dimanche 10 juin 2012

"Serait-ce moi ?"




Exode 24, 3-8 ; Psaume 92 ; Hébreux 9, 11-15 ; Marc 14, 12-26

Marc 14, 12-26
12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? »
13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez à la ville ; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le
14 et, là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître dit : Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples ? ”
15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête ; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous. »
16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.
17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.
18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. »
19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre : « Serait-ce moi ? »
20 Il leur dit : « C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.
21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là ! »
22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. »
23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.
24 Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.
25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu. »
26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

*

"L'un de vous va me livrer" (v. 18), dit Jésus au moment où il partage la cène, celle de la Pâque, avec ses disciples. Un qui met la main au plat avec moi. Tragique : Judas aussi est là, à la cène, annonçant la suite des choses : "ils sortirent pour aller au mont des Oliviers" (v. 26). L'institution de la sainte Cène au dernier repas de Jésus est rattachée à celle de la Pâque — via sa mort. Elle se placera bientôt dans un élargissement universel, concernant aussi les païens. Si Judas lui-même était là ! pourra-t-on dire... Au cœur d’une ambiance lourde, menaçante — signe : le secret du lieu, avec le signe de l’homme à la cruche qui y conduit…


Une Pâque universelle

Avant et après ce soir-là, aucune restriction à l'admission à la Cène, dans les Évangiles. L'Évangile de Jean nous montre Jésus référant clairement à son corps et à son sang, jusqu'à scandaliser les disciples, une multiplication des pains dont il fait bénéficier tous parmi la foule, sans écarter quiconque. Les disciples, eux, voudraient renvoyer la foule, tentation qui est celle de tous les égoïsmes quand le pain semble manquer, et surtout quand manque la foi que Dieu pourvoit à la générosité. Que n'entendons-nous aujourd'hui la foule demander : renvoyez ceux-ci ou ceux-là, il n'y a chez nous pas assez à manger. Donnez-leur vous-même à manger, dit Jésus à qui sait l'entendre.

Comme dans les Évangiles, aucune restriction à la sainte Cène non plus dans le livre des Actes où l'on voit les Apôtres faire nommer des diacres pour servir aux tables avec une justice égale pour les "hellénistes", c'est-à-dire les juifs grecs, et les Hébreux, juifs du pays, ainsi que pour leurs veuves respectives ; servir aux tables dont on sait qu'elles étaient le lieu de la célébration de la Cène, le pain et le vin du repas signifiant, comme au dernier repas de Jésus, son corps et son sang.

Dans ce même livre des Actes, on voit même Paul, en pleine tempête, rompre le pain dans le bateau qui menace de faire naufrage et le partager avec tous — 276 personnes en tout, dit le texte — (Actes 27:34-38), après avoir promis à tous que leur vie serait épargnée. Les termes qu'emploie Luc ici, dans les Actes — "il prit du pain, rendit grâces et le rompit" — sont les mêmes que ceux qu'il emploie pour l'institution de la sainte Cène (Luc 22:19) ou lors de l'apparition du ressuscité aux disciples d'Emmaüs (Luc 24:30).

Dans tous ces cas, l'allusion à une portée universelle, très large, de la Cène, est certaine, comme il est question dans l'institution du sang de l'Alliance répandu pour la multitude. Qu'en est-il alors de la réserve de la 1ère Epître aux Corinthiens, plus volontiers reprise que l'ouverture des autres textes — mais peut-être pas de la bonne manière ?


Un regard sur l'histoire

La réserve de Paul, grand promoteur de l'extension universelle de l’Évangile, a très vite entraîné une stricte discipline de la Cène dans l'Église. La participation au repas du Seigneur est, déjà dans l'Église ancienne, un mystère réservé aux seuls baptisés, au point qu'à une époque ancienne, les bâtiments étaient séparés en deux parties, de même que le culte, les baptisés seuls participant à la deuxième partie du culte, et se retirant des yeux de ceux qu'on appelait alors les catéchumènes, à savoir les personnes qui n'avaient pas encore reçu le baptême, qui pouvaient d'ailleurs être parfois avancées en âge.

