dimanche 31 octobre 2010

Zachée et la grâce




Ésaïe 45, 22-24 ; Psaume 145 ; 2 Thessaloniciens 1, 11 à 2, 2 ; Luc 19, 1-10

Luc 19, 1-10
1 Entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville.
2 Survint un homme appelé Zachée ; c’était un chef des collecteurs d’impôts et il était riche.
3 Il cherchait à voir qui était Jésus, et il ne pouvait y parvenir à cause de la foule, parce qu’il était de petite taille.
4 Il courut en avant et monta sur un sycomore afin de voir Jésus qui allait passer par là.
5 Quand Jésus arriva à cet endroit, levant les yeux, il lui dit : "Zachée, descends vite : il me faut aujourd’hui demeurer dans ta maison."
6 Vite Zachée descendit et l’accueillit tout joyeux.
7 Voyant cela, tous murmuraient ; ils disaient : "C’est chez un pécheur qu’il est allé loger."
8 Mais Zachée, s’avançant, dit au Seigneur : "Eh bien ! Seigneur, je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et, si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple."
9 Alors Jésus dit à son propos : "Aujourd’hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham.
10 En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu."

*

Qui est donc ce Zachée ? C’est un homme en vue, une sorte de célébrité locale à Jéricho. Une célébrité de petite ville, qu’il y a acquise à force de coups à sa façon et autres démarches pas très reluisantes — pour être au poste qui est le sien ! Un de ces personnages en quête d’aisance — il faut bien vivre —, et puis d’un peu d’honneurs aussi, de standing et de choses qu’on honore, quitte à aller quérir tout cela chez les Romains… tant qu’ils sont au pouvoir.

En vue à Jéricho, Zachée l’est sans aucun doute, mais il est mal vu — et donc rejeté : un homme seul… Puisqu’il est le chef de ces fameux publicains, arrogants collecteurs d'impôts, au service de Rome. Son métier ? Au regard de ses compatriotes judéens : racket professionnel dans la collaboration avec l’ennemi, puisque les percepteurs collaborateurs des Romains se servaient sur la bête. S’il est rejeté, c’est légitimement, peut-on dire.

Voilà autant d’éléments qui peuvent expliquer pourquoi il veut voir Jésus qui passe… Rien d’autre, dirait-il peut-être, que voir une nouvelle célébrité : il en est une lui-même ! D’habitude, il est sans doute dans le comité d’accueil des représentants du pouvoir romain. Voir une nouvelle célébrité… Et qui sait, en arrière-pensée, puisque ce genre de personnage, Zachée, est à courte vue, il est sans doute prêt à tourner sa veste pour un poste…

Car Jésus, oui, commence aussi à avoir une certaine célébrité : celle d’être peut-être le nouveau pouvoir, celui qui remplacera les Romains. Dans Jéricho, la foule presse Jésus. Ne perdons pas de vue qu'on est à la veille de son entrée triomphale à Jérusalem. Ce Jésus a commencé à faire parler de lui. Il est peut-être temps pour Zachée de se ménager des entrées — et pourquoi pas, une future nouvelle tâche de percepteur, si des fois ce Jésus prenait le pouvoir ! D'où la curiosité, qui fait que ce petit homme se rend visible en montant sur un arbre, tout en s’y cachant. Un homme tiraillé, sans doute, que ce chercheur d’honneurs qui se cache à moitié.

Car d’un autre côté, ce Zachée chercheur d’avantages et de prestige de petite ville, ce Zachée, qui est petit, préfère sans doute aussi ne pas trop se faire remarquer, ni par une foule qui lui est hostile et qui aujourd’hui bafoue ainsi son arrogance dans sa petitesse, ni même par Jésus qu’elle acclame. Il monte donc sur ce sycomore, ce qui ne l'empêche pas de se faire remarquer, notamment par Jésus — qui va le prendre à son propre désir d’être honoré, en le faisant sortir de cet observatoire qui le cache et l’exhibe à la fois.

