dimanche 26 février 2012

Dieu se souvient




Genèse 9, 8-15 ; Psaume 25 ; 1 Pierre 3, 18-22 ; Marc 1, 12-15

Genèse 9, 8-17
8 Dieu dit à Noé accompagné de ses fils:
9 "Je vais établir mon alliance avec vous, avec votre descendance après vous
10 et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous: oiseaux, bestiaux, toutes les bêtes sauvages qui sont avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche avec vous, même les bêtes sauvages.
11 J’établirai mon alliance avec vous: aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du Déluge, il n’y aura plus de Déluge pour ravager la terre."
12 Dieu dit: "Voici le signe de l’alliance que je mets entre moi, vous et tout être vivant avec vous, pour toutes les générations futures.
13 "J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre.
14 Quand je ferai apparaître des nuages sur la terre et qu’on verra l’arc dans la nuée,
15 je me souviendrai de mon alliance entre moi, vous et tout être vivant quel qu’il soit; les eaux ne deviendront plus jamais un Déluge qui détruirait toute chair.
16 L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre."
17 Dieu dit à Noé: "C’est le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair qui est sur la terre."

Marc 1, 12-15
12 Aussitôt l'Esprit pousse Jésus au désert.
13 Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l'Évangile de Dieu et disait:
15 « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s'est approché: convertissez-vous et croyez à l'Évangile. »

*

« C’est le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair qui est sur la terre. » (Gn 9, 17). « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s'est approché: convertissez-vous et croyez à l'Évangile. » (Mc 1, 15).

*

« […] Un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi.
[…]
Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas […].
[…]
Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin […], ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.
[…]
[…] Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
(Proust, À la recherche du temps perdu).

Signes pour nos sens et notre souvenir : comme cette fameuse madeleine de Proust. L’arc-en-ciel au lendemain du déluge, le baptême dans le texte de Marc sur la tentation de Jésus, ou la sainte Cène.

Signes qui provoquent un déplacement en nous, qui transportent, et qui disent que quelque chose demeure, sous la forme d’un souvenir demeuré vif, souvenir même d’un temps qui nous a échappé, ou qui n’a pas même été le nôtre, et qui revient là, signe pour nos sens que Dieu lui-même se souvient, Dieu se souvient pour nous, Dieu se souvient en nous — « Dieu se souvient de son Alliance », « avec tous les êtres » dit le texte de la Genèse.

« L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre », dit Dieu !

Dieu a-t-il besoin d’un signe pour se souvenir ? Ou ce texte nous indique-t-il qu’il se souvient pour nous ? Ou même : en nous ? En nous, pour « toute chair qui est sur la terre » ?

Voilà un texte qui dit ce qu’est un signe — un sacrement ! c’est-à-dire « la forme visible d’une réalité invisible » — signe, à la manière évoquée par l’écrivain avec sa madeleine. J’aime à penser que le nom de ce petit gâteau vient du nom d’une toute autre Madeleine, celle du tombeau vide, premier témoin de la résurrection de Jésus. Celle qui pleure comme une… Madeleine, justement, la mort de son Seigneur, avant d’éclater de la joie de la résurrection, pour transmettre un témoignage, qui de témoin en témoin viendra jusqu’à nous, réactivé parce que Dieu se souvient dans les signes qu’il nous donne.

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« Sur le point de mourir, le bien aimé Baal Shem Tov envoya chercher ses disciples. "J’ai servi pour vous d’intermédiaire, mais quand je ne serai plus là, vous allez devoir agir par vous-mêmes. Vous connaissez l’endroit de la forêt où j’invoque Dieu ? Tenez-vous en ce lieu et faites de même. Vous savez allumer le feu. Vous savez dire la prière. Faites tout cela et Dieu viendra."
Après la mort du Baal Shem Tov, la première génération suivit ses instructions à la lettre et Dieu vint à chaque fois. À la deuxième génération, toutefois, nul ne se souvenait de la manière dont le Baal Shem Tov avait appris à allumer le feu, mais les gens se tenaient à ‘endroit dit dans la forêt et récitaient la prière. Et Dieu venait.
À la troisième génération, tout le monde avait non seulement oublié la façon d’allumer le feu, mais l’endroit où prier dans la forêt. Néanmoins, ils récitaient la prière. Et Dieu continuait à venir.
À la quatrième génération, il n’y avait plus personne pour se remémorer la façon d’allumer le feu, ni le lieu où se rendre dans la forêt et l’on avait oublié jusqu’à la prière. Mais quelqu’un se souvenait de l’histoire et la racontait à voix haute. Et Dieu venait toujours. »
(Clarissa Pinkola Estés, Le don de l’histoire, Conte de sagesse à propos de ce qui est suffisant, éd. Grasset, p. 10-11)

*

Voilà un signe d’Alliance, universel, l’arc-en-ciel, pour une Alliance universelle — avec tout être vivant, y compris les animaux.

