dimanche 8 mai 2011

"Leur yeux furent ouverts et ils le reconnurent"




Actes 2, 14-43 ; Psaume 16 ; 1 Pierre 1, 17-21 ; Luc 24, 13-35

Luc 24, 13-35
13  Et voici que, ce même jour, deux d’entre [les disciples] se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem.
14  Ils parlaient entre eux de tous ces événements.
15  Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux;
16  mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17  Il leur dit: "Quels sont ces propos que vous échangez en marchant?" Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18  L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit: "Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci!" -
19  "Quoi donc?" leur dit-il. Ils lui répondirent: "Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple:
20  comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié;
21  et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.
22  Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés: s’étant rendues de grand matin au tombeau
23  et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant.
24  Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l’ont pas vu."
25  Et lui leur dit: "esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes!
26  Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire?"
27  Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait.
28  Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d’aller plus loin.
29  Ils le pressèrent en disant: "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée." Et il entra pour rester avec eux.
30  Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.
31  Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.
32  Et ils se dirent l’un à l’autre: "Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?"
33  A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem; ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,
34  qui leur dirent: "C’est bien vrai! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon."
35  Et eux racontèrent ce qui s'était passé et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain.

*

Qu’il est difficile de reconnaître le Christ ! De rencontrer le Christ en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui.

*

Par la brèche du tombeau vide, l'éternité a déferlé dans le temps. « Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n'est pas ici, mais il est ressuscité. » Alors les femmes venus embaumer le corps qui n’est pas là se souviennent qu'il disait : « Il faut que le Fils de l'homme soit livré aux pécheurs, qu'il soit crucifié et qu'il se relève le troisième jour ». Et « elles s'en retournèrent du tombeau pour raconter tout cela aux Onze et à tous les autres ».

Les disciples d’Emmaüs ne se sont dans un premier temps que peu arrêtés à ce qu’ont dit les femmes revenant du tombeau. Ils ne mentionnent cela, dans leur dialogue avec le Christ qui marche à leur côté et qu’ils ne reconnaissent pas, qu’en termes de « toutefois » (v. 22)…

*

Qu’est-ce qui empêche les disciples d’Emmaüs de reconnaître le Ressuscité, leur maître, qu’ils ont côtoyé trois jours avant ?

Peut-être le texte nous donne-il lui même une indication pour que nous comprenions cette difficulté qui est aussi la nôtre : ils ne comprennent pas les Écritures, qu’ils connaissent pourtant, et que l’inconnu avec eux, Jésus, leur explique — dit le texte. Ni l’un, ni l’autre ne le comprend, ni ne reconnaît Jésus… Ni Cléopas, ni... Mais au fait, l’autre, qui est-il ? Mais ma question est-elle la bonne ? Peut-être, mais pas sûr… Et s’il fallait demander : qui est-elle ? Ainsi posée la question dévoile un a priori tel qu’il ne nous trouble même pas : nous sommes convaincus que le second disciple est un homme, ce que le texte ne dit pas ! Comme les disciples ne reçoivent pas ce que dit l’Écriture que l’inconnu leur explique. Quelque chose leur a échappé, et des Écritures, et de l’inconnu, le Ressuscité !

Comme il nous échappe que le texte de Luc ne dit pas que le second disciple n’est pas forcément un homme ! Mieux, à bien y regarder, il suggère, en ne nommant pas le second disciple, que c’est n’est pas le cas !

Ce de la sorte que nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit ! L’autre disciple, pas nommé, pourrait avoir tout lieu d’être tout simplement Mme Cléopas, qui invite Jésus à sa table… Un couple de disciples. Étrange ? On n’y avait pas pensé ? Et pourtant, M. et Mme invitant Jésus chez eux... Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé…

Eh bien c’est un phénomène de ce genre, compréhension a priori, qui empêche les deux disciples de reconnaître Jésus ! Ils savent à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, ils ne le voient pas, ils ne le reconnaissent pas…

Et nous ? Comment imaginons-nous Jésus ? Rien qu’au plan physique. En général de la façon qu’a induite en nous toute une tradition iconographique… Pour un occidental de nos jours, disons assez grand, teint clair, cheveux châtains, yeux clairs. Cela pour rester au plan physique et seulement pour illustrer la difficulté des disciples. Éventuellement son physique était tout autre. Peut-être était-il noir. Ils ne sont pas rares parmi les juifs de l’époque biblique : la femme de Moïse, une Éthiopienne, celle de Salamon selon le Cantique, etc. Simple illustration, du même ordre que celle concernant M. et Mme Cléopas…

Car la vraie difficulté n’est pas tant de l’ordre de l’apparence physique... Les disciples d'Emmaüs ont côtoyé Jésus : ils connaissaient son physique. Mais lorsque, ressuscité, il leur apparaît… ils ne le reconnaissent pas ! Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour les deux disciples d’Emmaüs, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.

Là, c’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.

Aussi évacuerions-nous volontiers ce genre de faits déraisonnables… interdisant en quelque sorte à la vérité éternelle de trop nous déranger, la cantonnant à son domaine attitré. L’éternité d’un côté, notre temps de l’autre.

Car le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui... Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur !… Mais voilà que l'éternité nous envahit, déferle dans notre temps, depuis un dimanche de Pâques, dont on choisit aisément de ne pas en voir les conséquences.