Jésus a vraisemblablement déjà eu l'occasion de le voir aux portes de la ville, et d'en entendre beaucoup de mal. D'où sans doute, dans son geste, se faire inviter par cet homme, une part de provocation, un certain sens du scandale : Jésus sait que son attitude ne passera pas inaperçue, fera jaser. Et puisque la grâce est scandale, c'est d'un geste de grâce que Jésus va faire un sujet de commérage.


La grâce qui choque

Avant d'apparaître comme grâce, le geste de Jésus fait sans doute plutôt figure d'aubaine aux yeux de ses fervents zélateurs. D'aubaine choquante : tous murmurent : « il va loger chez un pécheur ! » Et quel pécheur ! Mais voilà que le plus choqué de tous, c'est Zachée lui-même. Il pouvait s'attendre à tout — s'il s'attendait à quelque chose, sait-on jamais : « mes qualités de financiers pourraient être récupérées discrètement par le nouveau pouvoir » — il pouvait s'attendre à tout, mais pas à ça, pas de cette manière !

Zachée a quand même l’allure type du mauvais riche dont Jésus vient de lancer une de ces séries de portraits à même de décourager n’importe quel prédicateur, n’importe quel témoin de ses paroles, tant ses critiques des riches sont violentes ! Surtout si ce prédicateur ou témoin de ses paroles est soucieux des finances de la communauté ou simplement soucieux de ne pas décourager ses auditeurs non-SDF. Mais Jésus, moins embarrassé apparemment par tous ces problèmes, a porté ces critiques violentes, et sans pincettes, contre ces façons dont Zachée donne un exemple criant !

La fidélité à sa parole a sans doute contraint ses disciples à les dire à leur tour, ces critiques violentes… Que le vent a portées jusqu’aux oreilles du chef des publicains de Jéricho, qui, donc, se cache dans son sycomore. Et voilà, point culminant de la série « critique des riches », son cas à lui, le cas Zachée ! Et le cas de Zachée, lui, est caricatural : une richesse mal acquise, telle celle de l’intendant infidèle décrit quelques pages avant, acquise à coups de courbettes devant les Romains ; et tout ça pour un bonheur égoïste, comme le riche méprisant Lazare.

Il est tout cela à la fois Zachée. Un de ces personnages réputés irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables ! Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tache de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils demanderaient. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts. Zachée en est.

Oui, décidément Zachée est un petit homme, et pas que par la taille ; et s’il s’est mis au loin, sur son arbre, c’est aussi sans doute parce qu’il redoute Jésus, qu’il redoute qu’il ne le rejette, dans les ténèbres à grincements de dents de ses paraboles.

Et voilà que c’est par lui, qui sait se reconnaître — comment ne le ferait-il pas, c’est si explicite — dans les portraits des paraboles de Jésus ; c’est par lui, sur lui, précisément que va éclater la parole de la grâce !

Parmi tous les habitants de Jéricho dont sans doute aucun n'aurait accueilli Jésus autrement qu'avec joie et empressement — il n'avait que l'embarras du choix, — il se fait recevoir par un pécheur. Et pas par n'importe quel pécheur, pas le pécheur du coin, anonyme ; non, il s'agit bien du pécheur connu, public, le pécheur en chef.

Il n'y a pas plus d'ambiguïté sur ce point de la part de Jésus que lorsqu'il fraye avec les prostituées. Aucun doute sur leur moralité.

Et, comble de l’incongruité, ici il ne s'agit pas du chef de n'importe quelle sorte de pécheurs, mais du chef des collecteurs d'impôts, se coltinant des tâches de Romains — courbettes comprises —, ce à quoi il doit son arrogante richesse.

Or celui qui l'interpelle, Jésus, représente à peu près l'inverse : le chef d'un groupe messianique, avec vocation de libérer Israël de toutes ses oppressions, Romains compris — une libération qu'il est peut-être à la veille de mener à bien — du moins est-il perçu comme cela. Et au cœur d'un bain de foule, au milieu de ses partisans enthousiastes qui encadrent son proche triomphe, le voilà qui se fait inviter, par qui ?... par Zachée !

Ce qui se passe alors dans la tête du publicain restera difficile à percer. On comprend en tout cas qu'il n'en revienne pas. Mais on peut imaginer aussi des sentiments mêlés, une sorte de triomphe mesquin, empreint de ressentiment, sur une foule qui le méprise.

