dimanche 30 octobre 2011

Réformation - protestants aujourd'hui




Malachie 2:1-10 ; Psaume 131 ; 1 Thessaloniciens 2:1-13

Matthieu 23, 1-12
1 Alors Jésus s’adressa aux foules et à ses disciples:
2 "Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse:
3 faites donc et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes, car ils disent et ne font pas.
4 Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt.
5 Toutes leurs actions, ils les font pour se faire remarquer des hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges.
6 Ils aiment à occuper les premières places dans les dîners et les premiers sièges dans les synagogues,
7 à être salués sur les places publiques et à s’entendre appeler Maître par les hommes.
8 Pour vous, ne vous faites pas appeler Maître, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères.
9 N’appelez personne sur la terre votre Père, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste.
10 Ne vous faites pas non plus appeler Docteurs, car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ.
11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.
12 Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé.

*

En ce jour de fête de la Réformation, il est réjouissant de constater que l’Évangile annoncé par Martin Luther a renversé les forteresses — de toute façon. Et même si cela ne se voit pas toujours, et même s’il reste encore du chemin jusqu’au Royaume. Luther a obtenu déjà ce triomphe que de toute façon l’Église s’est réformée. Toute l’Église s’est réformée, fût-ce contre Martin Luther. De l’Église catholique romaine (dont la Réforme a été obligée par Luther de se faire contre Luther — la Contre-réforme est aussi une réforme !) jusqu’aux anabaptistes.

On admet aujourd’hui cela assez communément. Et du coup voilà les hommages qui pleuvent sur les protestants — et nous voilà aux premières places dans les dîners mondains.

Entendons l’hommage rendu unanimement par nos médias à nous autres protestants, à l’occasion du récent centenaire de l’Assemblée du Musée du désert, par exemple : « les protestants ont remis, avec l’Écriture, l’essentiel en honneur ; ils sont des modèles de rigueur morale ; ils ont des professeurs en Sorbonne et des ministres au gouvernement et, chaque année, ils se réunissent en synode pour inviter ces mêmes gouvernements à la sagesse ; ils sont reconnaissables dans la rue ou à la télévision à leur modestie. » (Termes repris à un collègue.) Bel écho à ce que dit Jésus ironiquement des gens remarquables de son temps.

Disons donc que ce soit là précisément, malgré les apparences médiatiques, ce que n’est pas « être protestants aujourd’hui » — selon le thème que vous m’avez proposé — avant de voir ce que c’est.

C’est ici qu’il s’agit tout d’abord de réhabiliter pharisiens et scribes : gens effectivement remarquables. Nous devons déjà à ces fameux scribes la Bible, transmise avec une fidélité inégalable. Paul n'aurait pas été aussi grand s'il n'avait été pharisien. Et quand nous donnerons la dîme de tous nos biens nous pourrons commencer à dresser le début d'un réquisitoire ; quel trésorier n’aimerait pas avoir un peu plus de pharisiens parmi les cotisants et autres donateurs ?!

Vraiment, pharisiens et scribes étaient parés de toutes les vertus. Ce n'est pas leur absence de vertus qui fait problème à Jésus, ça en est la surabondance. On vient d’entendre ce flot de compliments adressés aux protestants, aujourd’hui décernés à l’occasion de tel centenaire dans les magazines et autres premières places des convivialités… Parole irréprochable, moralité réputée, humilité ostensible : voilà le portrait « grands médias » du protestant. Exactement ce que reproche Jésus aux pharisiens !

Tant de vertus reconnues ! Pour ne rien dire d’un courage à toute épreuve et a fortiori de la pluie (cf. les titres de journaux sur tel centenaire pluvieux — sur quoi le journal Echanges a eu le bonheur d’ironiser : « Un centenaire, ça s’arrose »).

Or ce qui importe c’est la vérité des paroles annoncées, que Jésus dans notre texte, reconnaît aux pharisiens : « faites et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire »… La vérité des paroles annoncées et surtout la mise en pratique…

Faites ce qu’ils disent, de toute façon, à défaut de faire ce qu’ils font, dit Jésus de ces bons prédicateurs. Quant aux actes — « … ne vous réglez pas sur leurs actes, car ils disent et ne font pas ».

De quoi s’agit-il donc ? Puisque loin de ne pas en faire, des œuvres, ils en font au contraire au point, donc, que leurs actes sont remarquables ! Et tout le monde les remarque ! Cela leur vaut cette estime commune qu’ils semblent goûter tant.

*

Où l’on doit tenter d’en venir en deçà de la surface, à ce que pourrait être l’héritage commun à mettre en œuvre, héritage remis en honneur par la Réforme : « ne vous laissez pas imposer de fardeaux », ces fardeaux qu’ils ne touchent pas, dit Jésus de certains de ceux qui l’interpellent !

Qu’est-ce à dire ? De quoi est-il question, puisqu’il ne faut pas entendre par là des bonnes œuvres ? — dont ils ne manquent pas : ces fardeaux-là, les bonnes œuvres, ils les touchent, et plus que du doigt, ils en portent vraiment. Il faut donc chercher ailleurs…

Par exemple, justement, être salué sur les places publiques, admiré, etc., quel fardeau pour y parvenir — fardeau dont eux n’ont pas besoin de s’encombrer : ils sont déjà installés dans les meilleurs sièges des repas et des temples !

