mardi 25 décembre 2012

In Excelsis & in Terra




Ésaïe 52.7-10 ; Psaume 98 ; Hébreux 1, 1-6 ; Luc 2, 1-20

Luc 2, 1-20
1 Or, en ce temps-là, parut un décret de César Auguste pour faire recenser le monde entier.
2 Ce premier recensement eut lieu à l’époque où Quirinius était gouverneur de Syrie.
3 Tous allaient se faire recenser, chacun dans sa propre ville;
4 Joseph aussi monta de la ville de Nazareth en Galilée à la ville de David qui s’appelle Bethléem en Judée, parce qu’il était de la famille et de la descendance de David,
5 pour se faire recenser avec Marie son épouse, qui était enceinte.
6 Or, pendant qu’ils étaient là, le jour où elle devait accoucher arriva;
7 elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d’hôtes.
8 Il y avait dans le même pays des bergers qui vivaient aux champs et montaient la garde pendant la nuit auprès de leur troupeau.
9 Un ange du Seigneur se présenta devant eux, la gloire du Seigneur les enveloppa de lumière et ils furent saisis d’une grande crainte.
10 L’ange leur dit: "Soyez sans crainte, car voici, je viens vous annoncer une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple:
11 Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur;
12 et voici le signe qui vous est donné: vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire."
13 Tout à coup il y eut avec l’ange l’armée céleste en masse qui chantait les louanges de Dieu et disait:
14 "Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix pour ses bien-aimés."
15 Or, quand les anges les eurent quittés pour le ciel, les bergers se dirent entre eux: "Allons donc jusqu’à Bethléem et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître."
16 Ils y allèrent en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la mangeoire.
17 Après avoir vu, ils firent connaître ce qui leur avait été dit au sujet de cet enfant.
18 Et tous ceux qui les entendirent furent étonnés de ce que leur disaient les bergers.
19 Quant à Marie, elle retenait tous ces événements en en cherchant le sens.
20 Puis les bergers s’en retournèrent, chantant la gloire et les louanges de Dieu pour tout ce qu’ils avaient entendu et vu, en accord avec ce qui leur avait été annoncé.

*

« Gloire à Dieu au plus haut des cieux » ont chanté les anges — « multitude de l’armée céleste ». Il s’est passé là quelque chose d’extraordinaire, qui fait chanter toute la création visible et invisible, qui fait chanter jusqu’à toute la « gendarmerie céleste », pour employer le vocabulaire de Calvin parlant des anges.

Mais voilà donc que la chose essentielle, celle qu’ils chantent là, s’est passée à Bethléem, s’est passée dans l’humilité, et concerne celui qui vaut que toutes les puissances de la Création y joignent leur louange.

Cela concerne les bergers, et nous concerne avec eux. Cela aussi les anges le clament ! C’est le deuxième aspect de leur chant de louange : « paix sur la terre parmi les hommes de la bienveillance ». Dans et l’espace et le temps, il a donné ce signe de sa présence aux bergers, puis par eux à tous : l’humanité du Christ.

*

Deux aspects de la fête de Noël. L’aspect universel, plus vaste que le christianisme, que la religion chrétienne, aspect représenté ici par les anges, qui concernent selon la lecture que fait le judaïsme de la Torah, toutes les traditions et religions. On retrouve cela dans le Nouveau Testament, notamment dans les Épîtres de Paul, avec l’idée que les puissances dirigent toutes les réalités de ce monde.

Aspect universel donc. Toutes les puissances, de toutes les traditions et religions, sont appelées à se réjouir de la manifestation universelle de la Lumière. C’est ce que le christianisme a parfaitement assumé en retenant comme date de Noël, non pas la date de la naissance historique de Jésus, que l’on n’a pas à connaître, mais la date de la fête païenne romaine de la lumière, du soleil invaincu, au solstice d’hiver. Le Christ déploie la lumière, le Soleil de justice que toutes les lumières de ce monde symbolisent pour la foi au Christ.

Ce sont ces mêmes Anges et Puissances que célèbrent les nations qui ont célébré la Lumière lorsque qu’ils l’ont chantée et annoncée aux bergers. Et c’est le deuxième aspect de la fête de Noël : la découverte de la plus humble des vérités de la Lumière dans l’humilité de l’enfant de la crèche.

Cet aspect est intime, plus secret donc. Il est dévoilé mystérieusement. C’est l’Évangile. Il est annoncé ce jour-là uniquement aux bergers.

Avant d’en venir à ce second aspect, essentiel, il nous appartient de ne pas mépriser l’autre aspect, celui de la Lumière universelle, qui rayonne sur tous les peuples, toutes les religions et toutes les traditions.

Noël est signe de la venue de la Lumière pour tous les peuples… parmi lesquels l’attente de la lumière divine est universellement partagée, qu’elle s’appelle Hanoukka selon le judaïsme dans la perspective de la révélation biblique, ou qu’elle soit annoncée par l’étoile des Mages, le Solstice des Romains, le Père Noël lutin scandinave, ou autres…

Fête universelle pour une attente universelle de délivrance. « D’Israël la gloire, Lumière des nations », comme nous le chantons, « en lui brille ton nom », le nom de la lumière universelle, du Dieu de l’Univers.

*

C’est là que vient le second aspect : pour celui qui sait découvrir cela, c’est l’aspect de l’humilité de Noël. Là où l’on attendait quelque chose de fracassant, de glorieux, de rayonnant, le Roi de l’Univers naît dans une étable, de parents sans domicile où le langer, et la nouvelle de sa naissance est annoncée à des itinérants, des gens sans dignité reconnue, les bergers.

Cela veut dire beaucoup de choses. La vérité de Noël, la vérité fondamentale, la vérité cachée, est cachée, précisément. Elle ne s’affiche pas de façon criarde et publicitaire. Ce n’est pas pour rien si ce sont des bergers, au cœur de la nuit, qui en ont reçu l’annonce. Ils ont reçu l’annonce de la naissance d’un enfant dans une étable.

Pouvait-il arriver quelque chose d’intéressant à des bergers ? Mal vus à cause de leur métier qui les maintenait à l’écart, dans une sorte de nomadisme, ils étaient marginaux, exclus, bons à tout et propres à rien. Des gens pas très recommandables en somme.

Et pourtant, c est à eux, ces humbles, ces pauvres, que l’Ange va annoncer, en premier, la nouvelle de la naissance de Jésus. Aussitôt ils se lèvent, se mettent en marche pour « aller voir ». Puis, sur le chemin du retour, ils racontent à ceux qu’ils rencontrent tout ce qui est arrivé. Eux, dont le témoignage n’avait aucune valeur, deviennent les témoins de la Bonne Nouvelle.

Difficile d’accepter qu’ils soient les premiers servis, ceux que nous classerions parmi les gens à regarder de travers — qu’ils soient les premiers témoins ! Et Dieu en a décidé ainsi. C’est d’eux qu’est venu le premier mot de l’Évangile de Noël ! Aurions-nous été disposés à recevoir d’eux quelque chose à partager ? Sommes-nous prêts à attendre quelque chose de ceux qui leur ressemblent ? Ce quelque chose est rien moins que la vraie Bonne Nouvelle !

On est loin des lumières des fêtes illuminées et des guirlandes électriques aux devantures des supermarchés, qu’elles annoncent « Joyeux Noël » ou « Joyeuses fêtes » ! Et c’est ainsi que « le monde vit moins par ceux qui se mettent en lumière, que par ceux qui peuvent montrer le lieu où se trouve la lumière ! »

Mais c’est aussi pourquoi il est mal venu de s’indigner de ce que la fête lumineuse et publique de Noël semble n’être pas en phase avec ce qui fait l’essentiel de Noël. Exiger que Noël soit au public une fête chrétienne, au sens intime et fort du terme, serait une aberration, une confusion, tout simplement des deux niveaux de signification de Noël. La fête de l’enfant pauvre de l’étable de Bethléem, annoncée aux bergers puis par eux, dans la nuit, à la seule lumière incréée et secrète signifiée par la lumière des Anges ne saurait se faire au cœur des lumières de la ville, sous les ors des palais. Elle nous dérangera toujours et nous déplacera toujours, comme les Bergers.

La fête aux guirlandes, celle de tous les temps, est légitime, mais elle n’est que signe de la vraie fête intime et cachée, celle de la naissance mystérieuse de la vérité de Dieu au cœur secret de nos vies dans lesquelles germe ainsi la parole de la vie éternelle, cette parole radicalement renversante prophétisée par la Vierge Marie du Magnificat, parole par laquelle nous sommes faits enfants de Dieu. Cela n’est pas venu à la lumière criarde, mais vraie lumière, jaillie au secret d’une étable.


R.P.
Noël, 25.12.12, Poitiers


lundi 24 décembre 2012

Au pied de l’arbre de Jessé




Luc 1.46-56
46 Et Marie dit : Je magnifie le Seigneur,
47 je suis transportée d’allégresse en Dieu, mon Sauveur,
48 parce qu’il a porté les regards sur l’abaissement de son esclave. Désormais, en effet, chaque génération me dira heureuse,
49 parce que le Puissant a fait pour moi de grandes choses. Son nom est sacré,
50 et sa compassion s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent.
51 Il a déployé le pouvoir de son bras ; il a dispersé ceux qui avaient des pensées orgueilleuses,
52 il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les humbles,
53 rassasié de biens les affamés, renvoyé les riches les mains vides.
54 Il a secouru Israël, son serviteur, et il s’est souvenu de sa compassion
55 – comme il l’avait dit à nos pères – envers Abraham et sa descendance, pour toujours.

*

“Magnificat”— Cantique de Marie. Voilà la seule prière de Marie qui nous est proposée : le Magnificat — d’après son premier mot en latin : « mon âme magnifie le Seigneur » v. 46.

Pour le lecteur de l’Église primitive, dont la Bible est celle d'Israël, le Cantique de Marie rappelle irrésistiblement — avec les grandes ancêtres comme Sara recevant la promesse à Abraham — le Cantique d'Anne (1 Samuel 2, 1-10), face au Dieu de tous les impossibles : on croirait savoir que les stériles n'enfantent pas, non plus que les vierges ; on croirait savoir que les morts ne ressuscitent pas et que les pains ne se multiplient pas pour les pauvres ! Et voilà que Dieu intervient !

On se souvient alors, et c’est scellé dans les Évangiles, Luc comme Matthieu, que Marie est la fille, lointaine descendante, de Jessé, père de David, devenu figure royale du Messie — Jessé ou Isaï dont le vieux tronc, comme le dit un de nos chants citant la Bible, porte le Messie fils de David.

C'est ce que signifie notre arbre de Noël, figure de l'arbre de Jessé et reprise de l'arbre de toute la création que Dieu fait croître à sa rencontre.

Un arbre de Jessé qui porte le Messie que sa descendante Marie va enfanter, un pour dire le chant de toute la création tournée vers la rencontre de la lumière à laquelle elle est appelée.

Un antique symbole que cet arbre, repris dans l'Alsace protestante pour lui donner comme autre sens la vérité du 25 décembre, ancienne date du solstice d'hiver devenu symbole de la naissance du Christ.

Un arbre qui se dresse vers la lumière annoncée par l'étoile des Mages, comme celui de la famille de Jessé et de David vers le Messie, et celui de toute la création vers son salut.

Cela en passant par la faute même qu'il s'agit de couvrir, symbolisée par les boules des arbres de Noël, qui sont au départ simplement des pommes stylisées - pommes (malum en latin), pommes du bien et du mal, mal (malum aussi en latin)...

Le mal englouti, comme sous la neige, par le Christ, dans la lumière, qui dès lors parcourt toute la création, lumière figurée par les guirlandes de lumière qui courent dans tout l'arbre...

C’est au pied de cet arbre que retentit le Cantique de Marie, Le Magnificat ! Cantique pour le moins renversant, en tout cas pour ceux qui se trouvent élevés en dignité du haut de leur trône (v. 52), ou en richesse du haut de leur rassasiement (v. 53). Voilà une parole qui bouscule.

