dimanche 29 mai 2011

"Il demeure auprès de vous et il est en vous"



Actes 8, 5-17 ; Ps 66 ; 1 P 3, 15-18 ; Jean 14, 15-21

Jean 14, 15-21
15 "Si vous me chérissez, vous vous appliquerez à observer mes commandements ;
16 moi, je prierai le Père : il vous donnera un autre Consolateur qui restera avec vous pour toujours.
17 C’est lui l’Esprit de vérité, celui que le monde est incapable d’accueillir parce qu’il ne le voit pas et qu’il ne le connaît pas. Vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous et il est en vous.
18 Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens à vous.
19 Encore un peu, et le monde ne me verra plus ; vous, vous me verrez vivant et vous vivrez vous aussi.
20 En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous.
21 Celui qui a mes commandements et qui les observe, celui-là me chérit : or celui qui me chérit sera chéri de mon Père et, à mon tour, moi je le chérirai et je me manifesterai à lui."

*

Relation étrange que celle de l'Esprit et des disciples. Jésus le leur annonce : vous connaîtrez l'Esprit... parce que vous le connaissez déjà. Vous vivrez de l'Esprit parce que vous en vivez déjà ! C'est là rien d'autre que ce que ce que disent les v.16-17 : « le Père vous donnera... l'Esprit de vérité... [cela parce que contrairement au monde,]... vous le connaissez, parce qu'il demeure près de vous et qu'il sera [ou : parce qu'il est *] en vous »...


Les disciples et le monde

L'Esprit vous est donné, à vous en qui il demeure.

Etrange ? Donné à ceux avec qui il demeure déjà, contrairement au « monde », c’est à dire à « l’apparence » — que connote le mot employé, « cosmos », qui a donné « cosmétique » —, le monde apparent donc, qui lui ne peut pas le recevoir, parce qu'il ne le connaît pas.

Est au bénéfice de l'Esprit — celui, celle, qui chérit Jésus, et qui donc garde sa parole et ainsi, est chéri du Père.

Le Père et le Fils habitent en lui — c'est cela le don de l'Esprit. Qui ne l'aime pas, c'est là ce qu'il appelle « le monde », ne garde pas ses paroles, étranger donc à l'Esprit. Le rapport donc est étroit entre l'Esprit de Jésus, qui est la communion au Père et au Fils, — et l'obéissance à sa parole, à ses commandements (v. 21).


Le don de l'Esprit

Mais en deçà de ce qu'il en est de sa présence, de son œuvre de communion avec le Père et le Fils, de son fruit d'amour par l'observance des commandements de Jésus — qu'en est-il du don de l'Esprit ?

On entre là dans la question de l'Alliance entre Dieu et son peuple. L’Alliance traitée entre Dieu et les pères, concernant aussi les enfants. La promesse, dit la Bible, le Traité de l'Alliance, est pour vous et pour vos enfants. Dieu est fidèle à cause de la promesse faite aux pères, déjà Abraham, Isaac, et Jacob, promesse renouvelée, et scellée, en Jésus-Christ ; et élargie par lui à toutes les nations.

On peut le dire ainsi : l’Esprit, ou la Torah telle qu’elle s'inscrit dans le cœur des croyants par le don de l'Esprit. C’est un des aspects connus des Prophètes et qui est signifié à nouveau dans le dévoilement la Parole de Dieu en Jésus Christ ; la Torah s'inscrit dans le cœur des croyants par le don de l'Esprit — que Jésus aujourd’hui promet de la part du Père.

En tout cela l'Esprit de la promesse nous précède. Le don de l'Esprit précède même notre naissance, et de plusieurs générations ; déjà au temps des pères, Abraham, Isaac et Jacob, et cela quelle que soit l'infidélité des enfants.

Dieu est fidèle à Israël à cause de sa promesse faite aux pères, dit Paul (Romains 11, 28-29). Et : « Si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même ».

Mais cela va plus loin encore. En Jésus Christ ressuscité, inaugurant le Royaume promis, le Royaume qui commence par la Résurrection, Dieu nous dévoile l'universalité de cette précédence de l'amour de Dieu. Elle ne concerne pas que les seuls descendants d'Abraham. La promesse s'étend à tous ceux et celles qui ont la foi d'Abraham, universellement proclamée par les témoins du Christ. Jésus prie pour tous ceux et celles qui croiront par la Parole des Apôtres, juifs comme Grecs, et autres nations jusqu'aux extrémités de la Terre.

Ce n'est pas à dire que les Pères d'avant la venue de Jésus ignoraient la communion de Dieu qui est dans l'Esprit saint. Le contraire est même certain. Comment en effet auraient-ils pu vivre de la foi qui était la leur, leur faisant préférer, selon l'Épître aux Hébreux, l'exil et la pérégrination, à des gratifications immédiates ? Et ne pensons pas qu'il ne s'agisse là que de simples relectures de la Torah, chargées de présupposés chrétiens. Il est bien question de participation à l'Esprit dans la Torah (Nombres 11, 24-30), dans les Prophètes (Ezéchiel 37, 1), dans les Psaumes (Ps 51, 13)...

Désormais, selon la promesse, l'Alliance s'est élargie à tous les peuples.

