dimanche 17 février 2013

La tentation au désert




Deutéronome 26, 4-10 ; Psaume 91 ; Romains 10, 8-13 ; Luc 4, 1-13

Luc 4, 1-13
1 Jésus, rempli d'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était dans le désert, conduit par l'Esprit,
2 pendant quarante jours, et il était tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim.
3 Alors le diable lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain."
4 Jésus lui répondit: "Il est écrit: Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra."
5 Le diable le conduisit plus haut, lui fit voir en un instant tous les royaumes de la terre
6 et lui dit: "Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'il a été remis et que je le donne à qui je veux.
7 Toi donc, si tu m'adores, tu l'auras tout entier."
8 Jésus lui répondit: "Il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte."
9 Le diable le conduisit alors à Jérusalem; il le plaça sur le faîte du temple et lui dit: "Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas;
10 car il est écrit: Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder,
11 et encore: ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre."
12 Jésus lui répondit: "Il est dit: Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu."
13 Ayant alors épuisé toute tentation possible, le diable s'écarta de lui jusqu'au moment fixé.

*

Quarante jours… « Lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim ». On pourrait se dire : après quarante jours, pas étonnant ! Voilà un signe tout simple de l’humanité du Christ, qui dépend de Dieu seul, dans une vie humaine qui réclame naturellement, comme toute vie humaine, d’être sustentée.

Quand Jésus est la manifestation, dans une vie humaine, de celui qui existe avant que le monde soit, de celui par qui le monde subsiste, ce simple… « constat » : « il eut faim », dit concrètement son humanité, et par contrecoup, la nôtre !

« Alors le diable lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain." » Alors que le constat de l’humanité de Jésus vient d’être posé — « il eut faim » —, le diable lui propose d’emblée de la court-circuiter ! Ce qui du même coup court-circuiterait sa mission — qui est que le Fils de Dieu rejoigne l’humanité dans tout ce qui la constitue, de la naissance à la mort, pour faire accéder cette même humanité à la mémoire perdue de son éternité.

Et c’est à ce point que le constat « il eut faim », dit aussi beaucoup sur notre humanité — et sur l’humilité de notre humanité. Voilà que nous avons été constitués, comme êtres de chair, semblables aux animaux, aux autres animaux. L’acceptation de cela fonde une part importante de la responsabilité des êtres humains vis-à-vis du reste de la Création, notamment animale. Et par là-même, l’acceptation de cela dit cet aspect bizarre de ce qu’est un être humain. Fait d’humus — selon l’étymologie commune d’homme et d’humble.

Au point que l’on est fondé à penser que c’est justement cela qui a révolté le diable, cet acte divin contre-nature apparemment : mettre, en quelque sorte, un esprit angélique, celui de l’humain, dans une créature de chair et de poils — bref un animal !

Troublant : qu’attaque précisément le diable en tentant Jésus ? Les contraintes animales de sa condition : il a faim ! Scandale concret d’un estomac qui gargouille : nous voilà bien loin de l’esprit pur, sans parler de la divinité ! Alors de grâce, "si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain." Tentation troublante, d’autant plus qu’elle est raisonnablement humaine : tout au plus le diable invite-t-il Jésus à ne plus avoir faim !

Et Jésus lui répond précisément en rappelant ce en quoi le pain est l’expression matérielle, comme le signe dans la matière, de ce que toute créature, fut-elle créature spirituelle, vit de la parole de Dieu. Ce faisant le Fils de Dieu rappelle en citant la Bible que cette règle vaut pour toute l’échelle, toute la hiérarchie de la Création : que cela s’exprime par la faim de pain ou par la faim de vérité, toute créature vit de ce qui sort de la bouche de Dieu.

Et lui est venu racheter la Création entière, avec l’être humain — chargé par là-même de sa responsabilité vis-à-vis de toute la Création matérielle, depuis l’animal jusqu’au minéral. Humilité de la condition qu’est venu partager Jésus : il eut faim. Et la prise de conscience de cette humilité et des responsabilités qui y sont afférentes est bien le sens du jeûne.