Il y aurait là de quoi nourrir les murmures qu'entraîne l'attitude de Jésus. Un personnage comme Zachée semblerait bien digne d'un procès d'intention : que va-t-il faire des largesses de Jésus ? Ne vont-elles pas l'encourager dans sa mesquinerie qui, en plus, fonde son arrogance à l’égard des miséreux ?

Eh bien ! Jésus passe outre : la grâce est gratuite — pas à bon marché, on va le voir, mais gratuite, — totalement gratuite : la grâce n'attend pas de bonne attitude, ni de bonne moralité, le choix de Zachée en fait foi ; elle n'attend pas non plus de bonne disposition intérieure.

C’est la grâce qui justifie, tout simplement. Justification par la grâce, par le moyen de la foi seule. La justification est déclarative.

C'est toute la leçon qu'a retrouvée la Réforme, ce dont nous nous souvenons en ce dimanche de la Réformation. Être justifié ne signifie pas être rendu juste, mais être déclaré juste. La Réforme parlait ainsi de justification « forensique », « étrangère », « extérieure », de ce mot qui a donné en français « forain », c'est-à-dire, extérieur, étranger, quelqu'un qui est d'ailleurs.

De même, la justification selon la Bible, expliquaient les Réformateurs, nous est étrangère, elle nous vient d'ailleurs. Nous ne sommes pas justes en nous-mêmes. Dieu nous déclare juste, par la grâce, c'est-à-dire gratuitement.

Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée gratuitement à notre seule foi. Nous sommes donc déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, puisqu'il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Non, nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cela, cette grâce gratuite, par notre seule foi.


La grâce gratuite qui coûte tout

Jésus ne pose aucune condition, ne requiert rien de Zachée suite à quoi il daignerait s'asseoir à sa table. Il accepte Zachée, dans le signe de ce qu'il lui offre, son hospitalité, tel qu'il est, Zachée le pécheur le plus en vue de Jéricho.

Et Zachée perçoit la grâce, il se sait accepté et il accepte d'être accepté. Il est une part de lui-même qui sait entendre ce qu'il découvre probablement pour la première fois. Lui dont les bonnes consciences religieuses n'ont sans doute pas manqué de l'inviter à se repentir en des termes comme : « si tu changes de vie, Dieu saura te faire grâce... » Parole sympathique certes, mais façon subtile de prêcher le salut par les œuvres : « à condition que... »

Et voilà que Jésus ne pose aucune condition : « Je veux demeurer dans ta maison ». Zachée a entendu sa voix : « si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai et je souperai avec lui et lui avec moi ».

Le changement de comportement de Zachée, son repentir, ne précède pas la grâce, mais en est la conséquence et comme le signe ; le signe d'une libération et en aucun cas une condition. Zachée se voit libéré d'un poids — disons de sa peur qui le mène par tel ou tel « on ne sait jamais » à accumuler, et à frayer avec l'ennemi romain. Sous le regard de la grâce, le péché, qui est un malheur, un pesant esclavage, lui apparaît comme tel, comme chaîne.

Le péché contre son devoir est ce qui le coupe de ses prochains et l'enferme dans son arrogante solitude. Devoir, car il ne fait que se rendre aux préceptes de la Loi — restitution au quadruple des biens volés :

Exode 22, 1 :
Lorsqu’un homme volera un bœuf ou un agneau, s’il l’égorge ou le vend, il restituera cinq bœufs pour le bœuf et quatre (pièces de) petit bétail pour l’agneau.

2 Samuel 12 :
1 L’Éternel envoya Nathan vers David. Nathan vint à lui et lui dit: Il y avait dans une même ville deux hommes, l’un riche et l’autre pauvre.
2 Le riche avait du petit et du gros bétail en très grande quantité.
3 Le pauvre n’avait rien du tout sinon une petite brebis, qu’il avait achetée; il la nourrissait, et elle grandissait chez lui avec ses fils; elle mangeait de son pain, buvait dans sa coupe, dormait sur son sein. Elle était pour lui comme une fille.
4 Un voyageur arriva chez l’homme riche; et le riche ménagea son petit ou son gros bétail, pour préparer (un repas) au voyageur arrivé chez lui: il prit la brebis du pauvre et l’apprêta pour l’homme arrivé chez lui.
5 La colère de David s’enflamma violemment contre cet homme, et il dit à Nathan: L’Éternel est vivant! l’homme qui a fait cela mérite la mort,
6 et il rendra au quadruple la brebis, pour avoir commis cette action et pour avoir agi sans ménagements.