Aussi, le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage dans les Écritures, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien moyen de l'autre, — hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir.

Or ce qui éclate dans tout son sens par la résurrection du Christ, c’est que tout est grâce, que la Création elle-même est une anomalie, un miracle de gratuité ; là, irrémédiablement, se bouleverse notre quotidien, nos normes, notre raisonnable protection de nous-mêmes, nos façons d'avoir toujours tout à acheter, à prouver, à mériter, à dissimuler.

La terreur d'avoir à reconnaître le Ressuscité rejoint finalement notre terreur de la grâce. La grâce est, dans sa gratuité, don d'intimité, et d'intimité avec Dieu, nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là même libération.

Chose toujours surprenante ; qui ouvre sur ce qu’on ne soupçonnait pas. Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, gratuitement, on est contraint de réviser ses propres jugements. Ainsi du Christ pour les disciples d’Emmaüs. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie. Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas : ah, s’il pouvait se montrer d'une façon qui ne nous surprenne pas ! Sous une forme connue, repérable, habituelle ! Mais apparemment ce n'est pas ce qu'il fait. Et lorsqu'il nous explique les Écritures sans avoir au préalable conforté nos repères, on ne l'écoute pas, on ne l'entend pas. Ce faisant, notre cœur ne brûle-t-il pas au dedans de nous, comme engourdi ?

*

Et ce qui est vrai du Christ à une échelle insoupçonnée, devient, en lui, vrai aussi de chacun de ceux qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude.

Ces frères et sœurs du Ressuscité, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un simple mot. Tout comme les disciples d’Emmaüs regardaient l’inconnu comme on regarde habituellement les inconnus ; puisqu’ils avaient pris l’habitude de regarder le Christ comme d’habitude, lorsqu’il se montre tel qu’il est au-delà de leurs regards appesantis par le sommeil de l’habitude, ils ne le reconnaissent pas.

“Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous ?” — ou : “n’était-il pas engourdi” ? Mais n’est-ce pas là déjà notre expérience à chacun au quotidien ? Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous, comme engourdi, quand nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, quand nous mangeons avec eux — partageant le pain —, quand ils nous parlent, et que nous n’entendons que ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, que nous n’en voyons qu’un quotidien toujours le même, alors que nous avons devant nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle ?

Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous ne reconnaissons pas l’image de Dieu dans celui ou celle, à côté de nous, que nous cantonnons dans les vieux jugements définitifs que nous avons pris l’habitude de porter sur lui, sur elle ? Au point que lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincu.

Mais Jésus, lui, est le ressuscité, il est la résurrection. Il a la puissance de transformer nos regards comme ceux des disciples d’Emmaüs. C'est au moment de la fraction du pain, moment de partage, d'intimité, que les disciples reconnaissent Jésus. Mais là la grâce est précédence silencieuse qui brise les terreurs, les craintes, les habitudes.

L'établissement de cette intimité, terrorisante pour qui l'anticipe avant de la connaître, ou pour qui regarderait après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l'établissement de l'intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.

C'est là l'étonnement de la grâce, qui brise, dans l'intimité qu’elle établit, toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples d'Emmaüs, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l'éternité qui advient en lui. Pour eux, plus rien à prouver.

Pour nous qui n'avons pas vu, heureux pourtant si nous croyons que l'éternité brise notre temps clos sur lui-même ! Car c'est là que nous attend l'indicible de la résurrection. Au dimanche de Pâques l'éternité du Christ a brisé nos clôtures, nos enfermements, il a fait accéder le temps et le monde à l'éternité dans laquelle il les fonde. En laissant vide son tombeau, il fait entrer le temps et le monde, notre temps, notre monde, dans leur fondement éternel, où il n'est plus pour nous ni à craindre, ni à nous croire investis du poids de l'inquiétude d'avoir à exhiber devant Dieu et devant autrui les masques de notre illusoire vérité sur nous et sur eux.

La résurrection du Christ est la défaite de nos inévitables défaites. La mort meurt. Le diable se piège à ses filets. Vaincu par le Christ, qui l'a vu “tomber du ciel comme un éclair”, dépouillé déjà par l'Incarnation de ses prétentions accusatoires (Apocalypse 12), il est ici abattu. Le Christ a expulsé tous nos démons.

Partout où est comprise la proclamation de la résurrection, la victoire est totale et définitive. Il n'est point d'autre combat des Apôtres et de ceux qui adhèrent à leurs paroles — contre les puissances d’asservissement — que par la seule proclamation de la résurrection du Christ. Vivre de la résurrection du Christ et donner encore quelque poids à quelque pouvoir d’asservissement, d’accusation, de jugement, etc., est contradictoire ; c'est même réintroduire par la petite porte ce que le Christ a définitivement abattu.

Et la victoire sur la mort, ses asservissements, l’accusation et les jugements négatifs, est dans ce seul établissement de l'intimité avec Dieu, qui brise le confort de nos craintes. Cette victoire ne nous est donnée, contre nos craintes, que dans la grâce donnée à notre seule foi dans le Christ ressuscité, qui vient partager le pain de notre quotidien.

Heureux ceux qui sans l'avoir vu, ont perçu le mystère de la présence discrète, qui demeure jusqu'à la fin du monde, de celui dont l'éclatante victoire brise tous nos enfermements.

R.P.
Grasse, 8.05.11


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