dimanche 3 juin 2012

"Avec vous tous les jours jusqu'à la fin du temps"




Deutéronome 4, 32-40 ; Psaume 33 ; Romains 8, 14-17 ; Matthieu 28, 16-20

Matthieu 28, 16-20
16 Les onze disciples allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus avait désignée.
17 Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais quelques-uns eurent des doutes.
18 Jésus s'approcha d'eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre.
19 Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit,
20 leur enseignant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du temps. »

*

« Avec vous jusqu’à la fin du temps ». Une promesse qui fonde une conviction, que l’on retrouve dans la formule « flagror non consumor » — « Je brûle mais ne me consume pas » — une devise du protestantisme français, qui a accompagné l’histoire de l’Église réformée de France. La devise vient d’un verset de l’Exode : « Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l'Horeb. L'ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n'était pas dévoré. » (Exode 3, 1-2)

Vous savez que notre Église réformée cesse d’exister… sous ce nom — Église réformée de France. Mais la devise, bien sûr — « je brûle mais ne me consume pas » — demeure, comme demeure pour tous les temps le texte dont elle ressort, et la promesse « Je suis avec vous… ».

Notre Église s’efface sous ce nom d’Église réformée de France pour devenir l’Église protestante unie de France qu’elle formera bientôt avec l’ex-Église évangélique luthérienne de France. Cela a été voté au synode national de Belfort il y a quinze jours. Cela sera scellé au synode national commun de 2013, dans un an.

Notre Église locale d’Antibes-Cagnes et Vence aussi cesse d’exister, dans un peu moins d’un mois, pour devenir bientôt l’Église protestante d’Antibes-Cagnes et l’Église protestante de Grasse et Vence. Et c’est ce tournant, vous le savez — l’Église qui m’a appelé cessant d’exister comme telle fin juin 2012 —, qui a fait déclic pour mon départ pour cette même date, ce qui correspond à un temps normal dans une paroisse : neuf ans.

Il est des moments tournants, des temps marqués. Un temps pour chaque chose. Des temps marqués qui ne laissent aucun doute sur les choix à faire. Le temps est donc venu pour ma famille et moi de poursuivre notre route au-delà de notre passage à Antibes, Cagnes et Vence. Cela laisse derrière nous le souvenir d’une période riche, chargée de bénédictions, pour laquelle nous vous sommes reconnaissants. Nous sommes encore ici jusqu’à fin juin… Et déjà un autre temps s’ouvre devant nous tous, sous le regard de Celui qui nous envoie… Pour ma famille et moi à Poitiers.

*

Ici, à Vence avec Grasse et à Antibes-Cagnes, s’ouvrira un nouveau projet qui je l’espère gardera le cœur de ce qui a caractérisé le projet pour lequel vous m’avez appelé, qui m’a retenu et que je me suis efforcé de remplir, avec joie. Au cœur de ce projet, vous le savez : vivre et développer des relations ouvertes avec les autres Églises et communautés, et sur la vie de la cité en général. Comme son Seigneur, en effet, l’Église est « pour » — pas pour elle-même mais pour celui qui l’envoie, et donc pour celles et ceux vers qui il l’envoie, de toutes nations dans notre texte, de toute compréhension — toujours insuffisante — du Nom qui n’appartient à personne, Celui que nul n’a jamais vu, dit l’Évangile de Jean en rappel du Décalogue — Décalogue auquel fait écho la montagne désignée par Jésus dans notre texte.

Envoyés avec les autres disciples, bientôt les autres chrétiens, les autres Églises, en relation avec les traditions diverses et en premier lieu la tradition juive, héritière privilégiée et témoin de la révélation biblique — depuis la montagne, que Jésus désigne — révélation qui fonde l’envoi de ses disciples par Jésus. Vers la cité des hommes…

Et comme chrétiens, envoyés par le Christ, dans le texte de ce jour, ce dimanche dit dans les liturgies chrétiennes dimanche de la Trinité — selon le terme qui a été retenu pour résumer la formule de l’envoi des disciples. Au Nom du Père, et du Fils, et de l’Esprit saint.

*

« Au Nom ». Le Nom. Voilà qui, en deçà de la formule donnée aux disciples envoyés baptiser et enseigner mobilisait forcément leur mémoire de lecteurs de la Bible : « Interroge les temps anciens » dit le Deutéronome (ch. 4) au texte de ce jour que nous avons entendu comme Loi.