Mais surtout, plus précisément, lesdits fardeaux consistent à être à la mesure de la vérité qui leur vaut — qui nous vaut, éventuellement — tant d’éloges, et que se gardent bien de pratiquer les flatteurs qui disent tant de bien de vertus, dont on ne saurait, pour s’assurer leur compagnie, que toucher avec modération… « Celui qui mange à la table du roi / du notable ne peut pas dire la vérité au roi / au notable » (proverbe africain). Bref, ces fardeaux-là, ils « se refusent à les remuer du doigt ».

Vous, dit Jésus à ses disciples, ne vous en laissez pas imposer. Faites simplement ce qu’ils disent. C’est aussi, pour qui sait entendre, une bonne nouvelle qui sort de leur bouche, à recevoir par la seule confiance, la foi seule. Entendez-y donc les promesses de la grâce — gratuite mais pas à bon marché comme les indulgences que dénonçait Luther.

Ils élargissent les phylactères pour être mieux appréciés ? Pas pour vous… Du coup on est devenu plus subtil ! Pas de phylactères, pas de franges de prière... On a retenu la leçon de Jésus, et laissé les phylactères visibles... pour d’autres certificats d’humilité, plus discrets ! Cela dit, on a gardé le goût des premières places chez les officiels et aux unes des magazines.

Pour ceux qui veulent être disciples de Jésus de la façon que prône Jésus, remise en honneur par la Réforme, les choses sont appelées à se passer autrement…

Paul avait compris tout ça, qui — rappelons-nous — se félicitait d’être jugé mauvais prédicateur, ou mauvais rhéteur, si l’on préfère (1 Co 1-2). Malaisé à entendre par les chercheurs de prestige médiatique. À ceux qui veulent de belles paroles de sagesse, ou des paroles puissantes et renversantes, il oppose la faiblesse et l’insipide de la croix.

Jésus, avant lui, n’est dupe ni des critiques, ni des compliments, qui sont finalement la même chose, autant de pièges. De sa parole, il n’attend pas en écho des compliments et des échos dans les journaux. « Il a bien parlé », dira-t-on pour se croire dispensé de mettre en pratique sa parole ou de comprendre ce qu’il veut dire concrètement... Lui attend de la mise en pratique qui libère en vérité.

Et puisque, apparemment, il ne cherche pas les compliments, on essaie donc de le déstabiliser en ruinant son audimat par des pièges… ce qui revient au même.

Car s’il n’a peut-être pas les phylactères aussi larges, on lui donne volontiers les titres flatteurs, et il n’a même pas la fausse de humilité de les refuser, remarquez — « un seul est votre docteur, le Christ », souligne-t-il. Ses disciples sont mis en garde, on tentera la même chose pour eux, les flatter, et cela leur plaira, forcément, bien que pour eux ce ne soit peut-être pas aussi mérité, ni exempt de la tentation de s’y complaire. Et ça ne vaut pas que pour les prédicateurs et autres scribes, théologiens et savants.

La vraie valeur est autre. « Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé ». Celui qui à nos yeux ne compte pas, c’est lui que Dieu exalte ; et c’est bien lui que le Christ a rejoint (Ph 2).

Alors pourquoi pas les rites, par lesquels même la parole de Dieu se fait signe, pourquoi pas les phylactères (Jésus n’a rien dit contre), pourquoi pas les différentes façons de célébrer la sainte Cène ou autres actes pastoraux, à la luthérienne, à la réformée ou autre, pourquoi pas les différentes organisations de l’Église. À l’instar des phylactères, cela a son sens, mais comme tout signe, cela est second, n’a pas fonction d’exalter celui qui en bénéficie, mais de le renvoyer, de nous renvoyer à la vérité de parole de Dieu et à son fruit.

La gloire, ici, est cachée. De sorte que la liberté du chrétien annoncée par Luther est d’abord liberté intérieure, devant Dieu seul. Vivre devant Dieu par la foi seule, c’est cela être héritier de la Réforme, quelle que soit la tradition — luthérienne, réformée ou autre — par laquelle on l’a reçue.

R.P.
Draguignan 30.10.11


dimanche 23 octobre 2011

Le plus grand commandement




Exode 22, 20-26 ; Psaume 18 ; 1 Thessaloniciens 1, 5-10

Matthieu 22, 34-40
34 Apprenant qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent.
35 Et l’un d’eux, un légiste, lui demanda pour lui tendre un piège :
36 "Maître, quel est le grand commandement dans la Loi ?"
37 Jésus lui déclara : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée.
38 C’est là le grand, le premier commandement.
39 Un second est aussi important : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
40 De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes."


*

Voilà un commandement — le plus grand des commandements — qui nous conduit au cœur de la justification par la foi.