Mais si Dieu se souvient sans avoir besoin de signe pour se souvenir, les animaux, à l’opposé, sont-ils même capables de concevoir l’expérience du souvenir ? Perçoivent-ils la leçon de l’arc-en-ciel ? Une question, qui rejoint celle de l’Ecclésiaste (3, 21) : « Qui sait si le souffle des fils de l’homme monte en haut, et si le souffle de la bête descend en bas dans la terre ? » Nous sommes sans réponse…

Et là apparaît, à défaut de réponse, le rôle de ceux qui conçoivent l’Alliance et la reçoivent en signe : responsables du reste de la Création. C’est à cela que renvoie la question qui se pose pour les animaux et qui se pose aussi pour ceux qui n’ont pas vécu l’événement dont il s’agit de se souvenir…

*

Lorsqu’il est donné à notre foi de percevoir le signe d’Alliance, d’y percevoir que là se noue un souvenir commun, même oublié, et dont Dieu est le garant — Dieu se souvient — lorsqu’on a reçu ce don dans la foi, on l’a reçu pour toute la Création.

Comme le Christ a foi pour nous, comme nous sommes sauvés avant tout par sa foi à lui, ou sa fidélité à lui, Dieu se souvient pour nous, en nous, de telle sorte qu’en écho, nous sommes témoins de l’Alliance et de sa validité non seulement pour ceux qui ne l’ont pas perçue, mais jusqu’à ceux qui ne peuvent pas la percevoir — jusqu’aux animaux : toute créature.

Je relèverai deux choses que cela implique : 1) ce que je reçois dans le signe de l’Alliance dont Dieu se souvient peut être vécu pour quiconque, même absent à ce moment. Paul le dira ainsi : ceux ont la foi d’Abraham sont enfants d’Abraham. Ce qui signifie que l’Alliance scellée en Abraham vaut pour /et par quiconque croira comme Abraham. Cela implique que le souvenir de Dieu, qui se souvient, qui, se souvenant, fait libérer du joug de l’Égypte le peuple de l’Alliance lors de l’Exode (même si lui a oublié) — peut valoir pour quiconque espère une libération et invoque le Dieu d’Abraham en exerçant la foi à l’image d’Abraham : Dieu se souvient.

Et : 2) Croyant au Dieu de l’Alliance, je suis ipso facto constitué intercesseur pour le reste de la Création, jusqu’à la Création animale, voire végétale. Ma foi à l’Alliance scellée un jour d’antan, vaut aujourd’hui force de salut universel parce que Dieu lui-même se souvient.

Et cette rencontre de mon humanité ; cette rencontre de mon souvenir de ce qu’Abraham a cru, puis de ce qu’un jour Dieu a rencontré la foi d’une Madeleine au tombeau vide ; cette rencontre de ce souvenir et du souvenir de Dieu — c’est cela que la venue de Jésus dans notre humanité dit en plénitude. Dieu se souvient — d’un souvenir activé pour nos sens qu’il a partagés en Jésus.

C’est le message de l’Évangile de ce 1er dimanche de Carême : en Jésus, Dieu nous rejoint jusque dans nos déserts, les déserts de nos exils. Jésus y subit nos tentations ; pour que nous revenions de nos déserts. Il en revient avec ce message : « repentez-vous — c’est-à-dire revenez — et croyez à la bonne nouvelle ».

Revenez de votre éloignement de Dieu, d’un Dieu étranger, inconnu, et croyez à la bonne nouvelle : Dieu nous a rejoint jusque dans nos sens où s’active notre mémoire ; il a scellé Alliance avec nous, et dans les signes qu’il nous donne, Dieu lui-même se souvient pour nous et en nous. Ne craignez donc pas : Dieu lui-même se souvient aujourd’hui de son Alliance.

RP
Vence, 26.02.12


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