On sait que les juifs — dont étaient bien sûr les onze disciples — ne prononcent pas le Nom de Dieu donné au jour du buisson ardent, mais lisent Hashem, ce qui signifie Le Nom. Car Dieu échappe à toute nomination ; il est au-delà de toutes les représentations que nous pouvons nous en faire. L’appellation Hashem est une façon de souligner que ce Nom est inconnu — contre toute tentation idolâtre.

Pour les onze disciples, et ceux qui les suivront, c’est de ce Nom qu’ils reçoivent leur nom par l’Esprit saint, comme leur maître reçoit le sien. Ils ne sont maîtres ni du Nom de Dieu bien sûr, ni même de leur propre Nom. Nous ne sommes pas maîtres de nos noms, reçus d’un autre, ce qui est rappelé au baptême ; ni de ce que nos noms signifient devant Dieu, ni de ce qu’il nous confie en nous appelant par nos noms lorsqu’il nous envoie dans le monde.

Un moment pour les onze disciples qui à la fois les lie à Israël en qui s’enracine la foi de Jésus et la leur, et qui en séparera leur avenir ; leur avenir qui, en fonction du pouvoir universel que Jésus annonce ici comme le sien, les conduit vers les nations où, pour le meilleur ou pour le pire, éclora leur nom nouveau : chrétiens…

Pour le meilleur ou le pire. « Quand ils virent Jésus, les disciples se prosternèrent, mais quelques-uns eurent des doutes » dit le texte : le pressenti du pire possible serait-il aussi dans ce doute ?

*

Un rabbin, Irving Greenberg, a écrit dans un essai intitulé La nuée et le feu, judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste : « À l’origine du développement du christianisme, il y a un pari de foi. Élevé au sein du judaïsme et dans son espérance messianique, Jésus pouvait être considéré soit comme un faux messie soit comme un nouveau dévoilement de l’amour de Dieu, comme une révélation d’amour et de salut pour l’humanité. Ceux qui suivirent Jésus en le proclamant Christ misèrent leur vie sur cette révélation en faisant le pari que cette nouvelle orientation n’était ni une illusion ni une hérésie, mais une nouvelle étape sur la voie du salut et le support d’un message d’amour à l’humanité… Comme c’est le cas dans toute entreprise associant Dieu et les hommes, le bilan spirituel de ce pari est inégal […]. » (Irving Greenberg, La nuée et le feu, Paris, Cerf, 2000, pp.39-40. Cit. in Alain Nouis, « Christianisme et judaïsme – la question de l’altérité », Actes du colloque « Foi protestante et judaïsme », organisé par la FPF à Paris les 1er et 2 octobre 2010.)

Le rabbin Greenberg rappelle alors que la Shoah a eu lieu sur une terre, l’Europe, ensemencée durant des siècles par la parole chrétienne et s’interroge, nous interroge : « Le pari de la foi en Jésus ne serait-il pas perdu ?» (Ibid.)

Telle est la question qui, vingt siècles après cet envoi aux nations se pose au christianisme en général, et donc au christianisme protestant — comme le rappelle le fameux théologien protestant Karl Barth au sortir de la dernière guerre mondiale : «L’Église protestante a assumé au seizième siècle une grande responsabilité dans l’élaboration des destinées du monde — écrit-il. Elle doit se demander comment l’Europe a pu se trouver quatre cents ans après la Réforme au bord du précipice le plus terrifiant ? Ce qui doit faire réfléchir l’Église protestante, c’est le fait que le national-socialisme ait pu naître dans le pays où est née la Réforme et qu’il ait pu s’y développer jusqu’à devenir un objet de crainte et d’horreur pour le monde entier » (Karl Barth, Une voix suisse, Genève, Labor & fides, 1944, p.106. Cit. ibid.).

*

Notre texte de ce dimanche de la Trinité, où le disciple Matthieu rappelle que lui et ses condisciples reconnaissent Jésus comme leur Seigneur ressuscité, celui dont le Nom témoigne pour eux du Nom du Père, ce que l’Esprit leur confère à leur tour — ce texte les enjoint aussi d’enseigner tout ce que Jésus leur a prescrit. Des prescriptions qui les rattachent donc à leur enracinement juif, dans la Bible hébraïque. Car il n’y a pas de doute que pour Matthieu qui rapporte cela, Jésus leur a prescrit notamment l’observance de la Torah — « pas un seul trait de lettre n’en passera » insistait-il, selon le même Matthieu.