Le Magnificat s'inscrit ainsi dans la lignée des libérations opérées par le Dieu fort à l'égard des humiliés ; le Dieu qui fait germer les délivrances, comme dans le sein vierge de Marie. Et c'est de cela qu’elle se réjouit : elle exulte d'être la mère de ce Messie libérateur des humiliés, dans une joie qui sera proclamée, dit-elle, par toutes les générations (v. 48).

RP
Veillée de Noël
Poitiers 24.12.12


dimanche 23 décembre 2012

“Tu es bénie entre les femmes”




Michée 5, 1-5 ; Psaume 80 ; Hébreux 10, 5-10 ; Luc 1, 39-45

Luc 1, 39-45
39 En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda.
40 Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.
41 Or, lorsque Élisabeth entendit la salutation de Marie, l'enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit.
42 Elle poussa un grand cri et dit : « Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein !
43 Comment m'est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ?
44 Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l'enfant a bondi d'allégresse en mon sein.
45 Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s'accomplira ! »

*

Après l’annonce de l'ange la concernant — « je te salue Marie, toi qui as la faveur de Dieu » (Luc 1, 28) —, on retrouve ici Marie enceinte qui rend visite à sa parente Élisabeth enceinte elle aussi, miraculeusement elle aussi (Luc 1, 36).

On a appris par ailleurs dès le début de l'Évangile que la famille d'Élisabeth est une famille de prêtres. Élisabeth elle-même est une descendante du premier prêtre d'Israël, Aaron (Luc 1, 5). Zacharie son mari est prêtre.

La visite de Marie correspond dès lors à ce qu'enseigne la Torah en matière de soupçon d’infidélité conjugale (Nombre 5) : un mari suspicieux devait faire appel à un prêtre. Ce que ne fait pas Joseph, mais Luc suggère ainsi que Marie fait indirectement attester par un prêtre la vérité de ce qui lui arrive. L’acclamation d’Élisabeth en témoigne : « tu es bénie entre toutes les femmes », s’exclame-t-elle à la vue de Marie.

Cela signifie aussi, Élisabeth étant sa parente, que par Marie, Jésus se rattache à la lignée des prêtres d’Israël. Ce qui est sans doute loin d'être indifférent quand on sait que c’est Jean le Baptiste, le fils d'Élisabeth, qui le désignera (dans le quatrième Évangile) comme l'agneau de Dieu qui ôte le péché du monde : l'annonce du pardon, une tâche affectée à la lignée des prêtres.

Or Jésus est présenté, par Luc lui-même, comme fils de David, et donc de tribu royale, par la généalogie, adoptive, de Joseph. De lignée royale, symbole nécessaire pour être le Messie, mais qui exclut a priori l'aspect sacerdotal, qui est pourtant capital pour ce qui s'avèrera être le plein sens de sa tâche. L'aspect sacerdotal, Jésus comme prêtre, apparaît dans la visite d'aujourd'hui.

*

Le fils d'Élisabeth, Jean, sera celui qui investira Jésus dans sa fonction sacerdotale en le baptisant — malgré sa célèbre réticence à le baptiser, selon son humilité devant celui dont il hésite même à « délier les sandales ».

Jean hésitant à le baptiser confesse alors, à nouveau dans le quatrième Évangile, que Jésus le précède de toute l'éternité : « il était avant moi », dit-il !

C'est la même idée que l'on retrouve ici. Jean, déjà dans le sein de sa mère, tressaille en la présence de la mère enceinte du Messie. Et la mère de Jean traduit, selon l'Esprit saint, précise le texte, le sens de ce tressaillement : « Tu es bénie entre les femmes et le fruit de ton sein est béni. Cela m'est un privilège que tu me visites ! » — « Bienheureuse celle qui a cru. »

« Bienheureuse parce que tel est le fruit de ton sein. » On retrouve plus tard, en Luc 11 (v. 27-28), une bénédiction semblable prononcée par une autre une femme, anonyme, celle-là : « Une femme, élevant la voix du milieu de la foule, dit à Jésus : Heureux le sein qui t’a porté ! Heureux les seins qui t’ont allaité ! Et il répondit : Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! »

Bénédiction similaire à celle d'Élisabeth, prononcée d'abord par Élisabeth dans l'intimité des commencements.

*

L'épisode du ch. 11 renvoie donc à ce ch. 1, à notre passage, et au v. 48, où Marie y fait elle-même écho : « toutes les générations me diront bienheureuse », disait Marie. Makaria, le même mot : la femme du ch. 11 entame l'accomplissement de la parole l’Élisabeth, et la parole de Marie sur elle-même : « toutes les générations me diront bienheureuse ».

Et Jésus, lui, la renvoie à cette autre bénédiction que prononçait Élisabeth sur sa mère : en Luc 1, 45, elle prononçait : « heureuse celle qui a cru ». Et voilà qui nous renvoie aussi à toutes les grandes ancêtres, et en premier lieu à Sara, et à la promesse à Abraham. Espérer contre toute espérance, écouter la parole de Dieu et la garder pour la voir germer. « Heureux ceux qui écoutent la Parole et la gardent ». Et plus encore, ici : c'est le Fils de Dieu que Marie a porté.

Ici Dieu a renversé tous les impossibles : on croirait savoir que les stériles n'enfantent pas, pas plus que les vierges ; on croirait savoir que les morts ne ressuscitent ni que les prophètes ne marchent sur les eaux ou que les pains se multiplient pour les pauvres !

*

Et voilà que Dieu intervient ! Voilà que s'approche le temps où les souffrances prennent fin. Voilà que l'on découvre dans l'intimité de la rencontre de deux femmes, que Dieu, discrètement, prépare ce grand moment de façon cachée dans le sein d'une femme.

Cela, Jean dans le sein de sa mère et Élisabeth à son tour, le pressentent : le jour de la délivrance approche. Ce jour que nous fêtons à Noël. Et Élisabeth a perçu le comment de l'accueil de cette délivrance : « heureuse celle qui a cru à l'accomplissement de la promesse. » Et elle est bien placée pour savoir, Élisabeth, elle, stérile mais qui a bénéficié pour sa part du miracle de l'enfantement.

Mais le miracle fondamental, c'est bien sûr le mystère de la Parole. Cette Parole non seulement a fait germer le sein d'Élisabeth, et le sein de Marie —, mais c'est cette Parole-même que Marie porte en son sein, c'est le Messie par qui vient la délivrance. Élisabeth l'a compris. Son miracle à elle est là comme signe, comme tout autre miracle, jamais fin en soi.

Marie, elle, porte une toute autre réalité. En elle la Parole se fait chair, pour porter toutes nos délivrances. Cette Parole est la Parole qu'il faut écouter et recevoir. Cette même Parole que Marie recevait et qui faisant fructifier son sein vierge, cette Parole est ainsi annoncée comme une semence, qui, contre tous les malheurs, est destinée à germer jusque dans le Royaume.

L'intervention de Dieu n'est pas tant de l'ordre du coup d'éclat que du type de la semence. La semence d'une parole qui, reçue et gardée, produira des fruits inimaginables depuis le cœur de nos malheurs. La semence de la parole de Dieu dans le sein de Marie est celle du corps du Christ ressuscité.

Cette Parole engendre par le Christ des enfants qui ne sont pas nés de la chair ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu. Au cœur des impossibles, c'est la Parole de Dieu seul qui fait germer son Royaume.

Bienheureux non seulement le ventre qui a porté le Christ et le sein qui l'a nourri, mais quiconque reçoit cette Parole qui a le pouvoir de faire germer le Royaume de Dieu, où toute douleur se taira enfin.


R.P.
Poitiers, 23.12.12


dimanche 16 décembre 2012

Cadeau




Ésaïe 12 ; Sophonie 3, 14-20 ; Philippiens 4, 4-7 ; Luc 3, 10-18

Sophonie 3.14-20
14 Crie de joie, fille de Sion,
pousse des acclamations, Israël,
réjouis-toi, ris de tout ton cœur,
fille de Jérusalem.
15 Le SEIGNEUR a levé les sentences qui pesaient sur toi,
il a détourné ton ennemi.
Le roi d'Israël, le SEIGNEUR lui-même, est au milieu de toi,
tu n'auras plus à craindre le mal.
16 En ce jour-là, on dira à Jérusalem : « N'aie pas peur, Sion,
que tes mains ne faiblissent pas ;
17 le SEIGNEUR ton Dieu est au milieu de toi
en héros, en vainqueur.
Il est tout joyeux à cause de toi,
dans son amour, il te renouvelle,
il jubile et crie de joie à cause de toi. »
18 Je rassemble ceux qui étaient privés de fêtes ;
ils étaient loin de toi
— honte qui pesait sur Jérusalem.
19 Je vais agir à l'égard de tous ceux qui te maltraitent
— en ce temps-là —,
je sauverai les brebis boiteuses,
je rassemblerai les égarées.
Je vous mettrai à l'honneur et votre renom s'étendra
dans tous les pays ou vous avez connu la honte.
20 En ce temps-là, je vous ramènerai,
ce sera au temps où je vous rassemblerai ;
votre renom s'étendra, et je vous mettrai à l'honneur
parmi tous les peuples de la terre
quand, sous vos yeux, je changerai votre destinée, dit le SEIGNEUR.

Philippiens 4.4-7
4 Réjouissez-vous dans le Seigneur en tout temps ; je le répète, réjouissez-vous.
5 Que votre bonté soit reconnue par tous les hommes. Le Seigneur est proche.
6 Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute occasion, par la prière et la supplication accompagnées d'action de grâce, faites connaître vos demandes à Dieu.
7 Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées en Jésus Christ.

Luc 3.16-18
16 Jean répondit à tous : « Moi, c'est d'eau que je vous baptise ; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales […] »
18 Avec bien d'autres exhortations encore, Jean annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.

*

Textes de réjouissance, promesses de réjouissance, tout cela donné, cadeau…

Dans l'Évangile selon Matthieu, les Mages, prêtres lointains, amèneront comme en signe et en écho à cela, des cadeaux aux pieds d'un enfant né comme en secret, dans les ténèbres de l'humilité — dans la nuit, donc, selon le temps angélique —, un enfant couvrant de lumière jusqu'à sa Galilée mal sortie de cette nuit, selon le prophète Ésaïe (ch. 9, v. 1-2). Et puis…

Ésaïe 12
1 Tu diras, ce jour-là : Je te rends grâce, SEIGNEUR,
car tu étais en colère contre moi,
mais ta colère s'apaise et tu me consoles.
2 Voici mon Dieu Sauveur,
j'ai confiance et je ne tremble plus, car ma force et mon chant,
c'est le SEIGNEUR ! Il a été pour moi le salut.
3 Vous puiserez de l'eau avec joie aux sources du salut
4 et vous direz ce jour-là :
Rendez grâce au SEIGNEUR, proclamez son nom,
publiez parmi les peuples ses œuvres, redites que son nom est sublime.
5 Chantez le SEIGNEUR, car il a agi avec magnificence :
qu'on le publie par toute la terre.
6 Pousse des cris de joie et d'allégresse, toi qui habites Sion,
car il est grand au milieu de toi, le Saint d'Israël !

Il enseignera que les plus petits que nous croisons sont lui-même, venu dans le secret : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25).

C'est là ce qu'a très bien compris un évêque de l'Antiquité, nommé Nicolas — devenu saint Nicolas. Il ne supportait pas, lui disciple d'un enfant pauvre, de voir la misère, plus particulièrement celle des enfants, dit-on. Alors en secret, il leur faisait des cadeaux qui allégeaient leur peine, comme les Mages avaient offert leurs dons au Christ.

Derrière saint Nicolas, un simple homme, derrière l’humilité de celui qui fait des cadeaux en secret, s'ouvre le monde angélique, dévoilant à son tour la réalité de Dieu.

Chacune de nos actions dévoile quelque chose de Dieu ; chacun, chacune de celui ou de celle qui accomplit une chose significative, même si elle peut sembler insignifiante, est comme un messager de la part de Dieu. Messager, le mot en français pour ange…

C’est dans l’Europe du Nord — où fructifiera la réforme luthérienne — que l’on donnerait, plus tard, la figure angélique de Noël derrière saint Nicolas.

