dimanche 28 novembre 2010

La vigilance comme reconnaissance




Ésaïe 2:1-5 ; Psaume 122 ; Romains 13:11-14 ; Matthieu 24,37-44

Matthieu 24, 37-44
37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme ;
38 car de même qu'en ces jours d'avant le déluge, on mangeait et on buvait, l'on se mariait ou l'on donnait en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche,
39 et on ne se doutait de rien jusqu'à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme.
40 Alors deux hommes seront aux champs : l'un est pris, l'autre laissé ;
41 deux femmes en train de moudre à la meule : l'une est prise, l'autre laissée.
42 Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir.
43 Vous le savez : si le maître de maison connaissait l'heure de la nuit à laquelle le voleur va venir, il veillerait et ne laisserait pas percer le mur de sa maison.
44 Voilà pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, car c'est à l'heure que vous ignorez que le Fils de l'homme va venir.

*

« Soyez prêts dit Jésus à ses disciples, car le Fils de l'Homme viendra à l'heure où vous n'y penserez pas » (Mt 24, 44). Veillez, soyez prêts à ouvrir à votre Maître, qui viendra comme un voleur. Voilà qui est troublant : le Seigneur viendra comme un voleur, il viendra à l'heure où nous n'y penserons pas.

*

Ces paroles de Jésus rapportées par Matthieu prennent place à la fin de la prophétie qu'il donne à ses disciples en réponse à leur question sur le temps de la fin de Jérusalem, et de façon concomitante, sur le signe de son avènement.

Jésus vient d'annoncer une suite d'événements terribles, avec à leur terme la ruine de Jérusalem et la profanation du Temple. On sait qu'il en a été comme Jésus l'annonçait, avec au comble la profanation du Temple, lors de l'attaque de Jérusalem, qui aura lieu en 70. La génération à laquelle il s'adressait n'est point passée qu'elle n'ait vu cela ; une détresse incomparable : Jésus discernait bien la menace — … sans que pour autant il n'en connaisse le jour (ou la nuit), ni la saison (v. 36).


La prophétie dans le temps

Car la prophétie n'est point prédiction, ce qu'interdisait la Torah, elle est plutôt lecture inspirée du temps et des événements — et par là peut éventuellement être annonce. Mais elle se rapporte à des données. Rappelons quelques unes de ces données : après une brève période d'indépendance au temps des Maccabées, la Palestine est sous domination romaine depuis 63 av. J.C. La Judée a cessé d'être un royaume juif depuis la mort d'Hérode le Grand, en 4 av. J.C. Si son fils Archélaüs hérite la Judée, il n'a pas le titre royal, et lorsque César Auguste le dépose, en 6 ap. J.C., il nomme a sa place un procurateur romain. À l'époque où Jésus donne cette prophétie, le procurateur de Judée est le fameux Ponce-Pilate, qui quelques heures plus tard participera au jeu des dirigeants de la région (le grand prêtre, Hérode Antipas, tétrarque de Galilée) refusant à tour de rôle leur responsabilité dans le procès de Jésus.

C'est sur cette Palestine juive en peau de chagrin que Jésus prophétise. Il invite à la lucidité sur la continuation probable de l'évolution de la situation, jusqu'à la ruine de Jérusalem. Le prophète, inspiré, lit le sens de ce qui advient inévitablement, de ce qui advient en fonction de ce sens même : Dieu est las de notre état. L'épée de Damoclès ne tardera plus à tomber comme l'évolution de la Palestine n'en laisse que peu de doutes.

Et voilà que les responsables de la nation — Jésus en pleure — refusent cette nouvelle main tendue de Dieu, sûrs de leur bonne relation avec lui ! Voilà qui ressemble fort au récit du déluge dans la Genèse.


Une menace historiquement située

Les disciples ne peuvent pas ne pas savoir que la détresse qui menace va les affecter aussi — peut-être personnellement — et de toute façon au plus profond de leur amour pour ceux de leurs proches et amis qui préfèrent nourrir leur optimisme des viandes de leurs banquets plutôt que de fuir vers les montagnes qui entourent Jérusalem, comme y invite Jésus.