Avant d’aller plus loin une question. « Jésus déclara : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est là le grand, le premier commandement. Un second est aussi important : Tu aimeras (pour) ton prochain comme (pour) toi-même. » Ainsi le dit Jésus, selon l’évangile. Jésus aurait-il donc inventé ce commandement, ou ces deux commandements, surtout le second, pour contrer un judaïsme qui les aurait ignorés ? Croire cela, comme on l’entend parfois affirmer, est faire preuve d’une belle inculture biblique. Les deux commandements sont non seulement dans la Torah, mais sont considérés par le judaïsme comme le cœur de la Torah. Comme le dit Jésus : « De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes ». Et il n’y qu’à voir le passage parallèle en Luc, où c’est le légiste qui donne la réponse.

Utiliser Matthieu, réputé auprès des spécialistes comme le plus juif des Évangiles, pour appuyer un préjugé anti-juif, voilà qui est fort de café. Voilà en plus qui est ne rien comprendre au piège que l’on tend à Jésus dans ce texte. Le piège vient de ce qu’on le soupçonne d’être aussi inculte sur la Torah que le sont ceux qui tirent de ce texte un argument anti-juif.

« Lui tendre un piège » : quel est le piège ? La question paraît pourtant simple !... Eh bien : il vient de « fermer la bouche aux sadducéens », précise le texte, qui signale ainsi que le piège est en lien avec un soupçon pharisien de concurrence illégale. « Fermer la bouche aux sadducéens » relève, en quelque sorte, de la responsabilité des pharisiens.

Quel est donc ce paysan, qui vient de Galilée, et qui, avec son accent bizarre et campagnard, coince les sadducéens devant tout le monde, et ô comble, en employant des arguments similaires aux leurs, pharisiens. Car Jésus a employé des arguments que ne renieraient pas les pharisiens, arguments parfaitement talmudiques. Mais que sait-il du cœur de l’enseignement pharisien ? C’est sur cela que porte le piège.

Tout cela rappelle le piège que les prédicateurs officiels du Moyen Age avaient voulu tendre aux vaudois, qui se mêlaient, en toute illégalité, de prêcher l’Évangile contre l’interdiction romaine de la prédication des laïcs. Faisons donc un petit détour par les vaudois et cet épisode les concernant.

Pour l’Église romaine d’alors, ce n’est pas tant leur prédication qui gêne : bientôt François d’Assise obtiendra l’autorisation de faire la même chose qu’eux. C’est pour éviter le renouvellement continuel du problème posé par les vaudois, que, diplomate, la papauté autorisera François d’Assise à prêcher quelques années après.

Les vaudois eux n’ont pas reçu cette autorisation. Alors on cherche à les piéger, en montrant que leur formation est insuffisante. À l’un d’eux qui comparaît à Rome, un clerc romain demande successivement s’il croit en Dieu – oui ; en Jésus-Christ – oui ; en l’Esprit saint –oui. Jusque là tout va bien, et voici le piège : en la Vierge Marie ? – oui, répond naïvement le vaudois qui ne flairait pas le piège dans la question. Et tout l’aréopage des ecclésiastiques romains et savants de s’esclaffer en disant : « et ça prétend prêcher l’Évangile ! »

Où est le problème me direz-vous ? C’est que les savants théologiens savent que si l’on croit en Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, on ne croit pas en la Vierge Marie, mais on croit que Marie est vierge. Nuance importante que le vaudois a négligée ce jour-là, se ridiculisant auprès des clercs.

C’est un piège similaire qui est tendu à Jésus, lui qui rabat le caquet des adversaires des pharisiens : de quel droit ?

Alors on va voir s’il est si fort que cela. « Quel est le grand commandement dans la Loi ? » Question difficile : il y en a 613 ! — selon ce nombre traditionnel dont Moïse Maïmonide fera au XIIe siècle l’exposé détaillé. Seules les écoles des pharisiens disent ce qu’il en est du plus grand des commandements.

Et, ô surprise, Jésus répond comme il faut ! Après les sadducéens, ce sont ceux des pharisiens qui doutaient de cela qui doivent se raviser.

Ce qui importe alors, le piège étant déjoué, c’est certes la vérité des paroles annoncées, que Jésus reconnaît aux pharisiens, il vient de dire la même chose qu’eux — mais surtout sa mise en pratique : là il y aurait beaucoup à dire. Quant aux pharisiens peut-être, et puisque la parole de Jésus est encore actuelle, quant à nous.

Car enfin, si l’on a compris, que l’on soit pharisien ou chrétien, que le cœur de la Loi est l’amour de Dieu qui se traduit en amour du prochain, qu’est-il besoin qu’on lui tende ces pièges, à ce prochain, notamment quand il n’a d’autre ambition que de faire ce pourquoi il a été envoyé, prêcher la vérité de Dieu ! Ce n’est pas le premier piège qui est tendu à Jésus par ses auditeurs, à Jésus et à ses successeurs, quant à leur culture.

Qu’est-il besoin, au lieu de recevoir la parole de ce Dieu que l’on proclame aimer, de ce comportement superficiel qui voudrait mesurer les envoyés de Dieu et prédicateurs de sa parole à l’aune d’on ne sait quel audimat — que l'on tente de ruiner par un piège ?! Façon de ne pas écouter la parole de Dieu. Car enfin, si, admettons, Jésus n’avait pas répondu à la mesure des justes critères pharisiens de la hiérarchie des commandements, est-ce que cela l’aurait disqualifié, aurait disqualifié la parole de Dieu qui sort de sa bouche ?