D’où, par parenthèse, le côté redoutable d’une pratique devenue rituelle, et qui risque par là d’être vidée de son sens. Les réformateurs de tout temps l’ont bien perçu. Les Réformateurs du XVIe siècle bien sûr, qui ont préféré que l’on se garde de cette habitude rituelle pour venir à sons sens, mais pas eux seuls : Les Réformateurs rejoignaient en cela d’autres réformateurs, comme Ésaïe — rappelant ce sens du jeûne : « Voici le jeûne que je préconise : détache les chaînes de la méchanceté, dénoue les liens du joug, renvoie libres ceux qu’on écrase, et que l’on rompe toute espèce de joug ; partage ton pain avec celui qui a faim et ramène à la maison les pauvres sans abri ; Si tu vois un homme nu, couvre-le, Et ne te détourne pas de celui qui est ta propre chair. » (Ésaïe 58, v. 6-7).

C’est encore ce que rappellera Jésus invitant à un jeûne caché, sans rite visible, de façon à ce que sa signification ne soit pas annulée par un côté record d’ascèse qui risque toujours d’apparaître en biais dans la pratique des champions de l’abstinence — « Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites: ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage, pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est là dans le secret » (Matthieu 6, 16-18). Jésus lui-même, a donc jeûné au désert, pas en public, et finalement, rejoignant par là-même la condition humble, de l’humanité faite d’humus… il eut faim.

*

Alors, puisque Jésus est le rédempteur de cette humanité dont la condition lui vaut un estomac qui gargouille, et puisqu’il entend ne pas s’y dérober ; puisque par ailleurs cette condition constitue les êtres d’esprit sous du poil que sont les humains en médiateurs à l’égard de toute la Création matérielle ; puisque enfin — le diable l’a bien compris — Jésus est venu en rédempteur de cette Création-là, à commencer par la créature humaine ; puisqu’il est le chef de file de cette humanité, bref le Messie — qu’il entre tout de suite dans le règne qui est sien !

Qu’il entre dans sa souveraineté de droit sur un monde qui pour lors est bel et bien dans une situation de soumission à l’égard du diable. C’était évident à l’époque pour quiconque ne vivait pas au désert — et Jésus n’y a pas passé sa vie. C’est encore plus évident aujourd’hui : il suffit d’allumer la télévision ou d’ouvrir un journal pour savoir que le diable a soumis toute la Terre.

Alors, puisque tout cela m’appartient, dit-il, tu n’as qu’à me le demander et je t’introniserai immédiatement dans ton règne messianique : à nous deux, nous ferons du bon boulot. Moi en chef d’État, et toi en Premier ministre.

Ça te demande certes un geste d’allégeance : prosterne-toi donc et adore-moi — un geste d’allégeance certes, mais qui t’évitera bien des tracas : tu assumeras, sans te compliquer la vie en passant par le détour d’une histoire douloureuse, tes responsabilités de chef des créatures de chair et de poil, puisque tu sembles tenir à cette condition !

Jésus préfèrera alors, le règne humble, invisible, du vrai Dieu, au fracas de la gloire médiatique et au pouvoir immédiat que lui propose celui qui règne si évidemment — à ce plan-là, illusoire et menteur ! le diable…

*

Alors, puisqu’il semble si sûr du Dieu invisible, dont le règne ne se voit pas, qu’il me montre donc, suggère le diable, qu’il montre donc cette confiance en celui qui le protège jusqu’au cœur des échecs — jette-toi en bas, voyons si tu est vraiment le compagnon des anges.

Et Jésus révèle alors, comment sous la chair, s’établit la dimension spirituelle de l’humanité : de façon cachée. Pour l’humanité, la relation avec Dieu, la participation à la dimension spirituelle de la Création se vit sans fracas, sans grand signe, sans même se voir, par la foi seule : « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Jésus ne cèdera pas à tentation de rendre Dieu visible pour une Création matérielle qui ne le voit naturellement pas.

À ce point, le diable reviendra à l’attaque, plus tard, au « moment fixé » (v. 13) : au jour du retour du diable vers Jésus lors de son agonie et sa mort, qui dévoile l'illusoire des propositions du menteur qui prétend avoir tout pouvoir. Ce qui est déjà dévoilé par le refus de Jésus de sauter en bas du Temple est à nouveau refusé par son refus de sauter en bas de la Croix, ou de faire intervenir les armées d’anges capables de le garder de toute chute. Alors Dieu est pleinement manifesté comme étant le Dieu caché, caché derrière l’humilité de la croix d’un homme qui meurt.

*

Récit étonnant où Jésus est présenté pour nous comme faisant l’inverse de ce à quoi on s’attendrait. Nous sommes en proie nous aussi, à notre mesure, en permanence à ces tentations-là. Un diable tel un tel génie qui nous proposerait trois vœux — en général c’est le nombre —, quelle réponse ? Le plus raisonnable, imagine-t-on, est de lui demander… ce qui semble si souhaitable : pleine forme, prospérité, réussite. Exactement ce que le diable propose à Jésus — et qu'il refuse.