Et cela fait Zachée en vient enfin à la pratique de la mitsva — le commandement — de la tsedaqa — c'est-à-dire le précepte de la justice — puisque c'est le nom hébreu pour ce que l'on a rendu par "aumône".

Dans la perspective hébraïque et biblique celui qui a des biens en a été doté par Dieu pour un ministère à l'égard d'autrui — il est intendant de Dieu à ce propos ; ce qui fait que l'aumône est perçue comme juste restitution. Zachée ne manque pas d'en venir à ce qui est l'enseignement de la Loi : le regard de la grâce que lui a porté Jésus l'a libéré, l'a sauvé. Jésus est venu chercher et sauver les fils d'Abraham ; chercher et sauver ce qui était perdu.

Hébreux 2, 16 « ce n’est pas à des anges qu’il vient en aide, mais c’est à la descendance d’Abraham. » Galates 3, 7 : « ceux qui ont la foi sont fils d’Abraham. »

Cela coûte tout à Zachée : il perd ce qu'il voulait sauver à force d'entourloupes, il perd tout parce que le regard de Jésus lui a fait saisir qu'il ne saurait rien sauver d'une manne qui pourrit. Cette perte du passager est signe qu’il a reçu ce qui ne passe pas.

R.P.
Antibes, 31.10.10



dimanche 24 octobre 2010

Le pharisien et le publicain




Deutéronome 10, 12 – 11, 1 ; Psaume 34 ; 2 Timothée 4, 6-18

Luc 18, 9-14
9 Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres :
10 « Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre collecteur d’impôts.
11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : "Ô Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d’impôts.
12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure."
13 Le collecteur d’impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : "O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis."
14 Je vous le déclare : celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l’autre, car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. »

*

Un homme comme on en voudrait beaucoup dans nos temples !, que le premier décrit par Jésus. Il donne la dîme, dix pour cent de tout ce qu’il gagne. Et il le fait vraiment, sans fraude : il le dit devant Dieu seul. Il n’est pas naïf au point de penser pouvoir exprimer à Dieu ce qu’il ne fait pas ! Dix pour cent, sans fraude ni traficotage. Qui peut en dire autant ? Et quand on sait qu’à trois pour cent seulement, nos Eglises rouleraient sur l’or… On imagine aisément à la fin de la parabole une Église primitive lisant cela pour la première fois qui reste un peu perplexe. Qu’est-il besoin de mettre en cause un tel homme ? On a tellement besoin de personnes comme lui !

Mais non content d’être à ce point exemplaire quant à ses biens, notre homme est humble, par-dessus le marché : il jeûne régulièrement, se contraignant de la sorte à l’humilité, humilité qu’il exerce en ne se vantant pas devant les hommes de ses qualités. Il se contente de faire son bilan devant Dieu seul : sa dîme, réelle et stricte, minutieuse, il ne l’exhibe même pas. S'il remarque tout de même sa grandeur d'âme et de vie, effectivement remarquables, exceptionnelles (comment ne pas les remarquer à un moment ou à un autre ?), c’est à Dieu, seul, dans le silence, qu’il confie son constat dans une prière de remerciement pour ce qui ressemble bien à de la perfection, qu’il attribue en outre à lui seul. C’est Dieu seul qu’il remercie comme celui à qui doit de n’être pas un pécheur qualifié et visible comme son voisin.

Bref, le pharisien de notre parabole est incontestablement exemplaire. Exemplaire au point qu'il serait difficile, même pour lui, de ne pas le savoir. Exemplaire jusque dans sa modestie. Exemplaire au point qu'il n'a même pas le travers de faire valoir, ne serait-ce qu'un peu, son exemplarité !