Au goût de ces pharisiens en question ici, oui certainement — comme la réponse des vaudois les disqualifiera aux yeux des clercs romains. Ce faisant c’est eux qui risquent, se privant de sa mise en pratique, de se priver ainsi de la parole de ce Dieu dont ils confessent que le plus important est de l’aimer par-dessus tout.

Mais Jésus n’est pas dupe. Sa prédication risque fort de n’être pas aimée. Pour une raison simple : de tout temps, comme il le rappellera, on a toujours encensé les faux prophètes et rejeté les vrais (Luc 6: 22, 23, 26). Les faux prophètes ne dérangent pas. Les vrais portent une parole dont le rôle est de déranger, précisément.

Pour les disqualifier, inconsciemment pour n’être pas dérangé, on leur cherche des poux dans la tête pour s’en débarrasser, ou on tente de les mettre dans sa poche pour n’en être plus dérangés. Voilà comment, sans s’en apercevoir, les interlocuteurs des Jésus se sont eux-mêmes mis en question, par la seule bonne réponse à leur question.

Aimer Dieu et le prochain, et donc s’abstenir de telles manigances. Évidemment, j’y ai déjà fait allusion, ce n’est pas le seul fait de ces pharisiens venus rencontrer Jésus ce jour-là. Et nous, est-ce que la parole de Dieu nous dérange au point que nous voulions la soumettre à l’audimat qui nous dispensera de l’entendre ?

Venons-en à présent au message de ce double commandement sur lequel tous s’accordent donc, Jésus et ses adversaires : aimer Dieu et son prochain : mais commande-t-on d’aimer ? demandera aujourd’hui la sagesse moyenne. Mais voyons, aimer ne se commande pas ! répond cette même sagesse à sa propre question. Eh bien si, dit Jésus avec la Bible et les pharisiens, cela se commande. Signalons que le mot aimer employé ici se traduirait adéquatement par chérir. Et cela se commande ! Qu’est ce qui m’est la plus cher ? Mon travail, ma voiture, mon argent, mes bijoux, mon prestige ? Que sais-je encore ?

Le commandement est alors celui d’une conversion, d’un retour, basé sur le souvenir que Dieu doit passer avant dans nos préoccupations et nos intérêts. Cela s’appelle la méditation. Comment faire pour que Dieu nous soit cher, le plus cher ? Compter ses bienfaits par exemple, et au cœur de ce décompte, découvrir que chacun de nos prochains a pour lui un prix infini.

Apprendre à découvrir le prix, la valeur infinie de Dieu qui nous accueille et la valeur infinie de chacun aux yeux de Dieu. Ce faisant, on est au cœur de la justification par la foi seule, qui seule fonde l’accomplissement de tous les commandements de Dieu, selon Luther. Je le cite dans le Traité de la Liberté du chrétien :

« […] Pour quelles raisons à bon droit on attribue à la foi un pouvoir assez grand pour qu’elle puisse satisfaire aux exigences de tous les commandements et qu’elle nous justifie sans le concours d’aucune bonne œuvre [ ? Parce] qu’elle satisfait aux exigences du premier commandement qui prescrit : « Tu honoreras un seul Dieu. » Quand vous ne seriez que bonnes œuvres des pieds à la tête, vous ne seriez quand même pas juste, vous n’honoreriez encore nullement Dieu et vous ne satisferiez pas aux exigences du tout premier d’entre les commandements. Car il n’est pas possible d’honorer Dieu sans lui reconnaître la véracité et toutes les qualités, comme il les possède d’ailleurs vraiment. C’est ce que ne fait aucune bonne œuvre, mais seule le fait la foi du cœur.
Aussi est-ce en elle seule que l’homme devient juste et satisfait aux exigences de tous les commandements. Car celui qui satisfait aux exigences du premier et du plus important d’entre les commandements satisfera sûrement et aisément aux exigences de tous les autres commandements. Les œuvres, par contre, sont choses mortes, elles ne pourraient honorer ni louer Dieu, encore qu’on puisse y recourir et en user pour l’honneur et la gloire de Dieu, mais nous cherchons ici non pas celui qui est mis en action, comme sont les œuvres, mais celui qui agit par lui-même et le maître d’œuvre qui honore Dieu et accomplit les œuvres. Ce n’est à rien autre qu’à la foi du cœur que nous devons essentiellement et entièrement d’être justes, aussi répand-on une doctrine dangereuse et absurde quand on enseigne que c’est par les œuvres qu’il faut accomplir les commandements, alors qu’avant de pratiquer les œuvres, il faut satisfaire par la foi à ces exigences et les œuvres viendront après l’accomplissement des commandements. »

R.P.
Vence, 23.10.11


dimanche 16 octobre 2011

Entre César et Dieu ?