Ce qui renvoie à l’enseignement biblique selon lequel, par delà même l'Alliance traitée avec son peuple, l'Esprit de Dieu est présent à la Création du monde — « il planait à la face des eaux » dit la Genèse — porteur de la Parole par laquelle tout a été fait — porteur de la lumière qui éclaire tout être humain venant dans le monde (Jean 1). L'Esprit ainsi précède non seulement les descendants historiques d'Abraham, mais tout être humain. Et en Jésus Christ, l'Alliance est ouverte à toutes les nations. Voilà pourquoi l'Apôtre Paul a tant insisté pour que l'Évangile soit annoncé à tous les peuples.

Voila pourquoi l'Esprit lui-même signifiait à l'Apôtre Pierre (en Actes 11) que la famille romaine de Corneille, non circoncis, devait aussi être baptisée. L'Esprit de Dieu l'y avait précédé. Le signe de l'Alliance est alors donné par le seul baptême. Il n'est que le signe que donne l'Église, le signe de ce que Dieu lui-même donne au-delà et en deçà de nos signes :

Ainsi les Samaritains d’Actes 8, eux, ont reçu le signe du baptême, ce qui ne leur a pas octroyé automatiquement le don de l’Esprit - (v. 14-17) : « Apprenant que la Samarie avait accueilli la parole de Dieu, les apôtres qui étaient à Jérusalem y envoyèrent Pierre et Jean. Une fois arrivés, ces derniers prièrent pour les Samaritains afin qu'ils reçoivent l'Esprit Saint. En effet, l'Esprit n'était encore tombé sur aucun d'eux ; ils avaient seulement reçu le baptême au nom du Seigneur Jésus. Pierre et Jean se mirent donc à leur imposer les mains, et les Samaritains recevaient l'Esprit Saint. »

Les Apôtres signifient aux Samaritains cette liberté de Dieu par le geste de l’imposition des mains : son Esprit, qui précède nos signes de toute son éternité, est libre par rapport à nos signes, aux signes-même qui sont don de Dieu, comme le baptême. Les gestes, rendant les paroles concrètes nous dévoilent notre humble participation à la vie de Esprit, participation aux « prémisses de l'Esprit », ou comme « ensemencement », selon ces expressions fréquentes dans le Nouveau Testament, faisant que les disciples connaissent déjà l'Esprit qu'ils recevront. Prémisses de l'Esprit, promesse de l'Esprit.

Il s’agit de renouvellement intérieur pour un vécu de l'Alliance dans la liberté. Le don de l'Esprit n'est point la rupture de l’Alliance d’Abraham et de Moïse, mais bien son renouvellement. Le vis-à-vis de la Torah, charte de l'Alliance dont le cœur de la promesse se dévoile pour les disciples en Christ ressuscité, ne cesse point d'être d'actualité. C'est par le Christ ressuscité, Parole de Dieu, Esprit vivifiant, ouvrant la promesse de l'Alliance, et pour témoigner de lui, que l'Esprit du Père est répandu sur les disciples.


La vie de l'Esprit

C'est là la racine, en quelque sorte, de la vie de l'Esprit, un souffle humble et discret, un souffle discret demandé à Dieu à travers un baptême signifié par l'Église. Ce souffle de l'Esprit est répandu abondamment, comme la semence de la parabole du semeur, image de l'effusion de la Parole et de l'Esprit. Et comme le large ensemencement du semeur ne préjuge en rien de la récolte, la semence de la Parole et de l'Esprit ne préjuge pas de la germination et de l'éclosion de son fruit.

C'est de celui que nous prions, Dieu, que dépend la suite des choses. Que vienne le jour de la promesse de Jésus : « vous recevrez l'Esprit de vérité parce que vous le connaissez, qu'il demeure en vous ». Et voici comment nous savons que nous l'avons connu, que par cet Esprit nous avons connu le Christ : c'est en gardant ses commandements — certes dans l’humilité de notre cheminement. Car dans l'Esprit qui ouvre aux nations l'accès à l'alliance, la Torah, Parole de Dieu écrite, demeure le vis-à-vis par lequel la responsabilité qui ressort de notre liberté d'enfants de Dieu s'exerce dans l'humilité.

Le don de l'Esprit n'en est pas moins le scellement de la participation de la vie d'éternité qui est dans la communion du Père et du Fils.

Il est l'Esprit de vérité ; « celui qui dit : je l'ai connu et qui ne garde pas ses commandements est un menteur », dit la 1ère Épître de Jean (1 Jean 2, 4). Et son commandement est en ce cœur de la Loi : que nous nous chérissions les uns les autres, « pas en parole ni avec la langue, mais en action et en vérité », poursuit la même Épître (1 Jean 3, 18). Une parole qui n'est pas accompagnée d'actes est un mensonge. Voilà qui nous contraint tous à l'humilité : qui de nous prétendra le connaître ? Notre connaissance, à la mesure de notre amour, n'est jamais que partielle, embryonnaire. Notre participation à l'Esprit de Dieu, n'est jamais que prémisse, que participation à une promesse.

C'est ainsi que, comme à des enfants, à chacun de nous s'adresse la promesse du Christ : « vous recevrez l'Esprit ». Comme les enfants, nous ne connaissons que partiellement, et c'est, seule, cette connaissance partielle, qui fonde notre espérance d'une plénitude toujours à venir, notre espérance de voir jaillir de nos cœurs les fleuves d'eau vive du Royaume éternel : « celui qui croit en moi, annonce Jésus, des fleuves d'eau vive jailliront de son sein » (Jean 7, 38). « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive » (Jean 7, 37).