Avant de voir cela de plus près, une question : qui cela concerne-t-il ? Qui sont ces « certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres » ? Les pharisiens ? Mais alors cette parabole est bien bizarre... Pourquoi donner en comparaison un pharisien aux pharisiens ? À y regarder de près, il apparaît tout d'abord que Luc vient de dire, pour introduire la parabole de la veuve et du juge impitoyable, que Jésus s'adresse à ses disciples, puis juste après : « puis il dit à certains, qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres ». « Certains » de qui, sinon de ses disciples ? Ce que confirme le portrait du pharisien que Jésus donne dans sa parabole.

Il n'est pas inhabituel que Jésus force les traits de ses personnages dans ses paraboles. Comme peu avant, le portrait du fils prodigue, dont il outre à dessein l'indignité. Ici, au contraire, il amplifie la perfection du pharisien.

Que reproche-t-il souvent, en effet, aux pharisiens ? Non pas d'être trop pieux, mais de trop le laisser paraître, les invitant à l'être devant Dieu plus que devant les hommes. Les disciples, « certains » de ses disciples, ont entendu la leçon, que sans doute, certains pharisiens (du genre de celui de la parabole) avaient prise d'eux-mêmes avant qu'il ne soit besoin de la leur faire.

Qu'enseigne Jésus en effet au sujet de la prière, du jeûne et de l'aumône, les trois devoirs envers, Dieu, soi-même, et le prochain ? Les pratiquer dans la discrétion. Ne pas prier en public et à voix haute, ne pas jeûner en faisant une mine de malade pour que tout le monde le voie, ne pas faire l'aumône de façon ostensible pour susciter l'admiration générale. C'est la leçon rapportée dans le sermon sur la montagne.

Les disciples l'ont retenue. Et mise en pratique. Et voila que du coup « certains » d’entre eux se persuadent d'être plus justes que le reste des hommes, et notamment que les pharisiens.

C'est ceux-là, ces disciples-là, que Jésus vise dans cette parabole. Remarquez bien : le pharisien ne prie pas a voix haute, mais « en lui-même ». Jésus voudrait dire que son pharisien a reçu sa propre leçon sur la prière non-ostensible, qu'il ne le présenterait pas autrement. Or même si certains pharisiens avaient pris la leçon sans qu'on ne la leur donne, les disciples de Jésus, eux, ne pouvaient pas ne pas l'avoir prise.

Voila donc un personnage exemplaire : il jeûne : il est donc humble devant Dieu. Il donne la dîme de tous ses revenus ; c'est-à-dire qu'il donne la dîme scrupuleusement — il ne fait pas d’ « oubli » sur une partie de ses revenus.

Autant dire que si tous sont comme lui, sa communauté n'a pas de problèmes financiers, et les pauvres reçoivent de quoi se retourner (puisque la dîme servait aussi aux caisses de l'entraide) — bref, conformément aux conseils de Jésus, il pratique l'aumône — sans ostentation, l’affirmant devant Dieu seul dans sa prière silencieuse.

Et quant à sa prière « en lui-même », discrète donc, et puisque c'est, semble-t-il, là que le bât blesse, où est le problème ? « Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, Qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, Et qui ne s'assied pas sur le banc des moqueurs, Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l'Éternel, Et qui médite sa loi jour et nuit ! » — dit le Psaume 1 (v.1 & 2). Que fait-il donc d'autre, notre pharisien, que faire, intérieurement, ce constat ? Il est heureux. Sa conduite exemplaire, sa piété exemplaire en font un homme heureux, et il en rend grâce à Dieu ; il ne prétend pas ne devoir ce bonheur qu’à lui-même. Si « les autres hommes [...] sont voleurs, malfaisants, adultères », c'est pour leur malheur. Lui ne s'attarde pas avec eux, et c'est à Dieu qu'il rend grâce pour cela.

Et voilà, deuxième personnage, que le portrait de ce malheur d'être pécheur apparaît, non loin de lui, dans le temple, sous les traits du collecteur d'impôts, qui non content de son malheur quotidien, vient en rajouter avec sa prière de comédien se frappant la poitrine.