Car on l’a compris, derrière son humilité, saint Nicolas laisse transparaître un ange ; comme derrière les Mages, étrangers en visite, rappelant les étrangers visitant Abraham, et dans lesquels s’ouvre pour le patriarche la présence du monde angélique.

Des anges, des messagers de la présence de Dieu même, comme ceux qui annonceront sa venue dans la naissance de son enfant.

Un ange est aussi derrière saint Nicolas, ange qui sera figuré sous les traits des anges de l’Europe du nord, elfes et lutins, et qui emprunte au passage la pourpre épiscopale du saint qu'il représente à une célèbre boisson gazeuse l'embauchant pour une publicité ! Ce sera pourtant là la figure du père Noël, que dévoile saint Nicolas : la figure angélique du don gratuit. Qui a perçu cela comprend que le père Noël existe, secret, rare — mais peut-être pas tant que ça : c'est le don gratuit qui est là représenté sous sa forme d'ange rouge... et qui se cachait une fois sous les traits de saint Nicolas.

Nicolas avait entendu le Baptiste — texte de l’Évangile de ce jour :

Luc 3.10-18
10 Les foules demandaient à Jean : « Que nous faut-il donc faire ? »
11 Il leur répondait : « Si quelqu'un a deux tuniques, qu'il partage avec celui qui n'en a pas ; si quelqu'un a de quoi manger, qu'il fasse de même. » […]
15 Le peuple était dans l'attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ?
16 Jean répondit à tous : « Moi, c'est d'eau que je vous baptise ; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales […] »
18 Ainsi, avec bien d'autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.

La vraie Bonne Nouvelle : le vrai cadeau. Voilà que Jean est le messager de ce vrai cadeau, dont tous les messagers, les anges, présents avec les Mages, ou les saint Nicolas représentés dans leur signification angélique du don gratuit comme Père Noël, ont finalement donné le signe : celui dont Jean annonce que lui-même, immense prophète, n’est pas digne d’en délier la sandale.

« Ainsi, avec bien d'autres exhortations encore, — comme celles qu’a entendue saint Nicolas offrant ses cadeaux en secret —, Jean annonçait au peuple la Bonne Nouvelle », le cadeau caché derrière les cadeaux, le cadeau de Noël : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. »


RP
Poitiers – 3e dimanche de l’Avent / fête de Noël,
16.12.12


lundi 10 décembre 2012

Osée, "Dieu dans la peau" !




Osée 1, 1 - 2, 3
1 1 Parole du SEIGNEUR qui parvint à Osée, fils de Bééri, aux jours d’Ozias, de Jotam, d’Achaz, d’Ezéchias, rois de Juda, et aux jours de Jéroboam, fils de Joas, roi d’Israël.
2 Début de ce que le SEIGNEUR a dit par l’entremise d’Osée :
Le SEIGNEUR dit à Osée : Va, prends une prostituée et des enfants de la prostitution ;car le pays se vautre dans la prostitution, en abandonnant le SEIGNEUR.
3 Il alla et prit Gomer, fille de Diblaïm. Elle fut enceinte et lui donna un fils.
4 Le SEIGNEUR lui dit : Appelle-le du nom de Jizréel ; car encore un peu de temps et je ferai rendre des comptes à la maison de Jéhupour le sang de Jizréel : je mettrai fin à la royauté de la maison d’Israël.
5 En ce jour-là je briserai l’arc d’Israël dans la vallée de Jizréel.
6 Elle fut de nouveau enceinte et mit au monde une fille. Il lui dit : Appelle-la du nom de Lo-Rouhama (« Celle dont on n’a pas compassion ») ; car je ne continuerai plus à avoir compassion de la maison d’Israël en lui pardonnant indéfiniment.
7 Mais j’aurai compassion de la maison de Juda ; je les sauverai par le SEIGNEUR, leur Dieu ; je ne les sauverai ni par l’arc, ni par l’épée, ni par la guerre, ni par les chevaux, ni par les chars.
8 Elle sevra Lo-Rouhama ; puis elle fut encore enceinte et mit au monde un fils.
9 Il dit : Appelle-le du nom de Lo-Ammi (« Pas mon peuple ») ; car vous n’êtes pas mon peuple, et moi, je ne serai rien pour vous.

2 1 Pourtant le nombre des Israélites sera comme le sable de la mer qui ne peut ni se mesurer ni se compter ; au lieu même où on leur disait : « Vous n’êtes pas mon peuple ! » on leur dira : « Fils du Dieu vivant ! »
2 Les Judéens et les Israélites seront rassemblés, ils se donneront un chef unique et sortiront du pays ; car grand sera le jour de Jizréel.
3 Dites à vos frères : Ammi ! (« Mon peuple ! ») Et à vos sœurs : Rouhama ! (« Toi dont on a compassion ! »)

*

Osée : nous ne savons rien de lui sinon que sa femme le trompe. Osée nous raconte ses déboires conjugaux avec son épouse infidèle, nommée Gomer. Osée, naturellement, souffre de ces déboires, et c’est de là que va partir sa prophétie. Il va comparer ses propres malheurs avec sa femme et ceux de Dieu avec son peuple, infidèle lui aussi.

On sait qu’Israël s’est coupé en deux après le règne de Salomon. Osée parle à Israël, royaume du Nord, séparé de la dynastie qu’il considère comme légitime, celle du Sud, Juda (ch. 3 v.5). Les indications chronologiques placées en tête du livre (sont nommés des rois de Juda, le Sud, et Jéroboam II, du Nord) permettent de dire que la prophétie réfère à une époque située entre 786 et 724 av. J.-C., époque sur laquelle on a quelques informations.

Jéroboam II, ici mentionné, a régné à Samarie, capitale du Nord, pendant 41 ans, dès 785 av. J.-C., env. ; rendant la prospérité au royaume.

Mais, avec la prospérité, la corruption, les injustices, l’abandon de Dieu et l'idolâtrie se développent ; le fossé entre les riches et les pauvres se creuse toujours davantage : les nantis vivent dans un luxe inouï, oppriment les plus pauvres, multiplient les injustices et les abus.

Et après la mort de Jéroboam II, la situation se dégrade. Ce sera la période la plus sombre de l'histoire d'Israël : des usurpateurs s'emparent du pouvoir, puis sont renversés à leur tour (4 successeurs de Jéroboam sont assassinés durant cette période) ; bref, c'est le règne du despotisme et de la confusion.

Le message d'Osée est principalement dirigé contre l'idolâtrie qui accompagnait la prospérité matérielle. Dès son entrée en Terre promise, Israël avait été confronté au culte de Baal, dieu de la pluie et de la fertilité. On subit les influences de l'idolâtrie. Le livre d'Osée témoigne d’un temps où la masse du peuple a adhéré au culte de Baal et d'Achéra, le plus immoral de tout l'ancien Orient : plusieurs fois par an, leurs fêtes étaient accompagnées de prostitution rituelle, violence et beuveries, etc.

Osée veut amener son peuple au repentir, le faire revenir au Dieu qui ne se lasse pas de l'aimer et de l'attendre. Comme lui, le prophète Osée, aime et attend Gomer.

Le livre commence donc par l'histoire du mariage et des malheurs conjugaux d'Osée : le texte nous dit que Dieu lui demande d'épouser une prostituée qui fatalement, quelque temps plus tard, lui devient infidèle. Non pas, probablement, que Dieu l’ait envoyé épouser une femme préalablement prostituée – qui plus est dans le but d’en faire sortir une prophétie ! Mais c’est rétrospectivement qu’Osée considère que ses déboires sont dans le regard de Dieu qui a évidemment prévu les choses. Et sachant que selon le Proverbe, c’est Dieu qui donne sa femme à chacun : « celui qui a trouvé une femme, c’est là un don de Dieu » ; Osée considère que la femme que Dieu lui a donnée, il la lui a donnée en sachant très bien l’aboutissement des choses : un Osée malheureux comme son Dieu. C’est une façon de nous dire que ce qu’Osée en est venu à découvrir à travers son vécu douloureux avec son épouse, correspond à ce que Dieu vit avec son peuple, qui se prostitue avec des divinités illusoires qui se font célébrer dans la prostitution dite sacrée, adultère à l’égard de Dieu.

Ainsi Osée peut s’identifier à lui, en quelque sorte, le comprendre. Quoiqu’il en soit de savoir si Gomer était déjà au moment du mariage ce qu'elle est devenue, Dieu connaissait ses dispositions profondes et il avait une intention prophétique : à travers cette histoire, il va parler à son peuple. C’est ainsi qu’Osée l’interprète.

Dieu n'avait-il pas, lui aussi, pris son peuple pour le combler de son amour, bien qu'il ait connu d'avance ses dispositions profondes et ce qui allait s'ensuivre ? Et le prophète de rappeler certaines choses : dès le désert du Sinaï, Israël a adoré le veau d'or (ch. 13 v. 2) ; puis entré en Terre promise, il a sacrifié à l’idole Baal (ch. 2. v 7s.), il a consulté les voyants (ch. 4 v. 12)... Tout cela équivaut à de l'adultère à l’égard de Dieu, à de la prostitution. Osée utilise cette image du mariage que bien des prophètes (Jer 2.2; 3.1-4; Isa 54.5; Eze 16.33) et des auteurs du Nouveau Testament (2 Co 11.2; Eph 5.23-32, etc.) reprendront pour décrire les relations de Dieu avec son peuple.

C’est de la sorte qu’à travers ses souffrances conjugales, Osée comprend celles de Dieu. Sa fidélité à l'épouse infidèle reflète la patience et l'amour de Dieu, inébranlable et fidèle. Le "prophète au cœur brisé" peut apporter le message — qui vaut à travers les siècles, jusqu’à nous — du Dieu dont le cœur est meurtri par les infidélités de son peuple. Reste cette promesse : Israël saura de nouveau quel est son Dieu et reviendra à lui.

C’est l’histoire du boulanger de Pagnol parlant à la chatte Pomponette pour lui expliquer le malheur du chat Pompon. Le boulanger qui parle en fait à sa femme, qui parle de sa femme. Osée parlant de son épouse parle en fait de Dieu.

Et Osée de souligner ainsi la sainteté de Dieu et son horreur pour le péché (2.4-5 ; 6.5; 9.9; 12.15, etc.), ainsi que son amour pour Israël (2.16-18, 22-25 ; 3.1; 11.1-4, 8-9; 14.5, 9 [4, 8], etc.). Le péché, en dernière analyse, est, sous sa plus terrible forme, une infidélité à l'amour. Il frappe Dieu au cœur.

La pensée essentielle du message d'Osée est alors la suivante : l'amour, puissant, inaltérable de Dieu pour le peuple, ne sera satisfait que lorsqu'il aura rétabli une parfaite harmonie entre le peuple et lui.


RP
10.12.12, CP Poitiers


dimanche 9 décembre 2012

Un baptême de conversion




Ésaïe 60 : 1-11 ; Psaume 126 ; Philippiens 1 : 4-11 ; Luc 3, 1-6

Luc 3, 1-6
1 L’an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d’Abilène,
2 sous le sacerdoce de Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean fils de Zacharie dans le désert.
3 Il vint dans toute la région du Jourdain, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés,
4 comme il est écrit au livre des oracles du prophète Ésaïe :
Une voix crie dans le désert :
Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.
5 Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux seront redressés, les chemins rocailleux aplanis ;
6 et tous verront le salut de Dieu.

*

Jean proclamait un baptême de conversion. Il est une question que l’on se pose peu, à la lecture de cela, tellement il nous semble évident que l’on sait de quoi il s’agit. Et pourtant, si on s’y arrête — proclamer un baptême de conversion : qu’est que cela peut bien signifier ?