R.P.
Vence, 29.05.11


* Selon la lectio difficilior : "ὅτι παρ’ ὑμῖν μένει καὶ ἐν ὑμῖν ἐστιν." ("ἐστιν" / "estin" = "est", plutôt que "ἐσται" / "estaï" = "sera").


mardi 17 mai 2011

Les lévites et le tabernacle




Nombres 3, 17-39
17 Voici quels sont les noms des fils de Lévi : Guershôn, Qehath et Merari.
18 Voici les noms des fils de Guershôn, clan par clan : Libni et Shiméi ;
19 les fils de Qehath, clan par clan : Amram, Yitsehar, Hébron et Ouzziel ;
20 les fils de Merari, clan par clan : Mahli et Moushi. Ce sont là les clans des lévites, famille par famille.
21 De Guershôn, le clan de Libni et le clan de Shiméi ; ce sont là les clans des Guershonites.
22 Ceux qui furent recensés parmi eux, en comptant tous les mâles depuis l’âge d’un mois et au-dessus, ceux qui furent recensés parmi eux étaient 7 500.
23 Les clans des Guershonites campaient derrière la Demeure, à l’ouest.
24 Prince de la famille des Guershonites : Eliasaph, fils de Laël.
25 Pour ce qui concerne la tente de la Rencontre, les fils de Guershôn étaient responsables de la Demeure : de la tente, de la couverture, du rideau qui est à l’entrée de la tente de la Rencontre,
26 des tentures de la cour et du rideau de l’entrée de la cour, tout autour de la Demeure et de l’autel, de tous ses cordages et de tout ce qui en dépend.
27 De Qehath, le clan des Amramites, le clan des Yitseharites, le clan des Hébronites et le clan des Ouzziélites ; ce sont là les clans des Qehatites.
28 En comptant tous les mâles depuis l’âge d’un mois et au-dessus, il y en eut 8 600 pour assurer le service du sanctuaire.
29 Les clans des fils de Qehath campaient sur le côté sud de la Demeure.
30 Prince de la famille des clans des Qehatites : Elitsaphân, fils d’Ouzziel.
31 Ils étaient responsables du Coffre, de la table, du porte-lampes, des autels, des ustensiles du sanctuaire dont on se sert pour officier, du rideau et de tout ce qui en dépend.
32 Prince suprême des lévites : Eléazar, fils d’Aaron, le prêtre ; il avait la surveillance de ceux qui assuraient le service du sanctuaire.
33 De Merari, le clan de Mahli et le clan de Moushi ; ce sont là les clans de Merari.
34 Ceux qui furent recensés parmi eux, en comptant tous les mâles depuis l’âge d’un mois et au-dessus, étaient 6 200.
35 Prince de la famille des clans de Merari : Touriel, fils d’Abihaïl. Ils campaient sur le côté nord de la Demeure.
36 Les fils de Merari s’étaient vu confier la responsabilité des planches de la Demeure, de ses barres, de ses colonnes et de ses socles, de tous ses ustensiles et de tout ce qui en dépend,
37 des colonnes de la cour, tout autour, de leurs socles, de leurs piquets et de leurs cordages.
38 Moïse, Aaron et ses fils campaient devant la Demeure, à l’est, devant la tente de la Rencontre, au levant ; ils assuraient le service du sanctuaire pour les Israélites ; le profane qui approcherait devait être mis à mort.
39 Tous les lévites que Moïse et Aaron recensèrent sur l’ordre du SEIGNEUR, clan par clan, tous les mâles depuis l’âge d’un mois et au-dessus, étaient 22 000.

*

Pourquoi tous ces détails, cette organisation stricte de la mise en place du sacerdoce, de ses dignitaires attitrés, de ses rites ?

La suite ici.

R.P., 17.05.11, CP Antibes


Pour le culte de dimanche 22 mai, fête de printemps à Vence, voir ici.


dimanche 15 mai 2011

"Je suis venu pour qu'ils aient la vie en abondance"




Actes 2, 29-41 ; Psaume 23 ; 1 Pierre 2, 20b-25 ; Jean 10, 1-10

Jean 10, 1-10
1  "En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis mais qui escalade par un autre côté, celui-là est un voleur et un brigand.
2  Mais celui qui entre par la porte est le berger des brebis.
3  Celui qui garde la porte lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix; les brebis qui lui appartiennent, il les appelle, chacune par son nom, et il les emmène dehors.
4  Lorsqu’il les a toutes fait sortir, il marche à leur tête, et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix.
5  Jamais elles ne suivront un étranger; bien plus, elles le fuiront parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers."
6  Jésus leur dit cette parabole, mais ils ne comprirent pas la portée de ce qu’il disait.
7  Jésus reprit: "En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis.
8  Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés.
9  Je suis la porte: si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir.
10  Le voleur ne se présente que pour voler, pour tuer et pour perdre; moi, je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu'ils l'aient en abondance.

*

"Jésus leur dit cette parabole mais ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait", nous rapporte le verset 6. Si l’on se déprend de l’habitude de croire toujours comprendre sans effort ce que dit Jésus, et si on lit attentivement la parabole (littéralement la comparaison) en question, on comprend que les auditeurs de Jésus n'aient rien compris. Considérons attentivement ce qui nous est dit : il est question pour celui qui nous est présenté comme le berger, d'entrer dans la bergerie, littéralement la cour, la cour où sont les moutons donc, et les appelant par leur nom, de les faire sortir, à l'appui du portier, puis, passant devant elles, de les emmener, au son de la voix.