« Oui Seigneur », prie intérieurement notre pharisien en regard de cela, « vraiment, tu m'as donné le bonheur en partage et je t'en rends grâce ! »

Avant de voir plus avant ce que Jésus trouve à redire à cela, voyons donc ce deuxième personnage de la parabole, le péager, publicain, collecteur d'impôt (selon les traductions).

C'est un personnage imbuvable. Le type même de ceux que le peuple méprise. Non seulement ils sont d'une richesse arrogante, dans un pays pauvre, mais ils ne se cachent même pas de ce que cette richesse est mal acquise ! Et c'est le moins qu'on puisse dire ! Ils l'ont acquise en volant leur propre peuple, et cela en collaborant avec l'occupant. Il y a vraiment de quoi ne pas les aimer outre mesure. Aussi, quand Jésus vient de donner une série de paraboles, celles qui précédent, critiquant sévèrement ceux qui ont des richesses, il y a de quoi se demander où il veut en venir ! Ce riche-là est pire que ceux de ses portraits précédents ; et il est face à un homme à la piété exemplaire, un pharisien, dont on sait qu'en général ils ne roulaient pas forcément sur l'or.

Les pharisiens en effet recrutent en général dans le petit peuple. Des gens qui s'efforcent d'appliquer la loi, dont les aspects financiers, comme la dîme, par laquelle ils subviennent aux besoins de plus pauvres qu'eux.

Voilà, semble-t-il, une parabole qui aurait de quoi rassurer les riches corrompus, s'ils étaient les auditeurs de Jésus ! Mais ce n'est pas à eux qu'il parle ici. Celui de sa parabole est pourtant bien un corrompu. Ces personnages réputés irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables !

Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tache de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils exigeraient du peuple. Une sorte de racket institutionnel. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts.

Et celui de la parabole de Jésus est aussi caricatural que son pharisien est exagérément exemplaire. Non seulement, il est probablement incapable de rembourser ce qu'il a volé (au quadruple ou au quintuple, selon la Loi) ; non seulement il est donc ce qu'il est, mais par-dessus le marché, il vient bramer théâtralement dans le temple ce que tout le monde ne peut que savoir : il est un pécheur ! Et comment !

Où est-ce que Jésus veut en venir ? Lui qui a expliqué, rappelons-le, que la prière n'est pas le théâtre ? Où est-ce qu'il veut en venir lorsqu'il semble dire que la prière d'action de grâces du pharisien n'a pas satisfait Dieu, tandis que celle du collecteur d'impôts lui vaut sa justification ? Est-ce à dire qu'il vaut mieux être pécheur « grave » et faire du théâtre — même sincèrement —, qu'être juste et en remercier — discrètement — Dieu seul ? C'est un peu fort de café, tout de même !

C'est précisément ce qui doit nous mettre la puce à l'oreille. Ce n'est évidemment pas la façon de prier du publicain qui le justifie, non plus que celle du pharisien ne pose problème.

Tout d'abord il est question de justification : « celui-ci (le pécheur) redescendit chez lui justifié ». Justification : une réalité qui nous place devant Dieu. La Réforme parlait ainsi de justification « forensique », « étrangère », « extérieure », de ce mot qui a donné en français « forain », c'est-à-dire, extérieur, étranger, quelqu'un qui est d'ailleurs. De même, la justification selon la Bible, expliquaient les Réformateurs, nous est étrangère, elle nous vient d'ailleurs. Nous ne sommes pas justes en nous-mêmes. Dieu nous déclare juste, par la grâce, c'est-à-dire gratuitement. Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée gratuitement à notre seule foi. Nous sommes déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, puisqu'il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cette grâce gratuite par la seule foi.

Eh bien, le publicain de la parabole est dans la disposition adéquate pour cela. Il n'a rien à faire valoir. Tout le monde sait ce qu'il vaut. Il n'a même pas à le cacher. D'où sa prière, avec frappements de poitrine en prime, sa prière qui n'a même pas sa sincérité pour elle. Voilà un homme minable devant Dieu et devant les hommes. Un homme vide de toute justice. Et face à lui, un homme bien, à la piété, à la charité, à tout ce qu'on veut de ce genre, incontestables, un homme incontestablement mieux que les autres, et qui est effectivement fondé à les regarder de haut. Il est vraiment mieux qu'eux. Mais du coup, et c'est là son problème, et même s'il en remercie Dieu, il se fie à cette bonté que Dieu lui a donnée, à cette justice propre que Dieu a suscitée en lui. Il en est plein de cette justice propre, de cette bonté qui l'habite. Il y fonde son être. Il est devant Dieu par sa justice propre, et pas par Dieu seul.