Il y avait une pratique baptismale dans le judaïsme du premier siècle, et qui existe toujours : c’est celle qui accompagne la conversion d’une famille au judaïsme. Lorsqu’une famille se convertit au judaïsme, tous ses membres sont baptisés : les hommes sont circoncis, et tous sont baptisés, hommes, femmes, enfants. Ceux qui naissent après cette conversion ne sont jamais baptisés : les garçons sont circoncis, et, estime-t-on, tous et toutes ont été baptisés lors du baptême collectif des parents, ou grands-parents, aïeuls, etc.

On trouve trace de cette pratique dans l’Église primitive, et notamment chez Paul écrivant aux Corinthiens que les enfants nés d’un parent croyant sont « saints ». La même idée, avec les mêmes termes, est derrière. L’appartenance à la communauté confère une participation à la sainteté du Dieu qui s’est allié avec elle. Ce qui est symbolisé, lors de l’entrée de la famille dans la communauté, par ce baptême communautaire. « Vos enfants sont saints », dit Paul aux Corinthiens, auxquels il dit aussi qu’il n’a pas voulu multiplier les baptêmes.

« Vos enfants sont saints ». Une conviction, qui si elle atteste la légitimité du baptême des enfants, est aussi fort proche du risque que souligne Jean prêchant un baptême de conversion au bord du Jourdain. Rappelons-nous qu’il récuse la prétention de ses auditeurs de se réclamer d’Abraham pour se dire ipso facto purs ou saints (v. 8) : « Produisez donc des fruits dignes de la repentance, et ne vous mettez pas à dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ! Car je vous déclare que de ces pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham. »

Ayant dit tout cela, on situe mieux ce qu’il en est de ce baptême de conversion.

Conversion. C’est un mot que l’on peut traduire aussi par « repentir », ou, selon ce mot anglais devenu commun, « repentance ». Suivant le latin, le Moyen Âge disait « pénitence ». Autant de traductions approximatives de ce qui est littéralement « changement d’intelligence ». Jean prêchait un baptême de «changement d’intelligence», autrement dit « changement de compréhension ».

Le terme grec traduit le mot hébreu « retour » : retour à Dieu, dans le signe du retour de Babylone à Jérusalem, retour qui supposait la traversée du Jourdain — où Jean baptise. Retour donc de notre exil loin de Dieu — à Babylone. Si le retour géographique à déjà eu lieu, lors du retour d’exil, il reste à l’accomplir de façon spirituelle, à accomplir ce qu’il signifie : retour à Dieu.

À ce point, ayant vu la façon dont se comprenait le baptême — purification, au passage du paganisme — Babylone — à la sainteté de la communauté de l’Alliance — Jérusalem —, on comprend le sens de ce baptême de retour, de retour à Dieu, dans un changement d’intelligence, un changement de compréhension : vous pensez que le baptême est le rite qui vous a purifiés, ou plus précisément, qui a symbolisé votre purification ?

Quel que soit l’âge où le baptême vous a été administré, ce signe de votre venue à cette pureté qui est d’appartenir à la communauté d’Abraham (« vous rendez vos prosélytes pires que vous », dira de même Jésus) ; et ici cela nous concerne aussi, concernant la communauté ecclésiale — si vous pensez que le baptême vous a acquis une garantie… Si vous pensez cela, eh bien ! vous vous trompez vous-mêmes, dit Jean. Changez votre compréhension.

On n’est jamais assez bien purifié, même si on est le peuple avec lequel Dieu s’est allié.

Alors Jean va un peu plus loin avec son baptême de retour à Dieu, de conversion, ou repentance, changement d’intelligence en vue du pardon des péchés. Ce sont vos péchés qui vous éloignent de moi, dit Dieu. Vous qui prétendez être purs, qui l’avez symbolisé lors de votre entrée dans l’Alliance. Vous avez bel et bien besoin de confesser, de reconnaître que vous êtes impurs.

C’est le nouveau sens que prend le baptême avec la prédication de Jean. C’est pour cela que Jean sera tellement gêné à l’idée de baptiser Jésus. Et Jésus qui dit : « laisse faire » ! Non pas que Jésus soit pécheur à l’instar des autres ! Mais il se solidarise avec les autres, nous autres.

Mais du coup, aussi, on voit bien le sens du baptême de conversion, de repentance, de changement d’intelligence qui est celui de Jean, et c’est là que cela nous concerne tous. Si on veut comprendre le message de Jean, changer nos intelligences, vivre ce que Jésus y a vécu pour nous, il nous faut savoir que lorsque nous demandons le baptême pour nous ou pour nos enfants, nous sommes avant tout en train de dire que nous sommes des pécheurs, que nous reconnaissons que nous et nos enfants sommes des pécheurs — et de nous solidariser avec tous.

Depuis Jean, nous devons savoir que c’est cela que nous reconnaissons. Demander un baptême pour soi ou pour ses enfants, c’est dire, à moins de devoir encore écouter Jean et changer encore son intelligence —, c’est dire : je suis un pécheur, moi et les miens, comme tout le monde ; ou en d’autres termes, je n’ai rien, moi et les miens, de brillant, dont je puisse me prévaloir devant Dieu, comme tout le monde dont je suis ipso facto solidaire.

Alors évidemment — et ce n’est pas pour rien que cela se passe dans le désert —, pour Jean, dire cela, c’est « prêcher dans le désert » !

Et pourtant, il ne faut pas se faire d’illusions : la venue du salut de Dieu est à ce prix. Dieu ne sauve que des pécheurs. Et ici la tortuosité — vous savez : « rendez droits ses sentiers », dit Jean — la tortuosité ne consiste pas à se savoir tordu, mais à se prétendre droit.

Reconnaître être tordu est le premier pas pour être redressé. Se prétendre droit est le meilleur moyen de ne pas l’être, et de rester tordu. « Rendez droits ses sentiers ». Et comment la tortuosité est-elle redressée ? De la façon suivante : toute montagne, ou même colline — ou même taupinière, pourrait-on ajouter —, tout ce qui se prétend au-dessus des autres. Tout cela sera abaissé. Cela veut dire : humilité. Le salut de Dieu, c’est-à-dire la paix, est établi ainsi, et ne l’est pas autrement.

*

Alors, comment le salut de Dieu, qui naît avec la paix de Noël, qui naît tout petit avec l’enfant de la crèche — comment ce salut qui naît dans l’humilité peut-il venir sur la terre ?

Si l’Avent est l’attente du Christ, si l’attente du Christ consiste à aplanir ses sentiers, comme le prêche le Baptiste, qu’est-ce qu’il peut en être de notre attente du Christ ?

Jean proclame un baptême de changement d’intelligence pour préparer la venue du Seigneur, la venue de celui qui amène le salut de Dieu en venant tout petit à Noël. C’est ainsi que tous verront le salut de Dieu, et qu’il faudra donc bien vivre ensemble pour que règne sur la terre la paix de Noël.

Sinon, et si le souvenir de notre baptême n’est pas aussi le rappel de la nécessité de ce changement d’intelligence, de la reconnaissance concrète de ce que pécheurs, même à petite mesure, nous pouvons être des obstacles à la venue du salut de Dieu ; si nous n’avons pas changé notre compréhension des choses au point de reconnaître que tortueux, nous avons donc besoin d’être redressés, alors Noël risque de ne rester pour nous qu’une affaire tristement consumériste.

Mais nous le savons, Noël est aussi autre chose, et si nous l’avons compris, si notre intelligence se tourne vers l'humilité et entend la parole de Jean Baptiste, alors, Dieu peut être notre consolateur. N’ayons pas peur de venir à celui qui vient à nous comme un enfant pour nous donner sa paix, sans rien nous demander ; que, ravins ou montagnes, nous confessions être impuissants devant notre propre tortuosité. Alors le salut de Dieu s’est approché ; la paix de Noël, est là tout proche, offerte gratuitement.

Celui qui vient à Noël nous a précédés, si bien que se dévoile un tout autre niveau de cette conversion, de ce retour selon le sens premier, retour à Dieu. Il s’agit de se convertir à cette lumière, de se tourner vers la lumière qui précède tout ce qui n’en est que l’ombre…

Colossiens 1, 13-20 :
13 Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour;
14 en lui nous sommes délivrés, nos péchés sont pardonnés.
15 Il est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature,
16 car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, […]
18 Il est le commencement, Premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout, lui, le premier rang.
19 Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude
20 et de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les cieux […].

C’est encore l’appel du prophète Ésaïe (60, 1-3) :

1 Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière: la gloire du SEIGNEUR sur toi s’est levée.
2 Voici qu’en effet les ténèbres couvrent la terre et un brouillard, les cités, mais sur toi le SEIGNEUR va se lever et sa gloire, sur toi, est en vue.
3 Les nations vont marcher vers ta lumière et les rois vers la clarté de ton lever.


R.P.
Poitiers, 9.12.12


dimanche 25 novembre 2012

Question de vis-à-vis…




Nous t’en prions, Notre Père, que le souffle de ton Esprit gonfle les voiles de notre foi, tendues pour Toi ; qu'il nous fasse avancer dans ce voyage qu'est l'enseignement que nous commençons de recevoir ici (...). Accorde-nous donc de donner aux mots leur véritable sens, prodigue la lumière à notre esprit, […] et établis notre foi dans la vérité. Accorde-nous de dire ce que nous croyons. Selon le devoir qui nous incombe, après avoir appris des prophètes et des apôtres que Tu es un seul Dieu et qu'il y a un seul Seigneur Jésus-Christ, donne-nous de Te célébrer (d’après Hilaire de Poitiers — Traité de la Trinité I, 6).

*

Daniel 7.13-14 ; Psaume 93 ; Apocalypse 1.5-8 ; Jean 18.33-37

Ps 93
1 Le SEIGNEUR est roi.
Il est vêtu de majesté.
Le SEIGNEUR est vêtu, avec la force pour baudrier.
Oui, le monde reste ferme, inébranlable.
2 Depuis lors ton trône est ferme ; depuis toujours tu es.

Daniel 7.13-14
13 Je regardais pendant mes visions nocturnes,
Et voici que sur les nuées du ciel
Arriva comme un fils d'homme ;
Il s'avança vers l'Ancien des jours,
Et on le fit approcher de lui.
14 On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ;
Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent.
Sa domination est une domination éternelle
Qui ne passera pas,
Et sa royauté ne sera jamais détruite.

Jean 18.33-37
33 Pilate rentra donc dans la résidence. Il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Judéens ? »
34 Jésus lui répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? »
35 Pilate lui répondit : « Est-ce que je suis Judéen, moi ? Ceux de ta nation, les grands prêtres, t'ont livré à moi ! Qu'as-tu fait ? »
36 Jésus répondit : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux pouvoirs judéens. Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. »
37 Pilate lui dit alors : « Tu es donc roi ? » Jésus lui répondit : « Tu dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »

*

D’un côté une proclamation de la royauté de Dieu (Ps 93, 1 : « Le Seigneur est roi. Il est vêtu de majesté »), de l’autre l’affirmation que cette royauté se déploie dans l’image de Dieu, comme vis-à-vis humain (Dn 7, 14 — l’Humain selon l’image de Dieu : « On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ») ; — et en écho Jésus qui affirme que la royauté dont il est question — et dont il se présente comme le témoin par excellence, témoin de la vérité (Jn 18, 37) —, cette royauté n’est pas de ce monde (Jn 18, 36).

Entre le règne éternel de Dieu et celui qui manifeste la façon dont l’homme en porte la marque et la délégation, se déploie la façon dont Dieu se connaît et se présente à nous : dans l’humilité.

Calvin nous dit (IC I, xiii, 21, vol. 1, p. 101-102), citant Hilaire de Poitiers (Trin I, 19) — « Laissons à Dieu le privilège de se connaître lui-même, car c’est lui seul, comme dit S. Hilaire, qui est témoin approprié de soi, et ne se connaît que par soi. » Dieu se connaissant et se dévoilant comme celui qui règne… dans l’humilité, par l’humilité — chose difficile à concevoir : nous croirions volontiers en un Dieu du coup d’éclat, qui déploie sa majesté comme on penserait devoir s’y attendre, comme se représentent communément les majestés et les pouvoirs…

Mais voilà qu’il n’en est pas ainsi — ce qu’on trouve en écho quand Jésus dit aux disciples s’interrogeant sur leur part de pouvoir : qu’il n’en soit pas de même parmi vous : ce n’est pas de la sorte que Dieu se connaît et se fait connaître, ce n’est pas de la sorte que la parole de Dieu saurait trouver un écho parmi vous — selon que Dieu seul se connaît et se dévoile de façon appropriée.