Non pas que cela soit mauvais en soi, mais cela ne se reçoit que de Dieu seul et dans le respect de ses préceptes. C’est cela, la condition des êtres de chair que nous sommes.

Nous voilà responsables d’accepter notre condition humaine et ses limitations comme Jésus les a acceptées pour nous… et de vivre par la foi seule selon la parole de celui que, dans la situation qui est la nôtre, on ne voit pas. C’est comme cela que se rachète le monde.


R.P.
Poitiers, 17.02.13


dimanche 10 février 2013

« Sois sans crainte »





Ésaïe 6, 1-8 ; Psaume 138 ; 1 Co 15, 1-11 ; Luc 5, 1-11

Luc 5, 1-11
1 Comme la foule se pressait autour de lui pour entendre la parole de Dieu, et qu’il se trouvait auprès du lac de Génésareth,
2 il vit au bord du lac deux petites barques, d’où les pêcheurs étaient descendus pour laver leurs filets.
3 Il monta dans l’une de ces barques, qui était à Simon, et il lui demanda de s’éloigner un peu de terre. Puis il s’assit, et de la barque il enseignait les foules.
4 Lorsqu’il eut cessé de parler, il dit à Simon : Avance en eau profonde, et jetez vos filets pour pêcher.
5 Simon lui répondit : Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais, sur ta parole, je jetterai les filets.
6 L’ayant fait, ils prirent une grande quantité de poissons, et leurs filets se rompaient.
7 Ils firent signe à leurs compagnons qui étaient dans l’autre barque de venir les aider. Ils vinrent et remplirent les deux barques, au point qu’elles enfonçaient.
8 Quand il vit cela, Simon Pierre tomba aux genoux de Jésus et dit : Seigneur, éloigne-toi de moi parce que je suis un homme pécheur.
9 Car la frayeur l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, à cause de la pêche qu’ils avaient faite.
10 Il en était de même de Jacques et de Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Et Jésus dit à Simon : Sois sans crainte ; désormais tu seras pêcheur d’hommes.
11 Alors ils ramenèrent les barques à terre, laissèrent tout et le suivirent.

*

Nous voici en présence d'un miracle de Jésus qui a un effet pour le moins inattendu à nos yeux. Voilà des pêcheurs rentrés bredouilles qui, suite à un miracle qui leur donne une pêche surabondante, abandonnent pêche et barques ! On pourrait s'attendre à un autre type de résultat…

L'étrange dialogue de Jésus et de Pierre accroît le côté troublant de cet épisode ; mais dessine en même temps, on va le voir, la voie d'une explication.


Au-delà de la façon commune de comprendre le miracle

Le récit de ce miracle est entouré de deux autres récits de divers événements miraculeux : des guérisons, qui ont pour conséquence de développer grandement la popularité de Jésus, tandis que celui-ci cherche à fuir cette popularité (4, 42 ; 5, 15-16).

Ces divers miracles sont accomplis au bénéfice de la foule, qui voit un grand avantage à s'assurer la présence permanente d'un tel guérisseur providentiel. Cette population, souvent en détresse, s'intéresse, et on peut la comprendre, aux avantages immédiats et concrets des miracles de Jésus, au point de vouloir le retenir, fût-ce d'ailleurs au déficit des autres villes (4, 42-43).

Cette attitude vis-à-vis du miracle est une attitude à courte vue, inapte à saisir la réalité spirituelle réelle du miracle, qui est signe. Lorsque la dimension spirituelle est pressentie, comme pour la guérison du paralytique par laquelle Jésus lui signifie son pardon, le miracle suscite crainte et perplexité (5, 26) !

Et c'est ce qui va en être pour Pierre et ses compagnons à propos de cette pêche miraculeuse.

Contrairement aux diverses guérisons qui ont enthousiasmé les populations, cette pêche miraculeuse concerne plus particulièrement les disciples, eux qui, confusément, ont déjà quelque idée de ce qu'il en est de Jésus.

En témoigne, quand même, l’obéissance de Pierre à Jésus lui disant de retourner jeter le filet ; Pierre qui, expérimenté en la matière, a pourtant pêché toute la nuit, et qui malgré tout, malgré ce qui inclut peut-être une volonté sous-jacente de montrer à Jésus qui est le professionnel de la pêche ; Pierre fatigué, qui y retourne quand même (v. 5).