Il est à noter que cependant, les petits enfants ayant reçu le baptême n'étaient pas exclus, et — c'est le cas jusqu'aujourd'hui dans l'Église orthodoxe —, participaient à la sainte Cène, quel que soit leur âge. Puis au Moyen Age, la confirmation, administrée auparavant aux nourrissons lors de leur baptême, avait été déplacée à un âge, l'adolescence, où les enfants devenus grands étaient à même de professer eux-mêmes leur foi, profession de foi responsable dorénavant exigée donc, pour qu'ils puissent participer à la Cène.

Autant de restrictions successives fondées au plus probable sur la réserve de Paul dans le texte de la 1ère Épître aux Corinthiens. Réserve qu'il faut donc examiner de près, d'autant plus qu'on a peut-être ajouté à la restriction de Paul.


La réserve de Paul

Lorsque Paul écrit aux Corinthiens et leur rapporte la tradition de l'institution de la sainte Cène agrémentée des fameux avertissements qu'il exprime, il s'adresse à une Église, celle de Corinthe qui, contrairement à ce qu'elle pense d'elle-même, est loin d'être exemplaire.

Un comportement erroné, dans l'Église de Corinthe est sous-jacent au passage sur la sainte Cène. Cet écart de comportement est mentionné aux v. 17 à 22. Il est lié aux fameux partis que connaît alors l'Église de Corinthe — cf. 1 Co 1 : "Moi je suis de Paul, moi d'Apollos, moi de Céphas (c'est-à-dire Pierre)." Et lors des réunions de l'Église, et notamment lors des repas, au cours desquels est célébrée la sainte Cène, les divisions en question subsistent. Notre texte laisse à penser que ces divisions se situent à plusieurs niveaux : au niveau religieux, division entre chrétiens, sans compter un niveau social — division entre les catégories sociales qui composent l'Église de Corinthe (cf. v.21 et 34). Lors du repas, les divisions et les discriminations sociales éclatent : au point que certains ont priorité sur d'autres.

Une honte que la division entre chrétiens. Une honte pire encore sans doute, que la discrimination, entre groupes sociaux, entre autochtone et étrangers, etc., face à laquelle Paul ne montre aucune tendresse. Il n'invite, dans un premier temps, qu'à plus de pudeur : "vous avez des maisons pour manger et pour boire" (v. 22). Ne venez donc pas étaler vos différences et vos attitudes discriminatoires jusque dans l'Église. Ce qui n'est sans doute pourtant pas sans conséquences à terme.

Ici, Paul ne fait que mentionner ce qui malheureusement, se passe en ville. Quant à l'Église, on y vit la communion avec le Christ. Le Christ n'est pas divisé, y compris sur le plan social : lorsque l'on mange ce pain et boit cette coupe, c'est au Christ lui-même que l'on participe. C'est donc le bafouer que de vivre cette cérémonie avec un tel comportement ; c'est carrément retarder la venue du Royaume, qui est celui de la justice pour tous quelle que soit leur provenance, où la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres, la libération aux captifs, le recouvrement de la vue aux aveugles. Dans le Royaume, il n'y a ni pauvres, ni esclaves, ni infirmes ; même la mort a disparu.

Or si les yeux de notre foi ne discernent pas le corps du Seigneur, qui se signifie, ici à la Cène, le Royaume n'advient plus au milieu de nous. Nous demeurons donc dans le monde du malheur, perpétuant la maladie, l'infirmité et la mort que le Christ a détruits et qui prendront fin à l'instauration du Royaume. Sans ce discernement du corps du Christ, notre participation à une Cène réduite à l'état de casse-croûte — pâté pour les uns, mais caviar pour les autres, est pur mensonge, jugement contre soi, marque de ce vieux monde, où agit la mort.