Selon la liturgie luthérienne (alors que nous voilà Église Unie avec les luthériens), ce dimanche est le dimanche de l’éternité. Éternité du Dieu qui ne se donne que dans la radicale humilité de celui dont le règne n’est pas de ce monde — connaissance de la vérité comme vis-à-vis : « je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Peut-être doit-on oser voir là une parole de réconciliation des liturgies puisque pour l’Eglise catholique romaine c’est le dimanche du Christ roi :  le règne d’éternité, le règne du Fils de l’homme, n’est pas de ce monde. C’est l’affirmation à laquelle nous conduit l’évangile de jour.

*

Jésus aux prises avec Pilate, celui qui précisément représente le règne de ce monde, celui de César. Et qui donc — ça fait partie de sa tâche — entend tout comme parlant de ce monde : le règne dont il est question dans la parole de Dieu dont il a eu écho est donc pour lui forcément de ce monde : tu es le roi des Judéens m’ont dit d’aucuns. On imagine l’œil ironique de Pilate : voilà un roi qui n’a pas belle allure !

Avant d’aller plus loin dans ce texte, il me semble falloir préciser qu’il n’y est pas question de querelle entre juifs et chrétiens. D’abord les chrétiens n’existent pas encore. Jésus est juif. Ensuite la traduction commune de la question de Pilate donnée en grec sur Jésus « roi des juifs » est vraiment sujette à caution : il n’y a pas de roi d’une religion, mais d’un pays ! Aussi le terme grec, qui a un double sens : Judéen, habitant de la Judée, ou juif, membre de la religion juive, doit évidemment ici être traduit par Judéen : on peut être présenté comme roi de la Judée, mais pas comme roi du judaïsme !

Bref, Pilate demande à Jésus s’il entend prendre la place d’Hérode, roi des Judéens en titre, oui ou non ?!

Hérode étant l’allié des Romains, la puissance dominante, et de fait garante de l’ordre, on comprend que Pilate puisse être concerné. Mais comme il doute des capacités de ce… roi, qui ressemble si peu à un roi, à mener à bien un coup d’État, il invite Jésus à se prononcer lui-même sur ses prétentions politiques… Et n’obtient pas de réponse ! Le quiproquo est total ! D’un côté une question politico-diplomatique, le vrai motif de la condamnation de Jésus, en complicité entre autorités judéennes et romaines, malgré le scepticisme de Pilate qui cherche à se débarrasser cette affaire, et de l’autre l’affirmation juive, car le propos du juif Jésus est bien juif, sur la réalité, à une tout autre mesure, du règne de Dieu, ici dans un soulignement radical de l’humilité de Dieu.

Où l’on est renvoyé à un autre vis-à-vis : le vis-à-vis de l’éternité de Dieu et de son humanité, qui trouve dans l’histoire écho dès le Nouveau Testament dans un autre vis-à-vis, celui du judaïsme et de ce qui deviendra le christianisme : car il n’y a pas de christianisme sans judaïsme, sans judaïsme vivant. Jésus devant Pilate rend témoignage à la vérité, la vérité exprimée dans la Bible juive.

Le livre de Daniel nous donne une vision du règne de Dieu, règne décrit comme celui d'un fils d'homme, règne reçu auprès de l'Ancien des jours, Dieu.

Dans l’Évangile de Jean, l’homme Jésus apparaît dans la faiblesse au jour où il comparait devant Pilate ; apparemment loin de l'éternité, l'Évangile de Jean nous parle d'un temps sombre. Il nous parle du présent, de notre présent, où ce règne éternel du Fils de l'Homme est voilé sous la douleur, sous l'humiliation, sous tout ce que l'on confronte d'inhumain et de douloureux. Là, Dieu se montre faible, dans le silence.

Et j’entends l’écho du théologien juif Hans Jonas nous interrogeant sur « le concept de Dieu après Auschwitz ». Tout sauf régnant, comme le Dieu dont Jésus nous présente le visage devant Pilate. Le voilà en proie à un destin, aujourd’hui celui de Jésus devant Pilate, qui apparemment lui échappe ! Ici, ce sont les pouvoirs humains, particulièrement en la personne de Pilate, qui sont forts. Ici Dieu est voilé dans le Christ sous son apparente impuissance. Voilé, et révélé. Car précisément, là est la façon dont Dieu règne, d’un règne qui n’est pas de l’ordre des règnes de ce monde…

C’est le sens de la citation de Hilaire par Calvin. Le règne dont le Christ témoigne devant Pilate est d’un tout autre ordre que celui d’une concurrence à l’égard de César : c’est de la sorte que Dieu se connaît et se fait connaître : dans l’humilité, une humilité telle qu’elle en devient comme incompréhensible, le plus humble, Jésus devant Pilate, dévoilant l’infini.

Et j’en viens à Hilaire à nouveau, à son expérience religieuse propre.

Je le cite : « Les livres écrits, ainsi que l’enseigne la religion des Hébreux, par Moïse et par les prophètes me tombèrent entre les mains, et j’y lus ces paroles que Dieu prononce en parlant de lui-même : « Je suis celui qui est, » et ensuite : « Voici ce que vous direz aux enfants d’Israël : celui qui est m’a envoyé vers vous. » Je fus frappé de cette définition si parfaite de Dieu, qui, exprimée dans un langage tout à fait approprié à l’intelligence de l’homme, lui révèle la connaissance jusqu’alors incompréhensible de la nature divine. »

Mais voilà, dit-il, que cette parole l’effraie, lui semblant parler d’un Dieu lointain, jusqu’à ce qu’il lise le Prologue de cet évangile de Jean où nous lisons aujourd’hui la rencontre de Jésus et de Pilate : « J’y apprends, dit-il, que le Créateur est Dieu de Dieu, que le Verbe est Dieu, et qu’au commencement il est avec Dieu. Tout s’explique, et je comprends que la lumière du monde demeure dans le monde, et que le monde ne la reconnaît pas ; qu’il vient chez soi, et qu’il n’est pas reçu par les siens ; que ceux qui le reçoivent deviennent, pour prix de leur foi, les enfants de Dieu, qu’ils ne sont pas nés de l’accouplement de la chair, ni de la conception du sang, ni de la volonté des corps, mais de Dieu, puis que le Verbe a été fait chair, qu’il habite parmi nous, et que sa gloire, comme Fils unique du Père, est parfaite avec la grâce et la vérité. Mon esprit agité et toujours inquiet vit alors briller un rayon d’espérance plus vif qu’il ne s’y attendait. Je fus d’abord pénétré de la connaissance de Dieu, et les idées que j’avais naturellement conçues de l’éternité du Créateur, de son infinité et de sa beauté, s’appliquaient, je le compris dès lors, à son fils unique. »

… Celui qui nous a rejoints, qui a revêtu notre humanité. Toujours le vis-à-vis de l’infini et de l’humilité, présent dans le Christ.

Un vis-à-vis intime de Dieu et de l’humanité dans le Christ qui fonde nos vies comme en vis-à-vis ; à commencer par ce vis-à-vis qu’est celui de la création de l’humain — homme et femme il les créa. Concernant Hilaire, qui est marié, son ministère en vis-à-vis commence sans doute là… En humble témoignage de ce qui est pleinement révélé dans le vis-à-vis de l’Incarnation du Christ.

Où l’on sait que le vis-à-vis dans lequel l’humanité est donnée comme image de Dieu est loin du vase clos, mais est de l’ordre du dévoilement de soi pour aller plus avant dans la rencontre de celui qui nous dévoile à lui-même comme il se connaît lui-même. Et puis, je le redis, ce vis-à-vis se signifie dans notre temps, le temps des hommes : d’abord, dès les évangiles, dans le vis-à-vis du judaïsme et du christianisme et donc a fortiori, par la suite, dans le vis-à-vis œcuménique des Églises chrétiennes — pour commencer par là.

Je me suis référé à Hilaire pour dire cela : c’est que son héritage est ancré dans cette leçon biblique-là. Et étant à Poitiers… À l’époque d’Hilaire, au IVe siècle, on est plusieurs siècles avant la séparation des christianismes d’Occident et d’Orient, on est douze siècles avant la Réforme — ; voilà un témoin que nous avons donc en commun, Églises de Poitiers. Mais au-delà même de nos Églises, il offre une parole qui vaut d’être entendue par tous : la parole du vis-à-vis du Dieu Autre qui s’exprime dans nos vis-à-vis — de chrétiens en regard d’Israël, d’Églises chrétiennes en regard les unes des autres, et cela s’étend aux autres traditions, à commencer par celles qui se réclament d’Abraham et au-delà encore à l’humanité et ses institutions, celles de la Cité.

Autant vis-à-vis. Où je mentionnerai à mon tour, à ma modeste échelle, quelques vis-à-vis d’un ministère, celui pour lequel l’Église réformée, par sa présidente de la région Ouest, m’installe aujourd’hui à Poitiers : en premier bien sûr le vis-à-vis de mon épouse ; puis le vis-à-vis du conseil presbytéral et de chacun dans la communauté, notamment ceux qui exercent des responsabilités dans les diverses activités, catéchétiques, d’entraide, de témoignage… ; mes collègues du consistoire du Poitou, mes collègues des autres Églises, catholique, orthodoxe, protestantes, ainsi que leurs communautés — à commencer par celles qui partagent notre temple, l’Église malgache et l’Église coréenne, signe local concret de l’universalité de l’Eglise.

Et puis je n’oublie pas parmi nos vis-à-vis les responsables et les membres des communautés juive et musulmane, et au-delà des cultes, celles et ceux qui ont des responsabilités dans notre Cité commune, au plan national, régional, départemental et local.

Question de vis-à-vis. C’est bien ce message qui me semble résonner dans les textes bibliques que nous avons lus. C’est ainsi que s’il n’est pas question pour Jésus de renverser Hérode ou le pouvoir de Rome !, c’est qu’il ne saurait être question pour lui d’autre pouvoir que celui de la parole de Dieu, et qu’il ne saurait donc être question de dicter telle ou telle forme d’un prétendu règne de Dieu à un pouvoir laïque en niant le vis-à-vis de la Cité — qu’il n’en soit ainsi parmi vous. Il n’est de témoignage que d’un règne qui n’est pas de ce monde, et cela uniquement par l’humilité de celui qui a renoncé à tout pouvoir, qui nous a rejoints jusqu’à la mort, nous dévoilant notre humilité en descendant jusqu’à nos détresses les plus intenses — depuis celles de notre quotidien, jusqu’à celles de l’actualité internationale.

Et je reprendrai Hilaire, à nouveau cité par Calvin (IC II, xvi, 11, vol 1, p. 270 / Trin IV.42, II.24, III.15) : « S. Hilaire dit que, par cette descente, nous avons obtenu ce bien que la mort est abolie. […] Que la croix la mort et les enfers sont notre vie. [Que] le Fils de Dieu est aux enfers : mais l’homme est exalté au ciel. »

Ou l’on retrouve Daniel (7, 13-14) : « Arriva comme un fils d'homme ; Il s'avança vers l'Ancien des jours, Et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ; Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle Qui ne passera pas, Et sa royauté ne sera jamais détruite. »

Une royauté qui n’est pas de ce monde. Un service qui n’est pas une servitude — un service qui se traduit en service de l’humain : c’est bien un fils d’homme, dans toute l’humilité qui est dans ce nom-même en hébreu comme en français : humain, humus. Un service qui ne passe pas parce qu’il dévoile en vis-à-vis l’éternité de celui dont le règne a été dévoilé dans l’humilité du Fils de l’Homme.