L’autre n'a rien pour lui, ni devant les hommes, ni devant Dieu. Il est vide de tout ce qu'on peut présenter à Dieu. Il n'a de recours que la justice de Dieu et pas la sienne. Et cette justice qui n'est pas sienne, Dieu la déclare pour lui ; il est ainsi justifié, déclaré juste. Le premier n'en a pas besoin, croit-il, il est plein de sa propre justice. Vaine, puisqu'elle l'a porté au mépris des hommes que Dieu, lui, a aimés. Or, voilà que « celui qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé. »

La leçon n'est donc pas qu'il faut prier théâtralement, en exposant ses fautes. La leçon n'est pas qu'il faut pécher de toutes les façons des publicains. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas se solidariser et s'humilier en jeûnant. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas donner la dîme. Tout cela est fort bon au contraire. La leçon est que la justice qui sauve est en Dieu seul, qu'elle nous est étrangère, qu'elle nous demeure étrangère, et qu'il s'agit certes de la poursuivre jour après jour, mais en s'en sachant vide. S'en savoir vide pour la recevoir de celui-là seul qui seul est juste : Dieu qui nous l'a donnée dans le Christ.

R.P.
Vence, 24.10.10


dimanche 17 octobre 2010

La veuve "casse-tête" et le juge inique




Exode 17, 8-13 ; Psaume 121 ; 2 Timothée 3, 14-4, 2

Luc 18, 1-8
1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.
2 Il leur dit : "Il y avait dans une ville un juge qui n’avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.
3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire : Rends-moi justice contre mon adversaire.
4 Il s’y refusa longtemps. Et puis il se dit : Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,
5 eh bien ! parce que cette veuve m’ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu’elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.
6 Le Seigneur ajouta : "Ecoutez bien ce que dit ce juge sans justice.
7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? Et il les fait attendre !
8 Je vous le déclare : il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?"

*

« Prier », le mot français vient du latin « precarius » : 1) qu’on obtient par la prière ou par faveur ; 2) précaire, passager ; 3) d’emprunt, étranger. Voilà qui traduit bien la situation que donne notre parabole comme cadre de base de l’encouragement de Jésus à la prière !

Si le mot grec n’a pas les mêmes connotations, la situation de précarité qui est celle de la veuve, est bien le cadre de la parabole. Cela face à l’indifférence choquante du juge…

La précarité instaure dans notre quotidien cette réalité : nous sommes en ce monde en situation d'exilés, d’emprunt, étrangers, « passagers et errants sur la Terre ». Une réalité qui nous concerne tous, quelle que soit notre origine, notre religion, ou la nature de notre foi : notre précarité, fût-on riche à foison, croirait-on, par peur peut-être de cette précarité, se mettre à l’abri par l’illusion de thésaurisation, quitte à priver autrui du minimum ; notre précarité n’en est pas moins un fait, qui nous est rappelé à l’angle de chaque souffrance, autant de signaux clignotants qui nous alertent : nous allons tous mourir, peut-être dans la douleur. C'est ainsi que « nous ne sommes pas de ce monde », qui que nous soyons.

Ce qui peut se traduire par la précarité au sens propre, donc, voire par la douleur, voire encore par la persécution. Comme chrétiens, ayant entendu de Jésus cet enseignement, nous sommes censés le savoir, dit Jésus : « vous n'êtes pas de ce monde » ; et plus précisément concernant donc la persécution : « si le monde vous hait, c'est que vous n'êtes pas du monde »… comme je n’en suis pas et en ai donc été expulsé ! précise-t-il en substance.