Ésaïe 45, 1 & 4-6 ; Psaume 96 ; 1 Thessaloniciens 1, 1-5 ; Matthieu 22, 15-21

Matthieu 22, 15-21
15 Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil afin de le prendre au piège en le faisant parler.
16 Ils lui envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire: "Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition des gens.
17 Dis-nous donc ton avis: Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César?"
18 Mais Jésus, s’apercevant de leur malice, dit: "Hypocrites! Pourquoi me tendez-vous un piège?
19 Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut." Ils lui présentèrent une pièce d’argent.
20 Il leur dit: "Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles?"
21 Ils répondent: "De César." Alors il leur dit: "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu."

*

Que de succès la formule de Jésus « rendez à César… » n’a-t-elle pas eu ! Dernier usage connu en date : on en a fait depuis 1905, la racine de la laïcité et de la séparation des Églises et de l’État... Sauf que ce n’est pas du tout le propos de Jésus — qui disait cela bien avant 1905 et les autres lois de séparation modernes. Ou alors le christianisme historique est un peu long à la détente !

Quant au texte, il annonce la couleur : il s’agit d’un piège…

Voilà des pharisiens qui complotent contre Jésus, nous est-il dit, en venant avec les hérodiens ! Que les hérodiens ne supportent pas Jésus, on le comprend, ils sont payés pour ça : ce sont les pantins des Romains. Mais que des pharisiens, qui sont pourtant du parti de ceux qui n’entendent pas légitimer Rome — comme les disciples de Jésus espérant la délivrance du joug romain — que des pharisiens, donc, viennent à comploter avec les hérodiens, voilà qui est étrange.

Si la plupart des pharisiens sont conséquents dans leur adversité à l’égard de Rome, en voilà qui ne le sont pas. Et quelle longue introduction pour piéger Jésus ! — : on le flatte pour le faire parler, dit le texte.

Tout ça pour l’amener à dire devant les hérodiens, qui s’empresseront de faire leur rapport aux autorités, qu’il est le porte-parole, voire le Messie, d’un royaume souverain, Israël, et qu’il n’est évidemment pas comme Hérode, à la solde de Rome.

A moins que, pire, il ne se défile, et que lâchement, il ne prône la soumission symbolique, par l’impôt, se discréditant auprès des siens ! Auquel cas, ce sont parmi les pharisiens que certains se chargeront de colporter la nouvelle.

La question est de toute façon difficile : apparemment, une seule alternative, payer ou ne pas payer. Les circonlocutions flatteuses ont mis la puce à l’oreille de Jésus, il s’agit de le piéger. Alors, à la longue introduction de ses interlocuteurs, répond un bref : “hypocrites, pourquoi me tendez-vous un piège ?” Le piège déjoué ainsi, en deux mots, Jésus en vient à la question, la seule, qui lui est posée : l’impôt à César.

Pour les pharisiens, la réponse aura de quoi nourrir leur réflexion. Les hérodiens convoqués, eux, sont renvoyés à vide. Ils n’ont rien obtenu, Jésus ne leur a même pas adressé la parole. Jésus a déjoué le piège.

C’est pourquoi la réponse ne signifie pas ce qu’on a pris l’habitude d’en faire : une réponse qui serait au fond hérodienne, légitimant l’Empire romain. N’a-t-on en effet pas fait professer à Jésus une théorie du double pouvoir : le temporel à César, le spirituel à Dieu…

Et pourquoi pas, par la suite, à celui qui est censé le représenter, le pape — face à l’Empereur ? — pour un « pouvoir » spirituel que l’on sépare par la suite de celui de l’État, à l’appui de ce « rendez à César » ; où l’on origine, de façon tout aussi anachronique que l’attribution du « pouvoir » spirituel au pape, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État…

Mais une telle lecture revient — s’en rend-on compte ? — à faire des hérodiens satisfaits et des pharisiens qui auraient réussi à montrer que Jésus est au fond au service — conscient ou pas — du pouvoir romain. Or ce n’est manifestement pas ce que les uns comme les autres ont compris.

*

Quand Jésus dit « rendez à César ce qui est à César », il parle de la vanité de ce qu’il s’agit de lui rendre. Sur la pièce est une idole, César figure cette idole — Jésus et ses interlocuteurs ne peuvent que s’y accorder sans peine. Que les affaires d’idoles restent des affaires d’idolâtres : laissez leur cela. Pas de quoi satisfaire les hérodiens, traités donc implicitement de païens.

Mais pas mieux pour les pharisiens. L’ambiguïté de la seconde proposition ne leur échappe pas. « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu » n’est aucunement parallèle à « rendez à César ce qui est à César ». Comme si Dieu et César étaient chacun à la tête de deux banques d’État qui fonctionnent en parallèle, avec possibilité de change, comme les euros qui reçoivent les symboles souverains de chaque État européen.

Les pharisiens ne s’y sont pas trompés. Dieu est au-delà de César, infiniment au-delà, et tout lui appartient, César y compris… Alors allez tendre des pièges à d’autres, ou bien suivez-moi et adorez Dieu seul.

