprit, qui ne s’identifie pas à telle ou telle communauté ou telle pratique rituelle qui lui est propre. Les circonstances — ici celles d’Actes 15, mais il y en aura d’autres — sont un indicatif de la façon dont se déploient librement les enseignements du Christ.

Ce qui vaut pour l'Eglise primitive, vaut en tout temps, et toute circonstance : dans toutes nos difficultés, dans ce qui semble des impasses, l'Esprit saint peut ouvrir tout ce qui enferme, selon la promesse du Christ, nous enseignant toutes choses, nous conduisant dans la vérité.


RP,
Poitiers, 05.05.13