Jésus qui vient de prêcher aux foules depuis la barque de Pierre (v. 3) — technique oratoire pour faire porter la voix plus largement — ; Jésus prend maintenant les disciples avec lui pour les inviter à repartir en mer (v. 4). Il est à présent avec un « public » plus avisé, et qui saura tirer du miracle son sens et ses conséquences les plus troublantes concernant qui est Jésus.


La leçon du miracle

Jésus, par son miracle, ne vient-il pas de montrer qu'il ouvre les portes de l'abondance, y compris, en matière de pêche, mieux que les spécialistes de la pêche ?

Et la réaction de Pierre est la frayeur, frayeur parce que, dit-il, il est un homme pécheur (v. 8-9). Pierre pressent derrière ce miracle toute une épaisseur de mystère. Il devine le tournant que ce miracle doit marquer dans sa vie. Jésus lui montre l'abondance pour lui faire comprendre qu'il lui faut abandonner déjà cette abondance dont il lui révèle avoir le secret !

Il ne saurait y avoir de pêche abondante que par la grâce de Dieu dont Jésus est le signe : c'est dire que désormais éclate aux yeux de Pierre qu'il ne saurait y avoir de sens ultime dans le geste de jeter le filet. Ce jour-là s'ouvre à ses yeux confus un horizon plus vaste que celui que lui faisait pressentir la mer qui l'appelait. D'une façon certaine, Pierre saisit que ce miracle scelle sa vocation. D'où sa frayeur : il perçoit que ce qui éclate dans le miracle qui dévoile la présence du Dieu qui l'appelle ne peut qu'être, en même temps, condamnation pour l’homme pécheur qui apparaît crûment dans la lumière de cet appel. Il y a de quoi être effrayé. Pour nous aussi. D’autant qu’à travers Pierre, ne nous leurrons pas, nous sommes aussi visés.

Pierre, lui, est pris dans les filets de ce carrefour : l'appel qu’il reçoit, qui l'éclaire, l'éblouit aussi ; il l'aveugle : situation sans issue : « Seigneur éloigne-toi de moi parce que je suis un homme pécheur ». C'est la même terreur qui saisissait Ésaïe dans la vision de sa vocation : « Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme dont les lèvres sont impures » (És 6, 5). Terreur qui saisit aussi les compagnons de Pierre (v. 9-10). Et nous tous, si nous l’entendons…


La Parole de la grâce

Jésus comprend parfaitement les remous intérieurs qu'il a lui-même provoqués chez Pierre. Et il lui donne de vive voix la parole de la vocation, que Pierre a pressenti : « désormais, tu seras pêcheur — captiveur — d'hommes (comme tu as été captivé toi-même) », parole de vocation dont la force se fonde sur la parole de grâce qui la précède en apaisant la frayeur de Pierre : « Sois sans crainte » (v. 10). Car de cette pêche-là je t’ai montré, par ce signe, être le maître.

Racine de la vocation, ce « sois sans crainte » précède même probablement, dans l'Éternité, le miracle qui le signifie, et la frayeur de Pierre, qui ne pourra, dès lors, que marcher à la lumière de cette Parole de grâce. Ce jour-là, dans cette Parole de grâce qui les saisit et les appelle de façon incontournable, les disciples ont touché au domaine dont il n'est point de retour. Derrière eux s'est creusé un abîme : il n'est plus d'arrière — « alors ils ramenèrent les barques à terre, laissèrent tout et le suivirent » (v. 11).

Ce « sois sans crainte » est ici décisif. Il vaut lui aussi pour nous. Un appel qui nous est adressé à tous et qui rencontre naturellement notre crainte. Depuis celle de notre : « pourquoi moi ? » jusqu’à celle de n’être pas la hauteur. « Sois sans crainte » a dit Jésus à des apôtres qui l’ont bien entendu et qui savent par ce « sois sans crainte », qu’il ne leur est demandé que d’être ce qu’ils sont dans cette vaste tâche : des intendants d’un mystère qui les dépasse, ce mystère qui effraie Pierre. « Nous sommes des intendants des mystères de Dieu » dira Paul (1 Co 4,1). Comme Pierre n’est que le jeteur de filet d’une pêche dont Dieu seul est le maître, ce qui nous est confié n’est que l’intendance d’une grâce qui ne dépend pas de nous.