RP
Poitiers, culte d’installation, 25.11.12


dimanche 18 novembre 2012

“Le Fils de l’Homme est proche”




Daniel 12, 1-3 ; Psaume 16 ; Hébreux 10, 11-18 ; Marc 13, 24-32

Marc 13, 24-32
24 « Mais en ces jours-là, après cette détresse, le soleil s’obscurcira, la lune ne brillera plus,
25 les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées.
26 Alors on verra le Fils de l’homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et dans la gloire.
27 Alors il enverra les anges et, des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel, il rassemblera ses élus.
28 « Comprenez cette comparaison empruntée au figuier : dès que ses rameaux deviennent tendres et que poussent ses feuilles, vous reconnaissez que l’été est proche.
29 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Fils de l’homme est proche, qu’il est à vos portes.
30 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive.
31 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
32 Mais ce jour ou cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne sinon le Père.

*

Avant le signe de la délivrance, le signe du Fils de l’Homme, il est question d’une détresse incomparable. Une détresse qui débouche sur des ténèbres particulièrement intenses : « le soleil s’obscurcira, la lune ne brillera plus, les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées » (v. 24-25).

Voilà qui donne une mesure de la détresse, de l’épaisseur des ténèbres, qui vont, au sens spirituel, jusqu’à la perte du sens de Dieu… Que symbolise d’autre, avec l’obscurcissement du soleil et de la lune, la chute des étoiles, l’ébranlement des puissances des cieux ?

Il n’est pas simplement question d’un temps nuageux et de prévisions d’une météo sombre à rendre les astres invisibles ! Quelque chose de plus grave est en question, un véritable enténèbrement spirituel…

Où derrière l’annonce que fait Jésus de la destruction de Jérusalem et de la profanation du Temple, souillé par l’abomination de la désolation (cf. plus haut au v. 14) que portent les symboles païens de la domination romaine — se profile la vision d’un monde comme abandonné de Dieu, un monde sans Dieu.

Cela dans le cadre étrangement paradoxal de la promesse du Royaume de Dieu — comme en écho à la parole des anciens prophètes : « jour de ténèbres et non de lumière » que le Jour du Seigneur. Ou si la lumière vient, c’est bien comme dévoilement inattendu depuis le cœur des ténèbres : « Alors on verra le Fils de l’homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et dans la gloire. » (v. 26)

*

Or c’est là précisément qu’est donné le signe de la venue de la délivrance, comme les pousses du figuier annoncent l’été (v. 28). Les signes comparés aux premières pousses, ce sont les ténèbres et l’épaisseur de la détresse — cette détresse spirituelle profonde au point qu’elle atteint jusqu’à la conscience de Dieu, débouchant sur un temps sans Dieu, a-thée, littéralement.

« Quand vous verrez cela arriver, sachez que le Fils de l’homme est proche, qu’il est à vos portes » (v. 29).

*

« En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive » (v. 30). Certes, et bien sûr, il est question ici de la destruction de Jérusalem en 70 et de la profanation du Temple, advenue précisément au terme de la génération d’alors (40 ans après). Mais apparaît aussi une dimension intemporelle de l’annonce de la détresse, jusqu’à l’ébranlement des puissances des cieux, jusqu’à la perte de la perception de Dieu dont la destruction du Temple est le signe — signe annonciateur d’une détresse pire encore — : il y a bien une dimension intemporelle de l’annonce de la détresse atteignant jusqu’aux cieux… Et il y a aussi, du même coup, une dimension intemporelle de la promesse dont la détresse est, en négatif, le signe !

*

La résolution de toutes les détresses, cette résolution dont le dévoilement vient au terme des détresses les plus épaisses, va être donnée dans les jours qui suivent la prophétie de Jésus, au sein même de la génération à laquelle il s’adresse —, la croix : voilà le signe de l’approche de l’été, de la venue du Royaume.

Le cœur des ténèbres qui s’est épaissi jusqu’en la perte du sens de Dieu, — Jésus va les traverser du jeudi au vendredi saint, dans la semaine qui suit cette prophétie.

Les ténèbres, et les ténèbres spirituelles, atteignent alors une intensité telle qu’elle n’a jamais été conçue et qu’il n’en peut se concevoir de plus intense pour un individu humain : le Fils de Dieu — selon ce que confesse alors un païen, centurion romain — traverse les plus épaisses des ténèbres spirituelles.

Je lis dans ce même évangile de Marc, quelques pages plus loin, ch 15, v. 33-38 :
33 A la sixième heure, il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.
34 A la neuvième heure, Jésus cria : Eloï, Eloï, lema sabachthani ? ce qui se traduit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
35 Quelques-uns de ceux qui étaient là l’entendirent ; ils disaient : Tiens, il appelle Élie.
36 Quelqu’un courut remplir de vin aigre une éponge et la fixa à un roseau pour lui donner à boire, en disant : Laissez, voyons si Élie va venir le descendre de là.
37 Mais Jésus laissa échapper un grand cri et expira.
38 Le voile du sanctuaire se déchira en deux, d’en haut jusqu’en bas.
39 Voyant qu’il avait expiré de la sorte, le centurion qui était là, en face de lui, dit : Cet homme était vraiment Fils de Dieu.

C’est là qu’est le signe promis : une détresse incomparable, celle du Fils de Dieu rejoignant, faisant siennes, toutes les détresses du temps, toutes nos détresses, jusqu’au cœur des ténèbres spirituelles, jusqu’à la perte du sens de Dieu. Il a ainsi rejoint l’humanité sans Dieu, a-thée, fait semblable aux humains athées au moment même de sa mort : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Et c’est ainsi qu’il est devenu le salut de tous les hommes, Sauveur du monde jusqu’en ses profondeurs les plus sombres. Et c’est ainsi que la croix est devenue le signe du Fils de l’Homme venant « dans la plénitude de la puissance et dans la gloire » (v. 26).

Cela parce qu’il a partagé le cœur de plus intense de nos ténèbres : telle est la bonne nouvelle que nous ne pouvions même pas concevoir. Quand nos détresses spirituelles nous ont réduits aux ténèbres et à la plus totale impuissance, quand on ne sait plus même comment croire, alors la délivrance est proche : c’est dans ces ténèbres mêmes qu’il nous a rejoints sur la croix jusqu’au gouffre de la mort : sachez donc que « le Fils de l’homme est proche », tout proche…


R.P.
Poitiers (AG) 18.11.12


dimanche 11 novembre 2012

Le nécessaire et le superflu




1 Rois 17, 10-16 ; Psaume 146 ; Hébreux 9, 24-28 ; Marc 12, 38-44

1 Rois 17, 10-16
10 [À la parole du Seigneur, Élie] se leva, partit pour Sarepta et parvint à l'entrée de la ville. Il y avait là une femme, une veuve, qui ramassait du bois. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un peu d'eau dans la cruche pour que je boive ! »
11 Elle alla en chercher. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un morceau de pain dans ta main ! »
12 Elle répondit : « Par la vie du Seigneur, ton Dieu ! Je n'ai rien de prêt, j'ai tout juste une poignée de farine dans la cruche et un petit peu d'huile dans la jarre ; quand j'aurai ramassé quelques morceaux de bois, je rentrerai et je préparerai ces aliments pour moi et pour mon fils ; nous les mangerons et puis nous mourrons. »
13 Élie lui dit : « Ne crains pas ! Rentre et fais ce que tu as dit ; seulement, avec ce que tu as, fais-moi d'abord une petite galette et tu me l'apporteras ; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils.
14 Car ainsi parle le Seigneur, le Dieu d'Israël :
Cruche de farine ne se videra, jarre d'huile ne désemplira
jusqu'au jour où le Seigneur donnera la pluie à la surface du sol. »
15 Elle s'en alla et fit comme Élie avait dit ; elle mangea, elle, lui et sa famille pendant des jours.
16 La cruche de farine ne tarit pas, et la jarre d'huile ne désemplit pas, selon la parole que le SEIGNEUR avait dite par l'intermédiaire d'Élie.


Marc 12, 38-44
38 Dans son enseignement, il disait: "Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques,
39 à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte et les premières places dans les dîners.
40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation."
41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup.
42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes.
43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit: "En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc.
44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre."


*

Pauvres comme Job, nos veuves, celle de Sarepta comme celle de l’évangile… Deux piécettes dans un des troncs du Temple de Jérusalem…

À propos de tronc, le livre du prophète Ésaïe (ch. 44) ironise au sujet de l’idole en parlant du tronc d’arbre coupé en deux par l’artisan qui sculpte une statue représentant sa divinité. Il brûle la moitié de ce tronc qu’il a utilisé pour son œuvre et adore la seconde moitié, devenue statue. Symbole, évidemment, que la statue ! — rétorquerait le sage artisan, plus malin que le livre d’Ésaïe. Il sait bien, lui, que son dieu n’est pas le tronc de bois ! — Il sait bien que ce tronc ne fait que symboliser son dieu. Balourd d’Ésaïe — doit-on conclure ? Que n’a-t-il pas compris cette évidence de bon sens !

À moins que le Livre d’Ésaïe n’ait justement très bien compris — ce qu’est un symbole, et que là précisément soit le problème !

C’est aussi un symbole que l’argent ! Symbole voué à simplifier les échanges — argent qui va, qui vient, Job justement, en sait quelque chose ! La chose est d’autant plus évidente que la matière symbolique a moins de valeur en soi — comme le bois pour la statue d’Ésaïe.

La piécette d’argent, symbole simplifiant les échanges, avait au moins la valeur de son poids de métal. Mais que dire quand on en est au papier ? (Sans parler de nos temps numériques où ne restent plus que chiffres — abstraits.) Pourquoi un coupon de papier symbolisant lui-même un autre symbole, par exemple 5 €, a-t-il moins de valeur qu’un autre papier d’une autre coloration, symbolisant par exemple 50 € ?

Aux temps bibliques, on n’en était pas encore à l’argent-papier. Mais on était déjà dans une société où la monnaie, quoique alors avec sa vraie valeur en métal, avait acquis une valeur symbolique conventionnelle. Déjà la monnaie fonctionnait comme intermédiaire d’échange, intermédiaire entre deux objets (entre par exemple un sac de blé et un morceau de viande de valeur jugée équivalente) et entre deux personnes (deux propriétaires qui s’accordent pour reconnaître que l’objet tierce, l’argent, symbolise la valeur de leur travail de cultivateur ou d’éleveur).

Le premier livre des Rois parle de la farine et de l’huile de la veuve de Sarepta, bien plus précieux que l’or et l’argent en vérité. Quand mon fils et moi les aurons finis, dit-elle en effet, nous mourrons. Bien plus précieux, certes — mais pas autant que leur source ! la source éternelle de tout bien, et donc de la farine et de l’huile (alors que dire de ce qui symbolise leur valeur conventionnelle !), source que leur indique le miracle avec Élie, source que Jésus, au jour de notre épisode, peu avant sa crucifixion, est en passe de dévoiler.

La monnaie, symbole de l’huile et de la farine, a remplacé ce qu’elle peut obtenir pour la veuve, tout comme dans l’économie elle a remplacé le troc — au risque avéré de prendre une signification en soi, comme une valeur autonome : illusion, en fin de compte ! La tradition juive, reprise par Jésus, ne s’y est pas trompée, qui rejoint Ésaïe en nommant l’idole symbolisée par la monnaie : Mammon…

*

« Assis vis-à-vis du tronc, Jésus regardait comment la foule y mettait de l'argent ». Voilà qui permet de mesurer à quel point l’argent ne le gêne pas, à quel point donc, il ne l’idolâtre point. Voilà aussi de quoi comprendre comment Jésus dérange. Imaginez-le en train de se pencher sur le panier d'offrandes et de regarder combien vous mettez ! Eh bien, c'est exactement ce qui se passe au moment de l'offrande ! « Ton Père qui voit dans le secret » voit aussi le secret de ton aumône (Mt 6:4)…

Prenons toutefois garde à ne pas faire de ces textes des armes à culpabiliser en en déplaçant le sens. Ceux à qui s'en prend Jésus sont ceux qui font de l'exhibition en s'arrangeant pour que tous sachent combien ils sont pieux et quelle belle offrande ils donnent : « ils ont déjà leur récompense », nous dit-il.