Pour aller un peu plus loin, remarquons qu’en ce qui nous concerne, chrétiens d’aujourd’hui, on semble étrangement avoir parfois des difficultés à admettre que César et Dieu ne sont pas des vis-à-vis ! — quand on fait usage de ce texte pour appuyer quelque séparation des pouvoirs…

Où il s’avère que l’on a toujours autant de difficultés à admettre la leçon. Il faut bien admettre que Jésus dérange toujours autant. Car c’est quand même là le cœur de son propos : il ne s’agit pas de s’imaginer que Jésus veut dire que, puisque César (ou ses successeurs) frappe monnaie à sa figure, le monde lui appartient à proportion des fluctuations boursières.

Ou, en d’autres termes, que César et/ou Mammon-la-Bourse est un concurrent légitime de Dieu. Pharisiens et hérodiens sont renvoyés dos à dos, mais pas César et Dieu !

Quand César n’est plus d’actualité, mais que Mammon, la vraie idole de tous les César — que l’on sert par le signe de l’impôt, de la contribution financière qu’ils réclament —, l’est plus que jamais, ce texte résonne avec une criante actualité. Il est ici question du pouvoir attribué à César/Mammon et de son culte, à savoir la façon commune d’en faire l’idole que l’on sert. Ce qui est bien, en tout temps, d’actualité. Et qui, en certains temps, est de cette actualité qui concerne l’écroulement de l’idole du culte de l’argent, Mammon, que signifie le pouvoir de César — écroulement appelé aujourd’hui « crise financière ».

Et voilà qu’on nous dit que Jésus enseignerait de rendre culte aux deux à la fois, César et Dieu ?! Payer l’impôt prend en fait un tout autre sens que celui d’un parallèle avec le culte de Dieu ! Cela entre dans le relatif, pour ne pas dire dans la vanité, qui atteint César en son temps, le pouvoir actuel aujourd’hui — et il faut bien faire avec ce qui reste cependant du provisoire, fût « pour ne pas les scandaliser » — « pour ne pas les scandaliser, va à la mer, jette l’hameçon, et tire le premier poisson qui viendra ; ouvre-lui la bouche, et tu trouveras une pièce. Prends-la, et paye le péage pour moi et pour toi », dit Jésus (Mt 17, 24-27).

Rendre à Dieu ce qui est à Dieu permet tout simplement de vivre dès à présent une autre réalité, celle du Règne de Dieu, qui n’est pas de ce monde, mais qui n’en a pas moins, en ce monde, des incidences concrètes. Au jour où tout passe, à commencer par César ou la bourse, « si donc vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses d’en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu. Affectionnez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts — morts donc à tout cela —, et votre vie est cachée avec Christ en Dieu » (Col 3, 1-3).

R.P.
Antibes 16.10.11


dimanche 9 octobre 2011

Invités au festin du Royaume




Ésaïe 25, 6-9 ; Psaume 23 ; Philippiens 4, 12-20 ; Matthieu 22, 1-14

Ésaïe 25, 6-9
6 Le SEIGNEUR, le tout-puissant, va donner sur cette montagne un festin pour tous les peuples, un festin de viandes grasses et de vins vieux, de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés.
7 Il fera disparaître sur cette montagne le voile tendu sur tous les peuples, l’enduit plaqué sur toutes les nations.
8 Il fera disparaître la mort pour toujours. Le Seigneur DIEU essuiera les larmes sur tous les visages et dans tout le pays il enlèvera la honte de son peuple. Il l’a dit, lui, le SEIGNEUR.
9 On dira ce jour-là: C’est lui notre Dieu. Nous avons espéré en lui, et il nous délivre. C’est le SEIGNEUR en qui nous avons espéré. Exultons, jubilons, puisqu’il nous sauve.

Matthieu 22, 1-14
1 Et Jésus se remit à leur parler en paraboles:
2 "Il en va du Royaume des cieux comme d’un roi qui fit un festin de noces pour son fils.
3 Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités. Mais eux ne voulaient pas venir.
4 Il envoya encore d’autres serviteurs chargés de dire aux invités: Voici, j’ai apprêté mon banquet; mes taureaux et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt, venez aux noces.
5 Mais eux, sans en tenir compte, s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son commerce;
6 les autres, saisissant les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent.
7 Le roi se mit en colère; il envoya ses troupes, fit périr ces assassins et incendia leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs: La noce est prête, mais les invités n’en étaient pas dignes.
9 Allez donc aux places d’où partent les chemins et convoquez à la noce tous ceux que vous trouverez.
10 Ces serviteurs s’en allèrent par les chemins et rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, mauvais et bons. Et la salle de noce fut remplie de convives.
11 Entré pour regarder les convives, le roi aperçut là un homme qui ne portait pas de vêtement de noce.
12 Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir de vêtement de noce? Celui-ci resta muet.
13 Alors le roi dit aux servants: Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.
14 Certes, la multitude est appelée, mais peu sont élus."

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Un festin pour tous les peuples, tous, indépendamment de toute appartenance, religieuse, nationale, à tel cercle social privilégié ou que sais-je encore — c’est ce dont nous parle Matthieu après Ésaïe.