C’est tout, c’est énorme mais c’est tout. Et « ce qu’on demande en fin de compte à des intendants, c’est de se montrer fidèles », poursuit Paul (1 Co 4, 2). Soyez donc sans crainte ! C’est cela être pécheur d’hommes, c’est l’intendance spirituelle d’une grâce infinie.

Un mystère qui nous dépasse infiniment. La Parole qui fonde toute recherche de l'infini — et qui y met fin, dans la mesure où elle dévoile la présence de l'infini dans le service, à l'imitation de la Parole infinie, est venue dans la chair, afin de servir. Plus rien ne tient que de cette parole de grâce. Paul en dira : « par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis » (1 Co 15, 10).

R.P.
Poitiers, 10.02.13


dimanche 3 février 2013

Le Jubilé de la foi




Jérémie 1.4-19 ; Psaume 71 ; 1 Corinthiens 12.31-13.13 ; Luc 4.21-30

Luc 4.21-30
21 Alors il commença à leur dire : « Aujourd'hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l'entendez. »
22 Tous lui rendaient témoignage ; ils s'étonnaient du message de la grâce qui sortait de sa bouche, et ils disaient : « N'est-ce pas là le fils de Joseph ? »
23 Alors il leur dit : « Sûrement vous allez me citer ce dicton : “Médecin, guéris-toi toi-même.” Nous avons appris tout ce qui s'est passé à Capharnaüm, fais-en donc autant ici dans ta patrie. »
24 Et il ajouta : « Oui, je vous le déclare, aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie.
25 En toute vérité, je vous le déclare, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d'Elie, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois et que survint une grande famine sur tout le pays ;
26 pourtant ce ne fut à aucune d'entre elles qu'Elie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta.
27 Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Elisée ; pourtant aucun d'entre eux ne fut purifié, mais bien Naamân le Syrien. »
28 Tous furent remplis de colère, dans la synagogue, en entendant ces paroles.
29 Ils se levèrent, le jetèrent hors de la ville et le menèrent jusqu'à un escarpement de la colline sur laquelle était bâtie leur ville, pour le précipiter en bas.
30 Mais lui, passant au milieu d'eux, alla son chemin.

*

« Aujourd'hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l'entendez » (v. 21). Il s’agit du Jubilé, l’an de grâce prévu par le Lévitique, et annoncé par Ésaïe : c’est cette parole là que Jésus vient de déclarer « accomplie pour vous qui l'entendez ». Le mot « jubilé » vient du latin jubilæus (de jubilare, « se réjouir »), traduction par Jérôme de l'hébreu yôbel qui désigne le cor en corne de chèvre qui était utilisé pour annoncer le début de cette année spéciale qui a lieu tous les cinquante ans. Cette année de grâce, de réjouissance, où les terres devaient être redistribuées de façon équitable et les esclaves libérés. Acte de souveraineté.

Affaire de foi donc que la réception de cet accomplissement par Jésus de la promesse de la souveraineté de Dieu enfin établie : la mise en place de ce Jubilé impossible à ce moment-là dans son intégralité !

Car c’est de cela qu’il s’agit. Pourquoi donc la mise en place du Jubilé n’est pas possible en son intégralité au temps de Jésus ? Parce qu’Israël n’est pas souverain pour pouvoir mettre en œuvre de telles lois. Le souverain est alors César !

Que dit la loi sur le Jubilé (Lévitique 25, 8-18) quant à son inauguration ? « Vous déclarerez » — déclaration politique : « vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants ; ce sera pour vous un jubilé » (v. 10). Loi de souveraineté, à présent perdue. Les Romains sont très tolérants quant à l’exercice de des différents cultes. Israël a reçu de larges concessions, mais rien qui lui donne la souveraineté politique et juridique. C’est précisément ce qui, malgré sa tolérance, vaut à Rome une inimitié qui va jusqu’aux révoltes zélotes…

Or le Jubilé relève de la souveraineté. Il est même perçu par les anciens prophètes comme marque particulière de souveraineté.

Et aux temps anciens, aux temps de la souveraineté d’Israël précisément, la loi sur le Jubilé, au grand dam des prophètes, n’a pas été mise en place, comme l’idolâtrie n’a pas été rejetée, et a fini par dominer, valant alors le départ en exil, concrétisation de la perte de souveraineté — selon une lecture qu’en font les prophètes. Ça a commencé dès le veau d’or ! S’en remettre à Dieu, avec confiance, ce que marque la pratique du Jubilé, ou se faire des divinités à notre image, bien moins exigeantes en matière de foi, d’abandon à Dieu.