Vous connaissez l'histoire du joueur de flûte de Hammeln : la ville de Hammeln est infestée de rats. Impossible de s'en débarrasser. Le maire de la ville fait appel à un fifre qui a promis de faire sortir les rats de la ville en les enchantant au son de sa flûte, cela contre un salaire correct, mais pas excessif, compte tenu du fléau. Marché conclu, notre fifre s'exécute. Il joue sa mélodie, et voilà les rats qui sortent de leurs caves, de leurs greniers, de leurs égouts, et qui se mettent à suivre le joueur de flûte qui les conduit au fleuve où ils se noient. Mission accomplie, notre fifre retourne voir le maire pour obtenir son salaire. Mais, étant débarrassé des rats, compte tenu de la situation financière difficile de la municipalité, le maire invite le fifre à patienter. Il le paiera... quant il pourra, s'il peut, un jour. Alors le fifre comprenant qu'on veut le rouler, sent frémir dans ses narines les effluves de la vengeance. Et le voilà qui ne fait pas un pli : il prend son pipeau, lance en l'air une étrange mélodie, et voilà que les enfants de la ville sortent de leurs classes, de leurs salles de jeu, de leurs crèches, et partent après lui, comme si la flûte parlait d'une voix qu'ils connaissaient. Et le fifre se dirige vers le fleuve...

La fameuse comparaison proposée par Jésus a pu sonner aux oreilles de ses auditeurs comme quelque chose de semblable à notre légende. Une histoire d'hypnotisation des brebis synagogales, hypnotisation qui emporte jusqu'au portier lui-même.

Car, soyons attentifs, il s'agit bien de faire sortir les brebis de la bergerie. Non seulement il y a de quoi faire écarquiller les yeux aux bergers attitrés de la bergerie en question, qui écoutent ce que dit Jésus, mais il y a de quoi leur faire dire "il est fou" (v.20). Ou sinon, il ne leur reste qu'à ne pas comprendre ce qui leur est dit.

Imaginons qu'ici-même quelqu'un qui se présente comme un pasteur, un berger, un bon berger même, et se propose de faire sortir les brebis de la bergerie dans laquelle on a pris tant de peine à les faire entrer ; tout cela sous prétexte qu'elles connaissent sa voix - c'est-à-dire sans doute à nos yeux, parce qu'elles sont fascinées par ses enchantements de fifre.

Et n’oublions pas que le titre de pasteur désigne dans la Bible beaucoup plus qu’un ecclésiastique : c’est le titre royal par excellence. Ce qui nous permet d’aller un pas plus loin. Le pasteur est le roi, les pasteurs ecclésiastiques en sont les adjoints, des pasteurs de l’attente du jour de l’intronisation du pasteur-Messie, le roi attendu par les contemporains de Jésus. Jésus, de la sorte se présente donc selon une perspective royale, et remet directement en cause la façon dont s’est exercée jusqu’alors la tâche royale. Bref, si on le prend pour le fifre de Hammeln, il remet en cause, non seulement le maire, mais jusqu’au chef de l’État.

Il y a au moins de quoi ne pas comprendre. Mettons-nous donc à la place de ceux qui alors sont en charge pastorale adjointe, comme tout ecclésiastique, avant d'en venir à comprendre ce que dit Jésus.


Qu'est-ce que sortir de la bergerie ?

Alors Jésus poursuit : c'est par lui qu'il faut passer, il est la porte (v.7-9). C'est par lui qu'il faut entrer, mais pour sortir. Si on entre pour ne pas sortir, c'est qu'on est mal entré. On a eu affaire aux voleurs. Pas très clair ?...

Remarquez, au v.10, que le voleur, lui, ne ferait sortir personne ; il se contente de saccager. Le bon berger fait sortir les brebis (v.9) : "si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et il sortira et trouvera les pâturages"... "Il aura la vie en abondance" (v.10). Voilà qui pour les auditeurs n'est sans doute guère plus clair. Ou plutôt de plus en plus clair. C'est bien ce qu'on avait voulu ne pas comprendre. En voilà un qui se prétend le maître de nos brebis et qui prétend les faire sortir de l'enclos où l’on s'est donné tant de mal à les faire entrer.

On comprend de mieux en mieux pourquoi les responsables religieux d’alors ont de la peine à comprendre. Sans doute se frottent-ils les yeux. Mais, quant à nous que comprenons-nous ?

La tentation est forte de s'imaginer que Jésus fait sortir les bons parmi les disciples des pharisiens pour constituer une autre bergerie, d'autant plus qu'il a une autre bergerie à aller visiter (v.16), pour en faire sortir, là aussi, les brebis qui lui appartiennent. Pour schématiser, Jésus viderait les mauvaises Églises pour en constituer une qui serait bonne ; façon de séparation anticipée du bon grain et de l'ivraie.

Mais voilà que ce n'est pas du tout ce que dit le texte. Ce n'est pas une opération de transvasement d'une cour dans une autre que Jésus se propose, ce n'est pas un vol ou un brigandage. C'est tout autre chose. Il ne fait pas sortir d'une cour pour aller dans une autre. Il fait sortir tout court, pour aller vers le grand air, les pâturages, la vie en abondance. On n'entre que pour sortir.

Ce qui rappelle par exemple Abraham dans la terre de ses pères, ou Lazare dans son tombeau. Ils n'entrent que pour sortir. On n'entre avec le Christ, dans son tombeau, dans le sein d'Abraham, que pour sortir vers la vie.