Festin pour tous, indifféremment des types divers de distinctions sociales, économiques ou religieuses. D’autant plus que ce genre d’impressions d’appartenance plus ou moins privilégiée, ou d’élite, a pour effet de faire regarder de haut — non seulement les autres, mais aussi — le don de Dieu que l’on prend pour un dû. Et l’on garde pour soi, mais pour son quotidien — rien de spécial pour la fête —, les mets d’un banquet offert par Dieu, quitte à entourer la salle d’abondance de barbelés où viennent s’épingler comme des mouches les foules de pauvres et de déshérités.

Et au bout du compte, on méprise carrément le trop plein de bonheur et d’abondance, reçu de toute façon comme un dû ! Et on dédaigne le maître de toutes choses.

Un Proverbe attribué au roi Salomon — qui n’avait rien à apprendre de quiconque en matière de richesse —, ce Proverbe dit : « garde-moi, ô Dieu, de la pauvreté, de peur que je ne me révolte contre toi, garde-moi aussi de la richesse de peur que je ne t’oublie » — de peur que je n’oublie que tout vient de toi et que l’on est mal venu de considérer la fête que tu promets comme quantité négligeable.

Quelqu’un qui serait tous les jours au caviar et au champagne, non seulement n’arrangerait pas son foie, mais ne verrait rien d’extraordinaire à un repas de fête. N’est-ce pas un peu le problème de toute civilisation repue, et de notre civilisation ? Jusqu’au jour où…

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Eh bien, au plan spirituel, c’est un peu cela que déplore Jésus. Nous voilà invités à la fête par Dieu, qui a des bienfaits considérables à nous offrir et — du haut de nos longs siècles de christianisme institutionnel — nous croyons pouvoir regarder cela de haut, nous croyons que tous ces bienfaits, sont normaux, un dû, et comme des banqueteurs quotidiens et gavés, nous dédaignons cela.

Allez voir en Asie ou en Afrique la soif d’une parole perçue comme précieuse : les temples sont non seulement pleins, mais trop petits ; il faut les agrandir, faire des cultes à deux ou trois services, et mettre des haut-parleurs à l’extérieur.

Je vous ai invité à la noce, et vous avez méprisé mon appel. Je suis allé appeler ailleurs — ceux que parfois vous avez cru devoir regarder de haut. Car on comprend que la parabole ne parle pas que d’un banquet au sens littéral, mais du banquet de la Parole de Dieu.

Et c’est évidemment de cela que parle Jésus quand il évoque ceux qui sont envoyés pour inviter des convives à la noce et qui se font tuer : il parle évidemment des prophètes assassinés par un peuple qui ne veut plus se laisser interpeller et qui préfère faire taire les voix qui dérangent.

Ça ne concerne que les temps anciens croyez-vous ? Tuer les messagers de Dieu, les annonciateurs du bonheur du banquet offert par Dieu ? Pensez-vous ! Dans l’Antiquité, mais pas nous ! Et le pasteur Martin Luther King, assassiné en 1968 ? Il a lutté aux États-Unis pour abolir la ségrégation et pour créer un monde sans racisme, un monde de véritable fraternité, où « noirs » et « blancs » pourraient vivre, travailler et même prier dans les mêmes lieux. « Si nous n’apprenons pas à vivre ensemble comme des frères, écrivait-il, nous allons périr ensemble comme des imbéciles ».

Son engagement a profondément marqué le cours de notre histoire, mais ses contemporains l’ont bel et bien raté ! Il invitait au banquet du Royaume, non seulement on a dédaigné ce banquet, mais on a tué le messager ! Et il n’est pas un cas isolé au XXe siècle. Et nous, que faisons-nous de l’invitation ? Méfions-nous cela pourrait finir très mal, cela a parfois fini dans le sang ! C’est ce qui s’est passé concertant M.L. King et d’autres, et en tout cas ce qui se passe dans notre parabole.

Les repus qui n’ont rien à faire du don de Dieu, qui succombent sous la violence ? Guerre civile, catastrophe humanitaire, violence terroriste, crise financière généralisée ? En tout cas, dans la parabole, cela finit très mal. Mais, oh ! nous autres n’avons pas assassiné de messagers de Dieu ! Certes… Cela dit, ne sommes nous pas un peu trop occupés, « l’un à son champ, l’autre à son commerce » comme dit Jésus, ou encore à son affaire, — affaire qui vaut quoi finalement… ? Cela jusqu’à trouver inopportun l’appel de Dieu.

Alors l’invitation pourrait très bien s’adresser à d’autres, genre ceux qui sont épinglés sur les barrières, ou noyés dans leur esquifs chavirés loin de notre abondance de biens très palpables, de nourriture, de consommation, mais aussi de biens spirituels.

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Car, que ce soit ceux qui refusent l’invitation au Royaume, voire qui persécutent, et même tuent ceux qui la leur apportent ! — ou que ce soit ceux qui prétendent y entrer par leurs propres moyens, — on n’entre pas aisément dans le Royaume de Dieu.