Que chacun donc se juge soi-même, s'examine soi-même : est-ce le pain d'un casse-croûte, est-ce le vin d'une beuverie que je déguste, ou est-ce que je crois que je reçois là le corps et le sang du Christ, réconciliant les hommes de tous les milieux, de toutes les peuples, de toutes origines et provenances. Ou en d'autres termes, Dieu a-t-il ouvert les yeux de ma foi pour que je sache recevoir ici son Fils qui me nourrit et me régénère ? Son Fils qui n'est pas divisé, non plus, au gré des confessions chrétiennes.

Point d'autre dignité que lui-même, Jésus, qui a abattu le mur de séparation entre les êtres humains : "en lui il n'y a plus ni juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme".


Quelle dignité ?

Si je fonde ma dignité sur quoi que ce soit d'autre que Jésus, à commencer par ma dignité sociale, nationale, pseudo-raciale (puisqu'on sait qu'il n'y a qu'une race humaine), confessionnelle, voire plus subtilement ma vertu morale, ou celle que je m'attribue, alors me voilà participant indignement, faisant obstacle à la présence du Royaume au milieu de nous.

Le risque est grand en effet de déplacer au plan de la dignité morale la restriction de Paul, et de lui donner ainsi un sens qui n'est pas le sien. Pour Paul il n'est de dignité que celle de la foi, qui consiste simplement à savoir discerner que nous participons collectivement, par l'Esprit que nous invoquons, au corps et au sang du Christ, à savoir que ce pain et ce vin sont la communion au corps et au sang du Christ. Point question de dignité sociale, nationale, pseudo-raciale, confessionnelle ou morale des uns par laquelle ils s'arrogeraient le droit de juger les autres, voire les cœurs des autres, et de les excommunier, puisque c'est ce que signifie privation de la Cène.

C'est au strict plan de la discipline personnelle ("que chacun s'examine soi-même"), avec pour seul remède le foi, que Paul insiste ici sur la question morale impliquée dans les discriminations. "Suis-je Judas" ? Si je le pense, alors le Christ seul est mon recours et mon salut.

On a par la suite sans doute abusé de ce moyen, la Cène et l'exclusion de sa participation, que l'Église n'a utilisée dans un premier temps, bien qu'il soit difficile d'en trouver trace dans la Bible, que pour faire obstacle aux scandales évidents. Cet usage a sans doute contribué à développer la confusion entre dignité morale et dignité de foi — celle du Christ seul. Mais les critères extérieurs sont si pratiques pour en venir à juger ce que Dieu seul connaît... Il n'y a pourtant à l'origine que discipline en vue d'éviter les scandales évidents, et en premier lieu, pour Paul, le scandale des écarts sociaux, des discriminations, de la fracture sociale, éclatant jusque dans l'Église, ou même s'y renouvelant sous forme de divisions confessionnelles : "moi je suis de Paul, moi de Céphas, moi de Luther, moi du pape, moi de Calvin...".

La dignité dont il est question ici se résume au fond à se savoir indigne, point de départ vers la cessation dans l'Église du scandale des divisions de toute sorte, sociales, morales, religieuses. Et, sachant cela, à chacun de lutter pour la manifestation du Royaume par l'Église, dans ce signe qu'est le partage, le travail pour l'abolition de ce scandale qu'est l'abîme des différences sociales, ou confessionnelles, au sein du corps du Christ.

*

Suis-je Judas qui trahit le Christ qui affirme que là où est l'exclu, l'étranger, le malade, c'est lui-même qui est présent ? Alors que je m'examine moi-même, pour recevoir cette seule dignité qui reste, celle de la foi. À chacun de savoir qu'en mangeant ce pain et en buvant de cette coupe, il ne fait pas un geste vain, s'il croit que par l'Esprit saint, il a communion au corps et au sang du Christ, qui rassemble dans l'amour les êtres humains de toutes les provenances, "et qu'ainsi, comme dit Paul, il mange du pain et boive de la coupe" (1 Co 11:28).

RP
Vence 10.06.12


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