Jésus ne fait pas entrer les brebis, il les fait sortir, cela parce qu'il offre sa vie. Entrer dans sa mort pour sortir dans la vie. Sortir de notre provisoire pour entrer dans le Royaume qui dure toujours.


Exilés en terre étrangère

Il est aussi question dans la parabole, d'étrangers que les brebis ne connaissent pas. Voilà un autre parallèle avec Abraham qui va nous conduire au cœur de la situation des brebis face au bon berger. Si les brebis qui entendent la voix du Christ fuient la voix des étrangers, qui ne veulent pas les faire sortir, c'est qu'elles savent n'être pas de ce monde.

Car l'allusion ne fait plus de doute. Les voleurs en question, les étrangers, sont précisément ceux qui se croient de ce monde. Il s'agit des mauvais pasteurs qui veulent maintenir les brebis captives dans la bergerie, qui en d'autres termes veulent voler et détruire. Et ici, la bergerie prend figure de Babylone. Israël est en exil à Babylone. L'étranger est le lieu où l’on croit qu'on est de ce monde.

Mais lorsque Abraham a reçu l'appel à en sortir, la terre de ses pères est devenue étrangère pour lui, et il ne reconnaîtra plus la voix des Chaldéens, d'Ur et de Babylone.

Or ne l'oublions pas, l’Église est une institution qui concerne ce temps de l'exil. Est-ce à dire qu'il faille déserter les Églises ? Si l'on répond oui à cette question, une autre se pose immédiatement : pour aller où ? À Babylone de bon cœur, chanter gaiement au bord de ses fleuves amers ? Ou dans une autre Église ? Dans les deux cas, ce serait exactement faire ce que Jésus appelle "suivre les voleurs et les brigands".

En fait lorsque le peuple est en exil à Babylone, sur la terre étrangère - il y est pour de bon. La création d'une Synagogue, ou d'une Église, en est le signe même. Jérémie invite même à s'installer à Babylone, à s'y marier et à faire fructifier la ville. Nous sommes en ce monde. Mais qui entend la voix du bon berger, écho de sa vraie patrie, sait qu'il est à l'étranger.

C'est pourquoi, si on limite l'Église à un statut de bergerie définitive, sa fonction est complètement faussée : le Christ n'est pas de ce monde. C'est pourtant là, par l’Église que retentit la voix du bon berger - c'est la fonction essentielle de l'Église : faire retentir la Parole de Dieu - ; et c'est pourquoi le Christ est la porte par laquelle entrent ses brebis.

Mais sitôt dedans, ses brebis découvrent - à cause même de cette Parole qui y retentit - que ce qui leur est proposé est provisoire, on est encore, même dans l’Église, à Babylone... ce qui n'est pas une raison de d'anticiper le jour de l'Exode. Dieu a fixé une période de 70 ans pour l'exil à Babylone, 70 fois 7 ans pour l'exil spirituel dans la Babylone spirituelle selon le prophète Daniel, indiquent le temps des années spirituelles qui nous séparent de la venue de la grande foule dans la pleine liberté des enfants de Dieu (Ap 7).


Le temps de Babylone

Voilà un bon berger qui a de quoi faire éclater toutes les Babylone de tous nos exils, par l'écho de sa voix qui crée la nostalgie de Jérusalem. En attendant il faut bien pleurer au bord des fleuves de Babylone. Pleurer mais aussi y vivre. C'est Dieu qui nous y a placés, qui y a fixé nos limites. Nous sommes dans la chair pour vivre un Exode en forme de traversée du désert, guidés par le Christ, le bon berger qui nous précède, pour que nous vivions à son exemple le temps de nos Égypte et de nos Babylone.

C'est lui qui nous protège, qui donne sa vie pour nous. Ce n'est pas un mercenaire qui veille sur nous, mais un berger venu de la patrie où l'on n'est jamais étranger -, mieux, le Prince même de la Nouvelle Jérusalem. Point de crainte à avoir.

C'est alors que l'Église trouve cette autre fonction, qui n'est point celle de bergerie avec clôture, mais de chemin d'Exode, vers Dieu et avec les autres.

Repentez-vous (Ac 2:36-38), tournez-vous vers Dieu, entendez la voix du bon berger. C’est déjà l’Exode promis, l’Exode vers le Royaume dont le Christ est le berger.

R.P.
Antibes, 15.05.11


dimanche 8 mai 2011

"Leur yeux furent ouverts et ils le reconnurent"




Actes 2, 14-43 ; Psaume 16 ; 1 Pierre 1, 17-21 ; Luc 24, 13-35

Luc 24, 13-35
13  Et voici que, ce même jour, deux d’entre [les disciples] se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem.
14  Ils parlaient entre eux de tous ces événements.
15  Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux;
16  mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17  Il leur dit: "Quels sont ces propos que vous échangez en marchant?" Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18  L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit: "Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci!" -
19  "Quoi donc?" leur dit-il. Ils lui répondirent: "Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple:
20  comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié;
21  et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.
22  Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés: s’étant rendues de grand matin au tombeau
23  et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant.
24  Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l’ont pas vu."
25  Et lui leur dit: "esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes!
26  Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire?"
27  Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait.
28  Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d’aller plus loin.
29  Ils le pressèrent en disant: "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée." Et il entra pour rester avec eux.
30  Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.
31  Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.
32  Et ils se dirent l’un à l’autre: "Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?"
33  A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem; ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,
34  qui leur dirent: "C’est bien vrai! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon."
35  Et eux racontèrent ce qui s'était passé et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain.