Cf. Jérémie (ch. 1, v. 15-16) : « voici, je vais appeler tous les peuples des royaumes du septentrion, dit l’Eternel ; ils viendront, et placeront chacun leur siège à l’entrée des portes de Jérusalem, contre ses murailles tout alentour, et contre toutes les villes de Juda. Je prononcerai mes jugements contre eux […] parce qu’ils m’ont abandonné et […] se sont prosternés devant l’ouvrage de leurs mains. »

« Mettez mes lois en pratique ; gardez mes coutumes et mettez-les en pratique : et vous habiterez en sûreté dans le pays » (Lév. 25, 18), précisait le texte du Lévitique instituant la loi du Jubilé. Ça n’a pas été fait, ce qu’a sanctionné l’exil.

« Nebucadnetsar emmena captifs à Babylone ceux qui échappèrent à l’épée ; et ils lui furent assujettis, à lui et à ses fils, jusqu’à la domination du royaume de Perse, afin que s’accomplît la parole de l’Eternel prononcée par la bouche de Jérémie ; jusqu’à ce que le pays eût joui de ses sabbats, il se reposa tout le temps qu’il fut dévasté, jusqu’à l’accomplissement de soixante-dix ans. » (2 Chronique 36, 20-21) — à savoir les années sabbatiques et les Jubilés qui lui ont manqué.

La non application du Jubilé, qui signe un manque de liberté, une soumission aux pratiques ambiantes et au culte des idoles, est sanctionnée par la perte de la liberté sous la domination babylonienne — selon la lecture des prophètes.

Et depuis cet exil, y compris après le retour d’exil, l’application de cette loi de liberté n’est plus possible — autrement qu’à l’échelle individuelle : la pleine souveraineté d’Israël n’a jamais été rétablie, jusqu’à l’époque de Jésus. Aucune proclamation politique d’un Jubilé n’est alors possible, sous peine de voir les Romains intervenir…

Les faits sont là !… Ces faits qui valent à la proclamation de Jésus de résonner comme chose impossible, pour ne pas dire exorbitante !

Sauf à la recevoir par une foi qui s'ancre au-delà de ce qui se voit, des réalités politiques concrètes.

Voilà pourquoi la parole que donne ici Jésus, qui engage la foi la plus inconcevable… rencontre… le réalisme le plus massif… et compréhensible !

Ici ce réalisme prend la forme d’une question : qui est-il celui-là pour oser une telle déclaration, si exorbitante !? Nous connaissons son père et sa mère ! Qu’il nous donne donc au moins un signe, un miracle, comme ceux qu’il a produits à Capharnaüm !

Mais les signes, c’est pour provoquer une foi à apparaître, provoquer une foi conçue à germer. En d’autres termes, c’est pour ceux du dehors, précisément ! Comme au temps d’Élie… Mais pour ceux qui ont côtoyé au quotidien le prophète et sa famille, il leur sera difficile de voir au-delà de ce quotidien trivial. Au point que même le signe s’avérera inutile : il cantonnera celui qui le verra à sa fonction éventuellement utilitaire ! (Comme la multiplication des pains que d’aucuns se contentent de juger bien utile !) « Il ne fit pas de signe miraculeux ici, à Nazareth, à cause de leur manque de foi » précisent Marc et Matthieu. Non pas que la foi rende le signe possible, mais que l’incrédulité, qui consiste à s’en tenir à ce que l’on voit, et que l’on croit savoir, le rend inutile !

Voilà qui provoquera même la colère des siens, de ceux de Nazareth !

Et il est constant dans l’histoire que les signes cessent quand est établie la foi. Cessation comme signe elle-même de ce qui doit advenir — 1 Co 13, 8-10 : « Les prophéties prendront fin, les langues cesseront, la connaissance disparaîtra. Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie, mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra. »

La parole que Jésus a prononcée requiert la simple adhésion de la foi — sans qu’il soit besoin de signe supplémentaire ! Puisque sans la foi qui le reçoit, le signe est inutile.

« Passant au milieu d'eux, Jésus alla son chemin », conclut le texte…

Serons-nous de ceux au milieu desquels Jésus passe, continuant son chemin, ou serons-vous de ceux qui n’ont plus besoin de signes supplémentaires pour ajouter foi à sa parole : « aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez » !


RP,
Poitiers, 03.02.13