Et il donne en exemple la veuve — c’est-à-dire à l’époque, sans ressources financières — qui vient de mettre quelques piécettes ; elle veuve spoliée, finalement, en quelque sorte, par les donneurs de leçons de piété, en ce sens qu’elle donne en fait beaucoup (même si ça semble peu), puisque cela empiète sur son nécessaire, son minimum vital : « gardez-vous des gens à la piété exemplaire... » (v.38, 40). Certes ils font de belles offrandes — c'est qu'ils ont les moyens, contrairement à la veuve ; comme de belles prières, signe d’une belle aisance qui se voit jusque dans les dîners. Ils ont déjà leur récompense : avoir brillé.

C'est contre cela que Jésus intervient : pour toi « que ton offrande se fasse dans le secret », « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite », ce qui ne signifie pas un retour à la case départ ! Jésus n'en regarde pas moins dans le panier d'offrandes, indiquant ce que Dieu seul voit.

*

Il faut, pour éclairer le propos, se rappeler le sens précis du mot « aumône » dans la tradition biblique. Le terme traduit ainsi renvoie au mot hébreu signifiant « justice ». L'aumône devient la restitution d'un équilibre qui a été rompu. La richesse, sous l’angle où elle est productrice de déséquilibres, est mal notée par les auteurs bibliques.

Elle devient mauvaise si elle n'est pas purifiée par l' « aumône », par la justice, qui corrige le déséquilibre qu’elle produit naturellement, puisqu’il est dans sa nature de croître exponentiellement (voir la parabole des talents). Et c’est même en cela qu’elle est signe de bénédiction ! Mais à terme cela mène au déséquilibre si ce n’est pas purifié par l’ « aumône » qui ne signifie rien d’autre que la « justice ».

Ne pas le voir est pour nous tout simplement une façon subtile de nous masquer qu'il est un certain déséquilibre, accepté, jugé normal ou fatal, mais qui relève tout simplement du péché. « Malheur à ceux qui ajoutent champ à champ » criait le prophète — ce qui est pourtant censé être signe de bénédiction ! Exemple concret, pourtant, de la liberté devenant celle du plus fort d'opprimer le plus faible. Où l'accumulation des uns spolie les autres. Ce que dénonce à nouveau Jésus.

Et cette question, que pose la Bible à travers la dénonciation de l'accumulation, a pris de nos jours la taille d'un problème qui atteint des proportions internationales aux conséquences considérables, internationales elles aussi.

*

L’Évangile libérant de la peur de manquer, est à même de déboucher la source commune de tous biens, comme la veuve de Sarepta, et comme celle des piécettes du Temple.

Cette peur de manquer qui signe l’avarice comme captivité, fruit de la peur comme manque de foi. Ce mal, fruit de cette peur, est la cupidité, désir d’argent mentionné explicitement par le Nouveau Testament comme péché-racine — ou péché capital, c’est-à-dire qui en fait essaimer d’autres. 1 Timothée 6, 10 : « l’amour de l’argent est une racine de tous les maux ; et quelques-uns, en étant possédés, se sont égarés loin de la foi, et se sont jetés eux-mêmes dans bien des tourments. »

Cette peur parle en ces termes : « Dieu pourvoira-t-il à mon lendemain ? Alors au cas où, je m’assure moi-même, je thésaurise ». Or, voilà une attitude assez commune. Qui n’a pas été l’attitude des veuves de nos textes. Et donc Jésus loue aussi la rareté de l’attitude de la veuve du Temple : elle n’a pas craint de donner de son nécessaire. Cela contre l’attitude assez commune de thésauriser que l’on pardonne peu aux autres. Car l’avarice, on le sait, suscite peu la compassion, et pourtant elle est souffrance.

C’est ce qui permet de dire que l’Évangile du pardon libérateur est peu passé dans ce domaine. On a peu reçu de pardon sur un domaine où l’on a peu confessé, et où donc on pardonne peu. « Celle à qui il a été beaucoup pardonné a beaucoup aimé », dit ailleurs Jésus, d’une autre femme.

C'est peut-être là la source de l'offrande, du don : recevoir le don, le pardon, de Dieu pour notre manque de foi, qui nous fait — et thésauriser, et être sévères sur la pingrerie des autres, qui n’est jamais qu’une autre captivité qui demande aussi libération !

Où il s’agit de découvrir une autre richesse, juste celle-là : « Apportez la dîme... mettez-moi ainsi à l'épreuve, dit Dieu, et vous verrez si je n'ouvrirai pas pour vous les écluses du ciel, si je ne déverse pas sur vous la bénédiction au-delà de toute mesure » (Ml 3:10).

Et la veuve de Sarepta n’a pas manqué !

« Voir s'ouvrir les écluses des cieux », telle est la promesse que Dieu fait à qui ouvre son cœur et ce qui le recouvre... les veuves de nos textes sont alors bien plus riches qu’on ne croit…


R.P.
Poitiers, 11.11.12


dimanche 28 octobre 2012

"Que je retrouve la vue"




Jérémie 31, 7-8 ; Paume 126 ; Hébreux 5, 1-6 ; Marc 10, 46-52

Marc 10, 46-52
46 Ils arrivèrent à Jéricho. Et, lorsque Jésus en sortit, avec ses disciples et une assez grande foule, le fils de Timée, Bar-Timée, mendiant aveugle, était assis au bord du chemin.
47 Il entendit que c’était Jésus de Nazareth, et il se mit à crier ; Fils de David, Jésus aie pitié de moi !
48 Plusieurs le reprenaient, pour le faire taire ; mais il criait beaucoup plus fort ; Fils de David, aie pitié de moi !
49 Jésus s’arrêta, et dit : Appelez-le. Ils appelèrent l’aveugle, en lui disant : Prends courage, lève-toi, il t’appelle.
50 L’aveugle jeta son manteau, et, se levant d’un bond, vint vers Jésus.
51 Jésus, prenant la parole, lui dit : Que veux-tu que je te fasse ? Rabbouni, lui répondit l’aveugle, que je retrouve la vue.
52 Et Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé.
(10-53) Aussitôt il recouvra la vue, et suivit Jésus dans le chemin.

*

Texte du jour en ce dimanche de la Réformation… Confiance… « Ta foi t’a sauvé ». On ne peut pas mieux dire. Nous voilà au cœur du message de l’Évangile tel que proclamé par Martin Luther et qui a bouleversé et fait renaître l’Europe du XVIe siècle.

Cela en réponse à une formulation claire du problème : « que veux-tu que je te fasse ? » a demandé Jésus à l’aveugle. Mais… que je voie ! Lumière que l’on espère, et reçoit enfin…

Seize siècle plus tard… Un témoin, Gérard Roussel, proche de Lefèvre d’Étaples et réfugié en 1525 à Strasbourg avec lui, rapporte ce qu’il y voit. Le culte du dimanche :

« [Près de la table de la Cène] le ministre […] lit quelques prières tirées des Écritures et […] tout le monde chante un psaume. […] Le ministre ayant encore prié, il monte en chaire, et lit d’abord de façon à être compris de tous, l’Écriture qu’il veut expliquer… Le sermon fini, le ministre revient à la table. Tout le monde chante le symbole. Après quoi il est expliqué au peuple pour quel usage le Christ nous a donné la Cène… (…) Le ministre prend la Cène en dernier et achève le reste [approche luthérienne selon toute apparence]. Après quoi chacun se retire dans sa maison, pour revenir au grand temple, après dîner, environ à midi, et entendre le sermon que le pasteur adresse au peuple. »

Faim de la parole de vie et soif de lumière. La Réforme a produit ces effets en l’espace de quelques mois — comme la lumière qui jaillit dans des ténèbres reconnues pour telles —, bouleversant tant Strasbourg ici comme tout le continent, des bouleversements au cœur religieux du XVIe siècle.

Cela s’étend largement — jusqu’ici, à Poitiers, où Calvin, qui ne cache pas sa proximité d’avec la réforme strasbourgeoise, a peut-être prêché. Ce serait dans l’actuel collège Henri IV. Il ne serait en effet pas surprenant que, comme le rapporte la tradition, Calvin ait prêché à Poitiers comme il l’a fait en de nombreux endroits.

La parole a germé à temps — et à contretemps, comme à Genève, d’où on l’a chassé… puis rappelé, après qu’il ait été à Strasbourg et y ait, à ses dires, beaucoup reçu de la Réforme qui y a lieu de la façon que l’on vient d’entendre.

La Réforme est née de la parole de Dieu. L’Église en tout temps naît de la parole de Dieu, parole prêchée et confirmée par les sacrements. C’est ce qu’on vient d’entendre de l’Église de Strasbourg au XVIe siècle, une parole prêchée que les fidèles veulent réentendre l’après-midi. Et pourtant le matin la prédication a déjà duré une heure en moyenne ! Manifestement on a faim, non seulement de pain, mais de toute parole de Dieu.

Le sentiment est prégnant que de là naît la vie, de là jaillit la lumière, dont on sent avoir été privé, comme pour l’aveugle de Jéricho — Bar-Timée — au nom mélangé d’araméen — Bar, « fils de » — et du nom grec de son père, Timée : fils de Timée, de celui qui est digne d’honneur…

Cette histoire de Bar-Timée en ce jour de fête de la Réformation m’a fait penser à la devise des vaudois, tirée du prologue de l’évangile de Jean : lux lucet un tenebris : « la lumière luit dans les ténèbres » (Jean 1, 5) — les vaudois en ayant porté le flambeau à travers le Moyen Âge jusqu’à ce que cette lumière jaillisse en plein jour de la parole de Dieu : « Jésus dit à Bar-Timée : Va, ta foi t’a sauvé ». Parole de la Réforme que la parole de la foi, trouvée dans la Bible par Luther comme Évangile de la libération ; parole de la foi seule qui jaillit comme lumière du cœur des Écritures, comme prédication — proclamation — de la parole de Dieu.

C’est cette parole de leur liberté, parole de lumière qui vient de jaillir — dans un mouvement de réforme enfant de celui qui a veillé durant des siècles pour maintenir dans l’honneur la lumière qui luit dans les ténèbres —, parole que les Strasbourgeois ne se lassent pas d’entendre, au culte, puis après le repas. Cinq siècles après, nous savons-nous encore affamés et aveugles ? Ou serait-ce à dire qu’on a perdu le sens de la soif de lumière, le sens de la source de la lumière qui fait crier l’aveugle Bar-Timée ?…

Autres temps, autre capacité d’attention sans doute — mais même aveuglement pourtant, même faim, même soif. On est avec Bar-Timée à l’époque de la parole annoncée de témoin en témoin, au XVIe siècle on est à celle de la diffusion de la Bible par écrit grâce à l’imprimerie, chose inquiétante pour plusieurs, comme Socrate s'inquiétait en son temps des ravages de l'écriture sur la mémoire des peuples... et comme aujourd’hui on peut s’inquiéter de l’effet la diffusion de l’image et du numérique sur la capacité d’attention.

Mais la même vérité demeure, celle qui a rendu la vue à l’aveugle, et qui aujourd’hui ouvre toujours les yeux qui se savent aveugles : la parole de Dieu est parole de vie, elle seule peut vivifier l’Église.

En cette première année de fête de la Réformation dans le cadre de l’Église unie, résonne tout à nouveau cette certitude intime qui est celle de Bar-Timée quant à la source de la vie nouvelle, source du recouvrement de la vue, la foi seule qui naît de la présence de Jésus : « ta foi t’a sauvé ». Si cinq siècles nous ont divisés, division commençant par un échec à s’accorder sur la compréhension de la Cène, un point a toujours été le point commun entre Églises luthériennes et réformées : « là où la parole de Dieu est droitement prêchée et reçue, et où les sacrements sont administrés selon l’institution du Christ, là est l’Église ». C’est à cette conviction commune qu’il s’agit de venir tout à nouveau — ensemble.