*

Qu’il est difficile de reconnaître le Christ ! De rencontrer le Christ en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui.

*

Par la brèche du tombeau vide, l'éternité a déferlé dans le temps. « Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n'est pas ici, mais il est ressuscité. » Alors les femmes venus embaumer le corps qui n’est pas là se souviennent qu'il disait : « Il faut que le Fils de l'homme soit livré aux pécheurs, qu'il soit crucifié et qu'il se relève le troisième jour ». Et « elles s'en retournèrent du tombeau pour raconter tout cela aux Onze et à tous les autres ».

Les disciples d’Emmaüs ne se sont dans un premier temps que peu arrêtés à ce qu’ont dit les femmes revenant du tombeau. Ils ne mentionnent cela, dans leur dialogue avec le Christ qui marche à leur côté et qu’ils ne reconnaissent pas, qu’en termes de « toutefois » (v. 22)…

*

Qu’est-ce qui empêche les disciples d’Emmaüs de reconnaître le Ressuscité, leur maître, qu’ils ont côtoyé trois jours avant ?

Peut-être le texte nous donne-il lui même une indication pour que nous comprenions cette difficulté qui est aussi la nôtre : ils ne comprennent pas les Écritures, qu’ils connaissent pourtant, et que l’inconnu avec eux, Jésus, leur explique — dit le texte. Ni l’un, ni l’autre ne le comprend, ni ne reconnaît Jésus… Ni Cléopas, ni... Mais au fait, l’autre, qui est-il ? Mais ma question est-elle la bonne ? Peut-être, mais pas sûr… Et s’il fallait demander : qui est-elle ? Ainsi posée la question dévoile un a priori tel qu’il ne nous trouble même pas : nous sommes convaincus que le second disciple est un homme, ce que le texte ne dit pas ! Comme les disciples ne reçoivent pas ce que dit l’Écriture que l’inconnu leur explique. Quelque chose leur a échappé, et des Écritures, et de l’inconnu, le Ressuscité !

Comme il nous échappe que le texte de Luc ne dit pas que le second disciple n’est pas forcément un homme ! Mieux, à bien y regarder, il suggère, en ne nommant pas le second disciple, que c’est n’est pas le cas !

Ce de la sorte que nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit ! L’autre disciple, pas nommé, pourrait avoir tout lieu d’être tout simplement Mme Cléopas, qui invite Jésus à sa table… Un couple de disciples. Étrange ? On n’y avait pas pensé ? Et pourtant, M. et Mme invitant Jésus chez eux... Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé…

Eh bien c’est un phénomène de ce genre, compréhension a priori, qui empêche les deux disciples de reconnaître Jésus ! Ils savent à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, ils ne le voient pas, ils ne le reconnaissent pas…

Et nous ? Comment imaginons-nous Jésus ? Rien qu’au plan physique. En général de la façon qu’a induite en nous toute une tradition iconographique… Pour un occidental de nos jours, disons assez grand, teint clair, cheveux châtains, yeux clairs. Cela pour rester au plan physique et seulement pour illustrer la difficulté des disciples. Éventuellement son physique était tout autre. Peut-être était-il noir. Ils ne sont pas rares parmi les juifs de l’époque biblique : la femme de Moïse, une Éthiopienne, celle de Salamon selon le Cantique, etc. Simple illustration, du même ordre que celle concernant M. et Mme Cléopas…

Car la vraie difficulté n’est pas tant de l’ordre de l’apparence physique... Les disciples d'Emmaüs ont côtoyé Jésus : ils connaissaient son physique. Mais lorsque, ressuscité, il leur apparaît… ils ne le reconnaissent pas ! Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour les deux disciples d’Emmaüs, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.

Là, c’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.

Aussi évacuerions-nous volontiers ce genre de faits déraisonnables… interdisant en quelque sorte à la vérité éternelle de trop nous déranger, la cantonnant à son domaine attitré. L’éternité d’un côté, notre temps de l’autre.

Car le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui... Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur !… Mais voilà que l'éternité nous envahit, déferle dans notre temps, depuis un dimanche de Pâques, dont on choisit aisément de ne pas en voir les conséquences.

Aussi, le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage dans les Écritures, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien moyen de l'autre, — hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir.

Or ce qui éclate dans tout son sens par la résurrection du Christ, c’est que tout est grâce, que la Création elle-même est une anomalie, un miracle de gratuité ; là, irrémédiablement, se bouleverse notre quotidien, nos normes, notre raisonnable protection de nous-mêmes, nos façons d'avoir toujours tout à acheter, à prouver, à mériter, à dissimuler.

La terreur d'avoir à reconnaître le Ressuscité rejoint finalement notre terreur de la grâce. La grâce est, dans sa gratuité, don d'intimité, et d'intimité avec Dieu, nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là même libération.

Chose toujours surprenante ; qui ouvre sur ce qu’on ne soupçonnait pas. Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, gratuitement, on est contraint de réviser ses propres jugements. Ainsi du Christ pour les disciples d’Emmaüs. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie. Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas : ah, s’il pouvait se montrer d'une façon qui ne nous surprenne pas ! Sous une forme connue, repérable, habituelle ! Mais apparemment ce n'est pas ce qu'il fait. Et lorsqu'il nous explique les Écritures sans avoir au préalable conforté nos repères, on ne l'écoute pas, on ne l'entend pas. Ce faisant, notre cœur ne brûle-t-il pas au dedans de nous, comme engourdi ?