Car c'est concrètement de cette façon qu'ils pourront éventuellement éviter le massacre dont Jésus les avertit qu'il sera bientôt perpétré par les Romains. C'est là précisément que doit prendre place la vigilance à laquelle Jésus appelle. Comme aux jours de Noé : que ceux qui écoutent le prophète de malheur se mettent à l'abri de l'inévitable. Ceux qui ont la bonne idée de célébrer leurs mariage sous un ciel d'orage risquent de se mouiller,… dans les eaux du déluge les emportant ; ou de subir les coups des légionnaires frappant au hasard : l'un des deux hommes dans le champ, l'une des deux femmes à la meule, seront pris par leurs bourreaux. Aussi (cf. v. 17-18), que celui qui est au champ ne rentre pas dans Jérusalem, mais fuie, et que celui ou celle qui, dans Jérusalem, est sur le toit de sa maison, c'est-à-dire sur la terrasse, cherche à s'y cacher plutôt que de descendre se faire prendre dans la violence des troupes romaines.


Un avertissement pour tous les temps de l'exil

On le voit donc : avertissement très concret face à une menace très concrète. Avec un encouragement vigoureux à tenir ferme, fondés en l'inespéré. Mais ces menaces concrètes, historiquement situées, ont une portée beaucoup plus large. La détresse et la douleur sont le fait de tout un chacun, de façon plus ou moins prégnante, plus ou moins atroce, en cette vie de pèlerins. Et ses effets sont d'autant moins destructeurs qu'on a vécu dans la conscience de notre exil. Quel n'est pas le choc de celui qui ignore avec superbe le malheur qui ne cesse de l'entourer, au jour où il le frappe ! C'est lui aussi, sur chacun donc, que Jésus invite à ouvrir les yeux sur le fait incontournable de sa non-éternité. Non pas pour le plaisir de jouer les rabat-joie, mais pour nous éviter de trop douloureuses désillusions et nous inviter à bâtir une espérance contre toutes les espérances.

Alors seulement s'ouvre une possibilité de vivre, dans la conscience de leur vanité — et dans la reconnaissance —, les joies d'un quotidien fragile et en passe de se faner.

Dans un temps de détresse, recevoir les délicates fleurs du quotidien et des fêtes du temps, comme autant de signes du jour éternel de la Présence du Christ — dans la certitude que le Temple éternel, le corps du Christ ressuscité, prend place au milieu des humains dans la Jérusalem qui vient.


Le paradoxe de l'espérance

Car c'est dans le cadre de la menace concrète que Jésus enseigne ses disciples à percevoir, du cœur de la douleur, le signe de l'inespéré, le signe de sa venue en gloire ; et enseigne parallèlement aux optimistes, aux adeptes du « tout va bien » — du moins à ceux qui voudraient bien entendre sa voix à travers les musiques de leurs fêtes, — que les temps ne sont pas précisément à la fête, pas plus qu’aux jours de Noé.

Mais, à nouveau, n'allons pas penser, puisque les événements, sur le plan historique, touchent l'Israël du premier siècle, que les avertissements de Jésus ne nous concernent pas, et que c'est dorénavant que « tout va bien ». Ne nous y trompons pas : pour les pèlerins de l'exil, la fête n'est point du temps, mais de l'éternité, et cela dès aujourd’hui. « Malheur à vous qui riez, car vous serez dans le deuil et les larmes » (Luc 6, 25). Mais « heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » (Mt 5, 4). Cette consolation est, dans la perception de l'inespéré, le signe de la délivrance, au point que la détresse elle-même en devient signe de délivrance, comme les pousses du figuier sont le signe de l'été qui vient (selon cette autre image que donne Jésus dans cette même prophétie).

La menace qu’annonce Jésus sur ceux qui rient n'est pas pour autant un encouragement au ressentiment de ceux qui, pleurant, croiraient devoir espérer une contrepartie céleste de ce qui ne serait que leurs frustrations. Il s’agit, à l’inverse du ressentiment, de reconnaissance. Jésus invite ses disciples, au contraire du ressentiment, à se placer dans la joie de l'inespéré au cœur de la détresse qui va les frapper. Et concrètement, face à une menace concrète, il s’agit concrètement de vivre dans la reconnaissance !