Ce que confirme la deuxième partie de la parabole ; la question de ceux qui en refusent l’invitation et tuent les envoyés semblant entrer dans notre logique — quoique !… Mais pour celui qui est entré sans la tenue correcte exigée, les choses peuvent sembler, du coup, difficiles à saisir !…

D’autant plus que le texte précise que l’invitation vaut pour les méchants comme pour les bons… Mais justement, la réponse est sans doute là : des méchants et des bons, à savoir par la grâce seule : la grâce seule qui ouvre la conversion — la vêture de l’habit de noces —, et en aucun cas revêtu de ses propres prétentions…

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Car c’est de cela qu’il s’agit au fond. C’est le deuxième aspect de la parabole. Parmi ceux qui viennent finalement au banquet — ceux auxquels s’est finalement adressé l’appel dédaigné par les repus de spiritualité et de biens en tout genre —, voilà un de ces pauvres, apparemment, qui ne porte pas de vêtements de noce. Qu’est-ce à dire ?

Commençons par la première évidence : on ne va pas à la noce avec la tenue qu’on aurait à un enterrement par exemple — crêpe noir ou veste sombre. On n’y va pas non plus en tenue de travail, en bleu mazouté et en pataugas ! Ce serait témoigner une volonté de provocation dans le premier cas, de dédain ou de manque de convenance dans le second. Dans tous les cas, bien peu de respect pour celui ou celle qui nous invite.

Cela rappelle nos anciens qui parlaient d’habits du dimanche. Oh, je sais bien que Dieu regarde le cœur — mais comme dit Saint-Exupéry par la bouche du renard attendant le petit Prince : avoir des rites, des heures de rendez-vous pour pouvoir savoir à quel moment s’habiller le cœur, n’est pas si insensé. Et c’est probablement ce que voulait signifier le symbole du costume du dimanche.

S’habiller le cœur ! Et bien, ce que reproche le maître du festin de la parabole à l’homme trouvé sans habit de noces, c’est probablement d’avoir négligé, précisément, de s’habiller le cœur. Ce qui revient alors à dire que s’il n’a pas refusé de venir à cette invitation de dernière minute que les privilégiés ont négligée auparavant, il n’en a, pas plus qu’eux, mesuré la portée. Est-il venu pour s’offrir un repas, une soirée dansante, ou que sais-je de ce genre ? Ou autre chose à côté du sens de l’invitation ?

En tout cas, sa tenue montre qu’il n’a pas perçu tout l’honneur que valait la fête de la vie, la fête du Royaume. Il ne s’est pas habillé le cœur ! C’est ce que trahit la parole finale sur les appelés et les élus. L’appel extérieur du messager n’a pas résonné en son cœur…

C’est la parole finale de notre texte : « Il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus ». La théologie voit là la distinction entre la dimension extérieure de l’appel de Dieu et sa réception intérieure ou interne, à savoir intime (on parle le plus souvent de cela pour la vocation — intérieure — au ministère, que l’on distingue de l’appel — extérieur — adressé par l’Église. Cela vaut aussi plus largement que pour le seul ministère ecclésial).

Lorsque j’entends un appel — n’importe quel appel, quelqu’un qui m’appelle dans la rue par exemple, ou pour être plus précis un parent qui appelle un enfant : « à table ! » —, cet appel vient de l’extérieur. Je peux le recevoir ou pas, y répondre ou pas. L’enfant peut le recevoir ou pas. Cela dépend de l’importance qu’a eu cet appel pour moi, ou pour lui. Lorsqu’un appel m’est indifférent, il me reste extérieur, externe.

Lorsque l’appel résonne en moi et produit son effet, et à terme l’obéissance, on parle d’appel interne. Il a résonné en moi, dans mon cœur — au point finalement de produire une obéissance sincère.

Remarquez par exemple qu’à l’appel extérieur « à table ! », l’effet intérieur sera différent s’il s’agit de laisser un jeu passionnant pour manger un plat que l’enfant apprécie peu, ou s’il s’agit d’un goûter d’anniversaire chargé de gâteaux à la crème et au chocolat ! Vous me suivez.

Et bien c’est exactement la distinction entre l’appel de Dieu en sa dimension extérieure et en sa dimension intime. Et c’est le cœur de la distinction entre appelé et élu. Pour celui en qui la parole de l’appel de Dieu résonne vraiment, Jésus ici, que reprend la théologie, parle, concernant cet appel intime, d’élection.

En bref et en clair, est-ce que l’invitation de Dieu à la fête de son Royaume résonne suffisamment en moi, me séduit suffisamment, pour qu’elle vaille que je quitte tout pour cela, que j’habille mon cœur de joie ; ou ai-je mieux à faire, ou est-ce que je ne viens qu’à contrecœur, sans m’habiller le cœur ? Suis-je élu, choisi pour la fête, l’ai-je entendu, cet appel ? Ou est-ce pour moi chose indifférente ?

Si c’est le cas, c’est que je ne sais pas la valeur de ce qui m’est proposé quand Dieu me dit : « à table ! » Si nous savions seulement le millième de la joie qui est dans cet appel, nous laisserions tout avec bonheur et courrions à toutes jambes à l’écoute de cet appel qui a toutes les raisons de bouleverser notre cœur, l’intérieur de nous-mêmes, pour que rien ne soit plus jamais comme avant.

Et si nous l’avons dédaigné, il est toujours temps, maintenant, de faire retour, et de s’habiller le cœur pour la fête du Royaume.

R.P.
Vence, 09.10.11