*

Et ce qui est vrai du Christ à une échelle insoupçonnée, devient, en lui, vrai aussi de chacun de ceux qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude.

Ces frères et sœurs du Ressuscité, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un simple mot. Tout comme les disciples d’Emmaüs regardaient l’inconnu comme on regarde habituellement les inconnus ; puisqu’ils avaient pris l’habitude de regarder le Christ comme d’habitude, lorsqu’il se montre tel qu’il est au-delà de leurs regards appesantis par le sommeil de l’habitude, ils ne le reconnaissent pas.

“Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous ?” — ou : “n’était-il pas engourdi” ? Mais n’est-ce pas là déjà notre expérience à chacun au quotidien ? Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous, comme engourdi, quand nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, quand nous mangeons avec eux — partageant le pain —, quand ils nous parlent, et que nous n’entendons que ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, que nous n’en voyons qu’un quotidien toujours le même, alors que nous avons devant nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle ?

Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous ne reconnaissons pas l’image de Dieu dans celui ou celle, à côté de nous, que nous cantonnons dans les vieux jugements définitifs que nous avons pris l’habitude de porter sur lui, sur elle ? Au point que lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincu.

Mais Jésus, lui, est le ressuscité, il est la résurrection. Il a la puissance de transformer nos regards comme ceux des disciples d’Emmaüs. C'est au moment de la fraction du pain, moment de partage, d'intimité, que les disciples reconnaissent Jésus. Mais là la grâce est précédence silencieuse qui brise les terreurs, les craintes, les habitudes.

L'établissement de cette intimité, terrorisante pour qui l'anticipe avant de la connaître, ou pour qui regarderait après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l'établissement de l'intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.

C'est là l'étonnement de la grâce, qui brise, dans l'intimité qu’elle établit, toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples d'Emmaüs, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l'éternité qui advient en lui. Pour eux, plus rien à prouver.

Pour nous qui n'avons pas vu, heureux pourtant si nous croyons que l'éternité brise notre temps clos sur lui-même ! Car c'est là que nous attend l'indicible de la résurrection. Au dimanche de Pâques l'éternité du Christ a brisé nos clôtures, nos enfermements, il a fait accéder le temps et le monde à l'éternité dans laquelle il les fonde. En laissant vide son tombeau, il fait entrer le temps et le monde, notre temps, notre monde, dans leur fondement éternel, où il n'est plus pour nous ni à craindre, ni à nous croire investis du poids de l'inquiétude d'avoir à exhiber devant Dieu et devant autrui les masques de notre illusoire vérité sur nous et sur eux.

La résurrection du Christ est la défaite de nos inévitables défaites. La mort meurt. Le diable se piège à ses filets. Vaincu par le Christ, qui l'a vu “tomber du ciel comme un éclair”, dépouillé déjà par l'Incarnation de ses prétentions accusatoires (Apocalypse 12), il est ici abattu. Le Christ a expulsé tous nos démons.

Partout où est comprise la proclamation de la résurrection, la victoire est totale et définitive. Il n'est point d'autre combat des Apôtres et de ceux qui adhèrent à leurs paroles — contre les puissances d’asservissement — que par la seule proclamation de la résurrection du Christ. Vivre de la résurrection du Christ et donner encore quelque poids à quelque pouvoir d’asservissement, d’accusation, de jugement, etc., est contradictoire ; c'est même réintroduire par la petite porte ce que le Christ a définitivement abattu.

Et la victoire sur la mort, ses asservissements, l’accusation et les jugements négatifs, est dans ce seul établissement de l'intimité avec Dieu, qui brise le confort de nos craintes. Cette victoire ne nous est donnée, contre nos craintes, que dans la grâce donnée à notre seule foi dans le Christ ressuscité, qui vient partager le pain de notre quotidien.

Heureux ceux qui sans l'avoir vu, ont perçu le mystère de la présence discrète, qui demeure jusqu'à la fin du monde, de celui dont l'éclatante victoire brise tous nos enfermements.

R.P.
Grasse, 8.05.11


dimanche 1 mai 2011

La marque des clous




Actes 2, 42-47 ; Psaume 118, 21-29 ; 1 Pierre 1, 3-9 ; Jean 20, 19-31

Jean 20, 19-31
19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit: "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit: "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit: "Recevez l'Esprit Saint;
23 ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus."
24 Cependant Thomas, l'un des Douze, celui qu'on appelle Didyme, n'était pas avec eux lorsque Jésus vint.
25 Les autres disciples lui dirent donc: "Nous avons vu le Seigneur!" Mais il leur répondit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n'enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas !"
26 Or huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d'eux et leur dit: "La paix soit avec vous."
27 Ensuite il dit à Thomas: "Avance ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d'être incrédule et deviens un homme de foi."
28 Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu."
29 Jésus lui dit: "Parce que tu m'as vu, tu as cru; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru."
30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d'autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre.
31 Ceux-ci l'ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

*

On ne s’arrêtera pas sur la question de la foi de Thomas… Juste quelque mots cependant pour dire que… Je suis comme saint Thomas : ce que je crois ne se confond pas avec ce que je vois !

"Je suis comme saint Thomas, je crois ce que je vois", répond l'homme de bon sens, ou qui se veut tel. "Comme saint Thomas". À ceci près que Thomas ne croit pas ce qu'il voit, mais parce qu'il voit. Nuance. Et on va voir que la nuance est importante.