Et les voilà envoyés aux nations, auxquelles les préceptes observés par les disciples ne sont pourtant pas imposés ! et cela, cependant, en fidélité à l’envoi aux nations avec ce qu'elles sont : en naîtra notre christianisme qui recevra l’enseignement prescrit par Jésus d’une façon qui leur soit adaptée, qui a fait le christianisme pluriel et l’a conduit jusqu’à nous — en passant par le choc du XXe siècle que je viens d’évoquer.

Avec, dès lors, une question : « quelle observance chrétienne de la loi de Moïse ? » Sans vouloir déflorer trop ce que j’essayerai de vous dire ce 14 juin au centre culturel israélite sur ce thème, autant dire déjà que l’envoi de Jésus nous contraint au vis-à-vis d’Israël et de son rôle de fidélité à la Torah sans lequel le christianisme, pour être fidèle pour sa part à son envoi aux nations, verrait trahir la nature de cet envoi, sa nature-même, pour des dérives vers un manque de vigilance dont l’histoire a montré jusqu’où il a pu conduire.

Deux fidélités en tension et nécessaires à l’Église. C’est un aspect concret de la leçon pour moi de ces années à Antibes, Cagnes et Vence, une vie œcuménique dans la pluralité des Églises et en dialogue avec le judaïsme dans l’amitié judéo-chrétienne, dialogue minutieux et exigeant, en présence d’un judaïsme concret. Mes paroisses précédentes étaient dans des villes, ou villages, où les communautés juives étaient absentes, et donc le rapport avec le judaïsme plus théorique. L’enseignement de mon ami le rabbin Marcel Zemour m’a été particulièrement précieux (durant ces années de rencontres de l'AJC présidées par Mme Ginette Goudon, qui vient de passer le relais tout en restant très présente). C’est un des aspects de ma reconnaissance à Dieu pour mon passage parmi vous que je voulais souligner, et une part de ce que je voudrais léguer à mes frères et sœurs chrétiens : maintenir et développer ces liens, et continuer à les développer dans les liens œcuméniques vers la communion des Églises, à commencer par Antibes, Cagnes et Vence.

Le texte d’aujourd’hui parlant du Nom de notre envoi situe donc l’Église, et donc notre unité chrétienne, en vis-à-vis d’Israël, qui spécifie, même, l’unité chrétienne : notre unité chrétienne aussi est en relation avec l’ultime, dans le Nom du Père, au-delà de tout nom, donné aux Églises par le Fils, dans l’Esprit, ce Nom dont toute famille de la terre tire son nom, rappelle l'Apôtre Paul. Ce que nous sommes nous échappe, donc, y compris nos identités d’Églises, comme le souligne le même Paul : votre identité est « cachée avec le Christ en Dieu » (Colossiens 3, 3).

Aussi ce que nous vivons, depuis nos temps de séparation, au redécoupage de nos secteurs, et à la naissance de l’Église unie dont bénéficient non seulement nos Églises protestantes, mais les autres Églises aussi, et au-delà (on a ici un des rédacteurs de la constitution de l’Église unie, le pasteur Gilles Pivot, président du conseil régional de notre Église PACCA, rapporteur national pour un travail que j’ai eu le privilège de relayer au niveau régional comme rapporteur de notre synode PACCA) — ce que nous vivons là est dans notre histoire commune un signe de ce que nos identités ne sont pas nôtres, comme nos présences, ici ou au-delà, ne le sont pas.

Je suis convaincu que les autres Églises nous ont apporté plus que ce que nous imaginons dans notre processus d’union. Et cela par des rencontres concrètes, comme celles qui ont été les nôtres, qui sont les nôtres, à Antibes, Cagnes et Vence. Notamment avec les Églises catholique, orthodoxe — et anglicane pour Vence, — avec nos groupes œcuméniques de Vence, Cagnes, Antibes et avec tous les participants, avec mes collègues prêtres.

J’inclus aussi les Églises évangéliques — je pense à leur évolution aussi, avec la création du CNEF — et je les inclus dans la démarche œcuménique : nous ne serons témoins fidèles du Christ qui nous envoie vers le monde qu’autant que nous ne commencerons pas par déployer ce qui nous sépare : nos identités repérées, ce que nous croyons connaître de nous et des autres — alors que selon les Écritures : nous avons été connus par celui qui nous a aimés le premier, avant même que nous ne nous donnions des identités et des noms. Ça ne veut pas dire promouvoir la confusion, ça veut dire une certaine humilité, à commencer bien sûr, par le retour sur nos condamnations ! C’est déjà bien avancé à notre époque, il faut continuer, sachant que nos différences sont autant de marques de nos vocations spécifiques que Dieu, qui seul les connaît, peut déployer par nous.