Vigilance

Reconnaissance ?! Étrange ? Reconnaissance de quoi, reconnaissance pour quoi ? Reconnaissance pour ce qui se cache là : « là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur ». Reconnaissance pour le trésor qui nous est octroyé déjà dans le temps, caché au cœur du temps… Le Royaume et les critères de ce monde — fragile, menacé, lourd de détresse et de menace — sont incompatibles. Or c’est là une parole de consolation considérable, que le surgissement imminent de l’inespéré : « là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur ».

C’est la clef de la vigilance, cette sagesse qui seule rend pleinement disponible au Christ, qui vient au jour de l’inespéré. La reconnaissance pour le trésor caché qui est le nôtre, et par lequel tout nous est donné.

La question qui nous est posée encore aujourd'hui est donc celle de savoir où est notre trésor, et l'ayant trouvé, comme l'homme de la parabole ayant trouvé un trésor dans un champ, si nous le jugeons suffisamment précieux pour tout lui sacrifier. Plus précieux que nos biens passagers… qui nous sont donnés en plus — simplement en plus, et en signe du trésor éternel qui seul ne passe pas, que ni les armées romaines ni quelque autre menace ne peuvent atteindre.

Le Règne de Dieu et sa justice, tel est le vrai trésor, avec quoi tout est donné en plus : le Règne de Dieu qui ne va pas sans sa justice. Les fils du Royaume doivent-ils rechercher la même chose que les païens, les biens de ce monde ? Ils viennent en plus : voilà une connaissance qui ouvre à la possibilité de la reconnaissance. Savoir que rien n’est dû, que tout est en plus, et passager ; puisque tout est passager, et comme tel, sujet de reconnaissance.

Avez-vous remarqué que c’est là que s’accomplit le premier commandement ? « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton souffle, de toute ton intelligence, de tous tes moyens. » Comment ? Par la reconnaissance… L’accueil reconnaissant du simple fait d’avoir connu la sensation d’un rayon de soleil ou du souffle du vent. Autant de signes du don de Dieu qui perce au-delà de la détresse du temps et de sa déperdition — dont Jésus annonce l’effet redoutable dans la présence romaine au cœur de Jérusalem.

La vigilance à laquelle nous sommes appelés par la détresse des temps est là. Elle concerne la justice du Royaume que Jésus nous invite à rechercher. Une justice qui consiste en un autre vécu de nos jours, selon d'autres règles, celles d’une vigilance ancrée dans la reconnaissance. À nous de discerner quel est l’appel précis que Dieu nous a adressé, à chacun, ce qu’il nous a confié, en fonction des richesses qu'il nous a octroyées. « On demandera beaucoup à celui à qui l'on a beaucoup donné et on exigera davantage de celui à qui l'on a beaucoup confié ». Or, il nous donné beaucoup, autant de signes, mais signes seulement, du trésor éternel.

*

« C'est l'heure de vous réveiller enfin du sommeil, car maintenant le salut est plus près de nous que lorsque nous avons cru », dira alors Paul (Romains 13, 11). Si c'est vrai au temps de Paul, à combien plus forte raison l'est-ce au nôtre ! « La nuit est avancée » (Ro 13, 12a).

Si c'est vrai au temps de Paul, à combien plus forte raison au nôtre ! Mais si la nuit est plus avancée encore, à plus forte raison aussi, « le jour approche » (12b). Plus la nuit avance, plus le jour est proche. Dans notre nuit, il est donc d'autant plus urgent de s'y préparer, en se dépouillant « des œuvres des ténèbres » (13c), et en premier lieu de la rouspétance plus ou moins inconsciente contre le Christ, qui nous demande de l'accompagner là où il n'y a point de lieu pour reposer nos têtes, sur ce chemin qui mène à la croix, comme celui d’Israël au désert, tenté aussi de rouspéter.

C'est dans la nouveauté de vie qu'il nous faut marcher nous dit Paul. C'est ce que signifie son appel : « Ne vous mettez pas en souci de la chair pour en satisfaire les convoitises » (Ro 13, 14). Dans la nuit qui nous cerne, il s'agit de veiller, non de dormir. Et pour cela, il est un appui indéfectible : n'ayez crainte, je suis avec vous. « Revêtez-vous du Seigneur Jésus » dit Paul (Ro 13, 14). Un trésor inestimable qui vaut et fonde toute reconnaissance.

RP
Cagnes-sur-Mer, 28.11.10


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