Comme Thomas, personnellement, ce que je vois, je ne le crois pas. Inutile, puisque je le vois. Qu'ai-je besoin encore de le croire ? Et l'homme de bon sens de préciser sa pensée : je n'ai jamais vu Dieu, je ne peux pas y croire. En ce qui me concerne, là aussi, si j'avais vu Dieu, je n'aurais pas besoin de croire qu'il existe. Évidemment. Le voir serait suffisant. Mais avant notre homme de bon sens, c'est ce même Évangile de Jean, qui dit, dès son premier chapitre :"Personne n'a jamais vu Dieu", et qui termine donc, par cet épisode de Thomas en réponse à "personne n'a jamais vu Dieu", qui se poursuivait au 1er chapitre par "le Fils unique, qui demeure dans le sein du Père, lui seul l'a fait connaître". Voilà qui est moins simple que les certitudes de l'homme de bon sens.

C'est ainsi que nombre de nos contemporains croient — croient-ils — ce qu'il voient. Thomas, lui, ne croyait pas ce qu'il voyait, selon notre texte, mais croyait parce qu'il avait vu.

Thomas, donc, croit : le Fils de Dieu, le ressuscité, est venu à lui : Thomas a donc droit en quelque sorte à faire abstraction de son intelligence, de la réflexion, à laquelle, il faut faire appel habituellement : "heureux ceux qui ont cru sans avoir vu". Car là, il faut user de son intelligence pour accéder à la compréhension du fait qu'il y a une réalité derrière ce que l’on voit.

Dieu, je ne l'ai pas vu. Thomas n'a pas vu Dieu non plus, mais il a cru : le Fils unique, le ressuscité, le lui a fait connaître.

Monde nouveau, inaccessible, inconnu, dont est porteur le Christ, venu à notre rencontre, est à même donc, de tout bouleverser. Et ça, on l'a su par les femmes venues au tombeau, c'est effrayant.

Pour Thomas, voilà qui déjà fait basculer sa vie ! Mais quoique cela suppose pour la suite, ce que Thomas pressent — la tradition veut que cela l'ait mené jusqu'en Inde où il aurait fondé l'Église — quoique cela suppose pour la suite, Thomas sait : il y a quelque chose derrière ces plaies. Thomas n'a pas cru ce qu'il a vu, il a cru parce qu'il a vu, et quoique cela coûte. Avant même d’avoir à toucher : "Mon Seigneur et mon Dieu", a-t-il dit, dans l'adoration. Alors quand l'homme de bon sens me dit : je suis comme saint Thomas, je ne peux m'empêcher de penser : s'il sait ce qu'il dit, quelle foi ! Que la foi de saint Thomas soit la nôtre, celle que Dieu lui-même écrit sur nos cœurs au-delà même des plaies qui marquent encore le monde de la résurrection… plaies signes des souffrances traversées, réelles jusqu’à ce jour…

… Et qui feront dire à Paul (Romains 8) :
« 18 J'estime en effet que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous.
19 Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu :
20 livrée au pouvoir du néant — non de son propre gré, mais par l'autorité de celui qui l'a livrée —, elle garde l'espérance,
21 car elle aussi sera libérée de l'esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu.
22 Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l'enfantement.
23 Elle n'est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l'adoption, la délivrance pour notre corps.
24 Car nous avons été sauvés, mais c'est en espérance. […] » (Romains 8, 18-24)

Car cela vaut pour chacun :
« 16 Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.
17 Enfants, et donc héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers de Christ, puisque, ayant part à ses souffrances, nous aurons part aussi à sa gloire. » (Romains 8, 16-17)

Voilà une leçon qui rejoint le constat de Thomas : les plaies du Ressuscité. La gloire de la résurrection porte le traces du passage dans le temps, de ce que l’être de résurrection est celui qui a traversé le temps de douleur par lequel a été constitué ce qu’il est dans l’éternité.

Il porte les plaies de sa souffrance. Mais, parole de foi de Paul — de l’ordre de la foi de Thomas, mais pour celui qui n’a pas vu —, « j'estime en effet que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous ». Estimation de foi. Si Thomas a vu, Paul, non plus que nous, n’en voit rien ; et il « estime ».

Signée au corps du Ressuscité, la souffrance du temps n’est pas niée, mais elle est engloutie dans la gloire proche d’être révélée.

Cela vaut, depuis la révélation des plaies du Ressuscité, pour chacun de nous, et pour toute la création — dont la parole de la foi promet la délivrance par la révélation des enfants de Dieu, à la suite du premier engendré d’entre les morts, le Christ ressuscité !

1 Pierre 1, 3-8 :
3 Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus–Christ, qui, selon sa grande miséricorde, nous a régénérés, pour une espérance vivante, par la résurrection de Jésus–Christ d’entre les morts,
4 pour un héritage qui ne se peut ni corrompre, ni souiller, ni flétrir, lequel vous est réservé dans les cieux,
5 à vous qui, par la puissance de Dieu, êtes gardés par la foi pour le salut prêt à être révélé dans les derniers temps !
6 C’est là ce qui fait votre joie, quoique maintenant, puisqu’il le faut, vous soyez attristés pour un peu de temps par diverses épreuves,
7 afin que l’épreuve de votre foi, plus précieuse que l’or périssable qui cependant est éprouvé par le feu, ait pour résultat la louange, la gloire et l’honneur, lorsque Jésus–Christ apparaîtra,
8 lui que vous aimez sans l’avoir vu, en qui vous croyez sans le voir encore, vous réjouissant d’une joie ineffable et glorieuse.

R.P.
Antibes, 01.05.11