Et cela s’étend au-delà de l’Église et d’Israël. C’est ce qui est dit aussi dans cet envoi aux nations, qui porteront chacune autant de perceptions différentes du message des Apôtres. Chacune à respecter comme elle est. Chaque communauté aussi, dans notre espace commun, à respecter comme elle est. C’est peut-être la meilleure garantie contre le communautarisme. Je garde le souvenir de M. Baccouche, dont le décès intervenu trop vite a coupé le lien qu’il était pour nous, avec sa grande culture, avec les musulmans d’Antibes — J.G. Ott m'en est témoin.

Autant de moments riches de la vie de nos communautés dans la cité qu’il m’a été donné de vivre — et je remercie M. le maire d’Antibes, M. Jean Léonetti, d’être ici aujourd’hui.

Notre envoi — mission — comme les disciples auprès de la cité se concrétise aussi, au loin et au près, dans l’entraide, déjà à Antibes et à Vence : à Vence, le foyer d’accueil d’urgence, avec ses chevilles ouvrières, Alain Rosier, Jacques Merland et Violette Guignier qui nous ont quittés ; à Antibes notre entraide et CAS — je remercie M. Chauvel, qui en a été longtemps le président, d’être ici.

Dans ce qu’il m’a été donné dans nos relations avec la cité, je pense particulièrement aux célébrations gospel du festival de jazz, avec le P. B. Canuet — j’espère qu’elles vont prendre encore de l’importance. Un lieu riche d’articulation de notre envoi auprès de tous. Un lieu d’articulation de la foi et de la culture : le gospel est bien une marque de l’enracinement dans la foi de pans entiers de l’art universel. Déploiement de la dimension publique de la foi la plus intime. Car si la foi relève du privé, de l’intime même, le culte, lui, se déploie dans le domaine public, comme lieu et temps de gratuité, de ce qui apparemment ne sert à rien — signe en cela aussi de noms qui nous échappent — gratuité comme culture, qui connote culte, donné comme art depuis le gospel jusqu’au classique dont notre temple accueille des concerts.

Gratuité, ce qui apparemment ne sert à rien, car notre fonction dans la cité est précisément d’y être comme… inutiles. C’est un des sens du culte. Dire une parole qui, ne rapportant rien, nous sort de la course effrénée de l’utile. Y sommes-nous toujours fidèles ? C’est de notre vocation de témoigner du fait que tout n’est pas de l’ordre du rentable. Tant que l’on est capable de dire qu’il y a de l’autre, procédant d’un Nom qu’on ne peut nommer, tant que la cité accueille ce fondement de toute liberté, ouverte à sa propre âme, alors elle est à même de connaître son humanité… Ce qui me conduit à évoquer aussi notre cercle Philo-Sophia, qui s’est donné pour tâche d’approfondir ces questions-là avec le P. Toccoli et Mme Ève Depardieu.

Et puis je n’oublie pas que l’envoi, étant celui des onze, est collégial, ce qui me renvoie à notre pastorale consistoriale. J’ai compté, depuis que je suis ici nous avons été onze…

Je remercie aussi les conseils presbytéraux. Enfin je veux avoir une pensée pour les membres de notre paroisse qui nous ont quittés, particulièrement Alain Rosier - que l’ancien président du conseil régional, le pasteur Jean-Daniel Dollfuss a nommé lors de son décès un « grand laïc » - sans l’amicale pression duquel (conjuguée à celle de J.-Daniel) je ne serais pas venu parmi vous. Et je veux évoquer Jacques Merland, qui a été une cheville ouvrière de notre paroisse et un soutien fort lors de l’arrivée de nos neveux.

Mon épouse, qui est aussi ma mémoire, et que je remercie, pas seulement pour cela ! corrigera mes oublis involontaires…

À présent, ma famille et moi reprenons notre route, avec cette parole que je veux vous laisser aussi : « moi, dit Jésus, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du temps. »

RP
3.06.12 Antibes, culte d'adieux


2 commentaires :

  1. oh comme c'est "vrai" merci et bonne route ! emmènes-tu tes blogs ?
    bonne semaine

    RépondreSupprimer
  2. Oui, j'"emmène" mes blogs.

    RépondreSupprimer