Pour que cette conviction se concrétise pour le salut du monde, il reste à chacun de nous de se savoir aveugle, comme Bar-Timée, et de crier vers celui qui passe : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi », même si comme Bar-Timée, on veut nous faire taire. Du cœur de nos ténèbres, du cœur de notre nuit, ne savons-nous pas qu’il est la source de la lumière ?

Ne connaissons-nous pas, comme lui, notre problème ? « Que veux-tu que je te fasse ? » lui demande Jésus — nous demande Jésus. « Mon maître, lui répondit l’aveugle, que je recouvre la vue. Et Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé. » Confiance !

« Que je retrouve la vue » — que telle soit notre prière, à laquelle Jésus a répondu : « Ta foi t’a sauvé. »

Ils appellent l’aveugle, en lui disant — en nous disant : « Prends courage, lève-toi, il t’appelle » — pour faire résonner tout à nouveau en toi la parole de la vie : « ta foi t’a sauvé ».


RP,
Poitiers, dimanche de la Réformation, 28.10.12


dimanche 14 octobre 2012

L'homme riche




Proverbes 3.13-20 ; Psaume 90 ; Hébreux 4.12-13 ; Marc 10.17-30

Marc 10, 17-30
17 Comme il se mettait en route, quelqu’un vint en courant et se jeta à genoux devant lui; il lui demandait: "Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage?"
18 Jésus lui dit: "Pourquoi m’appelles-tu bon? Nul n’est bon que Dieu seul.
19 Tu connais les commandements: Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère."
20 L’homme lui dit: "Maître, tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse."
21 Jésus le regarda et se prit à l’aimer; il lui dit: "Une seule chose te manque; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi."
22 Mais à cette parole, il s’assombrit et il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
23 Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples: "Qu’il sera difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu!"
24 Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète: "Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu!
25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu."
26 Ils étaient de plus en plus impressionnés; ils se disaient entre eux: "Alors qui peut être sauvé?"
27 Fixant sur eux son regard, Jésus dit: "Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu."
28 Pierre se mit à lui dire: "Eh bien! nous, nous avons tout laissé pour te suivre."
29 Jésus lui dit: "En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Evangile,
30 sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et dans le monde à venir la vie éternelle.

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L'homme et les commandements

Renvoyé à Dieu seul ! L'homme riche en appelle à Jésus qu'il sait à juste titre pouvoir considérer comme « bon Maître ». Jésus le renvoie à Dieu seul en lui rappelant le résumé de la Loi : ses responsabilités à l'égard de ses prochains. Seul responsable devant Dieu.

Voilà qui semble ne pas l’aider ! Et l'homme d’affirmer alors s'en être tenu aux commandements dès sa jeunesse ; ce qui renvoie au temps où il a appris à connaître la Loi, le temps de la bar mitsvah, âge de la responsabilité devant Dieu.

Matthieu et Luc l'ont souligné en parlant d'un jeune homme riche, le titre courant de notre passage. Marc, lui, ne parlant pas de l'homme comme d’un jeune homme, malgré ce que suggèrent nos habitudes, nous pouvons bien saisir que cela nous concerne évidemment tous, quel que soit notre âge. Cela dit, la jeunesse de l’homme semble indiquée par sa remarque-même, empreinte d’une certaine candeur, propre à la jeunesse : « j’ai observé tout cela » dit-il des commandements — signe de jeunesse effectivement que de se croire si parfaitement en règle, signe propre à émouvoir le regard attendri de Jésus : « Jésus se prit à l’aimer ».

Nous connaissons la loi de Dieu, source de la libération, nous connaissons l'Évangile de la liberté, et nous savons pourtant que nous en sommes souvent bien loin, poursuivant cette liberté par nos façons de nous évertuer à l’obtenir par nous-mêmes quand elle est don gratuit, promesse de la parole initiale de la Loi : « je suis le Seigneur qui t’ai libéré ». Dieu ne cesse de nous appeler hors de notre esclavage pour nous accorder une liberté qui nous coûtera nécessairement cher — le texte parlera carrément de persécutions —, cher donc, à commencer par le plan strictement financier — laisse tous tes biens…


L'homme et la liberté

Et là on va passer du premier plan de notre texte, la relation aux commandements qui nous placent dans la responsabilité, la capacité de répondre par le service, à un second plan, celui où en même temps le commandement nous dépouille de notre volonté d'être servis, comme des riches ; un plan où il nous met dans l'humilité devant Dieu, en nous disant l'exigence de l'obéissance.

Face au commandement reconnu, nous sommes à nu, dans une radicale humilité, disponibles à être aimés. Où la remarque « Jésus se prit à l’aimer » trouve un deuxième aspect. Dépouillés, seuls devant Dieu. C'est ce que Dieu nous demande à tous. Rompre d'avec tout ce qui nous fait exister à nos propres yeux. Rupture d’avec nos prétentions, qui nous font croire que telle ou telle chose nous est due. Rupture aussi, donc, d'avec nos biens, mais aussi d’avec nos proches et puis d’avec nous-mêmes.

Au devant de cela, il est question de nos biens. C'est là le test décisif. C'est là que Jésus rend le problème de son interlocuteur visible. Les parents, les proches, il y revient après, avec ses disciples. C'est fondamental, mais plus difficilement visible.

La question de ses biens rend l'esclavage de l'homme clairement visible : il n'est pas face à Dieu, comme l'exige la bar mitsvah, mais face à son statut social, à ce que l'on pense de lui, à la façon dont on le regarde, ou en termes de biens, face au crédit que lui donne sa richesse.

Où le respect des commandements, réel, et utile — rien à dédaigner dans ce comportement de cet homme, que Jésus apprécie — s’avère fonder son vrai sens, quant à la liberté.

Car en regard de ce qu’il en est pour cet homme de son statut et de son prestige, où ce respect des commandements devenait un des éléments du prestige social — s’il n’est question que de cet angle-là, l’homme y perd sa liberté, ou plutôt il ne l'a pas acquise : il a reçu du commandement non pas l'humilité qui libère et que crée l'exigence de l'obéissance, mais la prestance de celui qui est donné pour être en règle.

Où il perd la liberté de considérer les autres autrement que de haut ; dans notre texte, celle de considérer les pauvres comme dignes de bénéficier eux aussi de sa richesse, puisqu’il s’agit de la leur distribuer ; mais elle a trop d'importance pour sa vie !

Où l’on touche au cœur des choses ! Quand on devient concret à ce point, celui du coût de la grâce gratuite… Eh bien précisément l’Évangile est là et nulle part ailleurs ! Il ne nous rencontre que là. Ailleurs, il est abstrait, n’engage pas. Ce qu’a bien perçu l’homme de notre texte, d’où sa tristesse.

La grâce coûtera tout. Voilà ce que dit Jésus par ses propos à notre homme. Et c’est là ce que l’on évite en permanence, se contentant de l’Évangile comme scandale pour la raison — quand on aura dit les miracles et la résurrection — ; si encore on n’atténue pas même cela !

Mais le vrai scandale est plus que celui de la seule raison qui refuse ce qui n’est pas raisonnable. Le scandale de l’Évangile est en ce qu’il faut abandonner ! La parole de la croix, n’est pas la peinture d’un crucifix. Prendre sa croix est suivre Jésus en abandonnant jusqu’à sa propre vie. On l’a à nouveau à la fin de notre texte, lorsque Jésus explique aux disciples ce qui s’est passé avec ce pauvre riche, riche devenu tout triste. Tout abandonner, et cela concrètement…

Car les disciples ont compris l’enjeu : qui peut être sauvé, à ce compte ?

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Revenons à notre homme. Il vit dans le mensonge de sa propre justice — apparente, quoique réelle. Il n'est dès lors pas libéré — non plus que de la dépendance des hommes, à commencer par le regard de ses proches. Il est, comme l'ont relevé Matthieu et Luc, un jeune homme, un perpétuel jeune homme, dont la bar mitsvah manque toujours de sa conséquence : la liberté.


L'homme frustré

L’homme est à présent face au Christ auquel il s'est adressé au départ, mais frustré. C'est qu'il n'est d'être à l'image du Christ, d'être vrai, que devant Dieu seul, seul bon. Et cela suppose, tôt ou tard, l'abandon de tout ce dont notre vie serait censée dépendre, à commencer bien sûr par les parents et tous les proches — Jésus le dira à ses disciples, et jusqu'à tout ce qui peut donner un statut social, et notamment par la richesse. Et là c’est concret. Que cela paraît difficile !

Mais il n'est en dehors de cela pas de liberté possible, pas de libération évangélique, pas d'être digne du Christ.

Pas plus d'entrée dans le Royaume de Dieu qu'il n'est pour un chameau de passage à travers un trou d'aiguille. Impossible, donc, comme le remarquent les disciples. Impossible aux hommes !… mais pas à Dieu. Encore le même retour : se placer sous son regard, hors du mensonge.

Sans quoi reste la tristesse d'être toujours dépendant, toujours frustré, de passer sa vie à s'en repartir tout triste.

Il faut en fait « abandonner père, mère, ses biens, etc., pour être digne de moi », dit Jésus. Cela pour mettre fin à la frustration de n'être jamais soi-même. Et Jésus l’a dit concrètement à l’homme triste : « tes biens ! » Car ça, c’est concret, pour lui. On sait en effet très bien qu’abandonner ses proches ne veut pas dire partir au désert et les laisser se débrouiller. Ici l’abandon est en quelque sorte symbolique : par exemple se préparer à l’inéluctable. Comme pour sa propre vie : il faudra partir… Mais en son temps. Donc tout va bien pour le moment.

Mais pour notre homme, Jésus a eu l’occasion de dire ce qu’il en est concrètement : la grâce gratuite te coûtera tout, tôt ou tard. Tu devras tout laisser, et donc le savoir, l’accomplir, dès maintenant. Ce à quoi tu veux t’engager en me posant ta question, celle du salut, je te dis à présent ce qu’il en est. Tu veux connaître le salut ? Mais ça va tout te coûter. Tout. Dieu ne te laissera rien. Alors va, vends tout, distribue tout.

« Ce salut est impossible », ont dit les disciples. « C’est vrai ! » répond Jésus. Alors, « comptez sur Dieu… Suivez son appel avec confiance, jour après jours, sachant que cela vous coûtera tout. » Tout ! Et cela nous vaudra de recevoir dès cette vie, au centuple ce qu'il nous a semblé si dur de lâcher. Cela coûte tout, jusqu'à la persécution : déjà celle de subir la moquerie, pour prix de n'être pas comme un mouton.

Il n'est pas facile de se résoudre à recevoir ce qui ressemble à sa propre mort, renoncer à toute possession ; mort à soi-même indispensable pour la naissance d'en haut, la naissance à la liberté.


Un monde nouveau

Alors seulement, un monde nouveau, prémisse des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, peut advenir. Un monde de relations humaines basées sur la reconnaissance de l'autre pour lui-même, être créé selon l'image de Dieu manifestée en Christ. Où l’on voit que c’est bien là l’Évangile, ou sa réception concrète.

S’ouvre alors une réelle possibilité d'accueil du prochain (n’oublions pas, il est question des commandements dans ce texte) ; accueil du prochain, celui qui s’approche, tel qu'il nous est donné sous le regard de Dieu, tel qu'il est, un regard qui nous en dévoile la valeur infinie. Les proches, Jésus y revient avec ses disciples. Un prochain radicalement autre, personnellement à l'image de Dieu, c'est-à-dire irréductible à ce à quoi nous voudrions le limiter. Le fruit de ce que dit Jésus au riche : « distribuer ses biens aux pauvres ». Qu'elle est dure, la liberté !

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Voilà tout un programme, et qui n'est pas facultatif — un programme qui est le salut. Qui permet une réelle découverte de Dieu et de notre prochain ! Cette découverte de ce prochain, riche en Dieu face à nous-mêmes — à commencer par ces prochains que sont nos enfants, nos parents… —, découverte de nous-mêmes finalement, ne se fera qu'à travers la rupture que le Christ opère entre nos proches et nous, entre nous et nous. À travers notre abandon à Dieu ! Et concrètement, il s’agit d’abord bel et bien, de nos biens, de tous nos biens.

R.P.
Poitiers, 14.10.12