Comme la souffrance subie est signe d’étrangeté au monde, ceux qui font souffrir, qui n'aiment pas, qui haïssent, qui relèguent autrui dans la précarité, le font parce qu'ils se croient du monde, qu’ils se croient non-précaires ! Quel est en effet le motif commun pour persécuter, ou mépriser quelqu'un ? Tout simplement penser qu'il n'est pas à sa place avec nous, pas à sa place chez nous - chez nous, c'est-à-dire, finalement, où, sinon en ce monde ?

Et là c'est Jésus qui console le rejeté en lui rappelant : « tu n'est pas de ce monde, comme moi je ne suis pas du monde. Si tu étais du monde, le monde aimerait ce qui est à lui ». Mais voilà, en attendant l'entrée concrète, vécue, dans cette consolation que procure Jésus, subsiste la douleur. Car avant d'en arriver là, à cette consolation, il est tout un cheminement, — c'est le cheminement de la prière… Le chemin du précaire.


Face à la douleur de la veuve

La précarité est la situation de la veuve de notre parabole. Il n’y a pas plus précaire. Une veuve manque de tout, à l’époque où Jésus parle, comme aujourd’hui en bien des lieux. Et face à cela, voici un juge au comportement désagréable.

Il semble convenir de s'étonner de ce que Jésus ait choisi un tel exemple pour exhorter ses disciples à la prière. On s'accorderait volontiers à penser que ce juge peu scrupuleux n'a rien d'exemplaire, et à tout le moins qu'il représente bien peu celui qu'il est censé représenter ici, à savoir Dieu.

Mais il serait sans doute aussi mal venu de notre part d'escamoter la parabole et de glisser rapidement sur ce qui pourrait nous y déranger en nous contentant d'admirer la persévérance de la veuve sans tenir compte de ce face à quoi elle persévère.

Et si Jésus nous invitait ici à prier Dieu contre la façon dont on se représente Dieu ? Non pas prier parce que je le dois pour être en règle avec Dieu, non pas prier pour m'attirer ses bonnes grâces ou au du devoir accompli, mais prier contre la conception de Dieu que cela suppose.

Une prière qui se dresse comme un refus du mal qu’il semblerait m’envoyer, refus de la souffrance, l'injustice, la mort, ou sa menace, comme l'intercession d'Abraham pour Sodome.


La question de l'exil

À être bien attentifs au texte et aux propos clairs de Jésus aux versets 7 et 8 — « Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? … Je vous le déclare : il leur fera justice bien vite. » —, on comprend qu’il est fait allusion ici à la question de la rédemption de son peuple exilé loin de lui — « ses élus » !

Rédemption par rapport à cette situation précaire d'exilé. La rédemption dont Jésus est porteur est celle d'un peuple conscient de son exil. « Pas de ce monde », ce monde où il a perdu sa liberté et où il connaît la souffrance de l’oppression au quotidien.

Car si l'exil babylonien, alors le dernier exil d’Israël, a cessé, ce n'est que pour des situations ambivalentes, qui font que le peuple attend toujours sa rédemption. Et à l'époque du Nouveau Testament, un Jean-Baptiste prêchant le repentir n'annonce rien d'autre, en citant Ésaïe, que la fin de l'exil.

Déjà au plan strictement politique, la liberté des élus est alors largement compromise par la domination romaine : nul ne s'y trompe. Mais en outre, et les plus fervents des fidèles ne cessent de le rappeler, cet exil est en fin de compte le signe dans l’histoire d'un exil plus fondamental : l'exil dans le malheur, la douleur, le péché et la culpabilité. Exil loin de Dieu !

Et au-delà de toutes les rédemptions, c'est de la rédemption de cette captivité-là que Jésus se veut porteur. Et c'est pour cette justice-là, pour être rachetés de cet exil, que « les élus crient à Dieu nuit et jour » (v.7). Dieu tarderait-il ?


Un juste châtiment ?

Ou si Dieu tarde, ne serait-ce pas l'effet d'un juste châtiment ? Après tout, n'est-ce pas par sa propre faute que le peuple est exilé ? Par la bouche des prophètes, Dieu l'annonçait : « ce sont vos péchés qui vous éloignent de moi ». Que de précaires ne sont pas soupçonnés de la sorte ?… ne se soupçonnent pas eux-mêmes de la sorte ? Mais voilà que Jésus ne dit pas du tout cela. Il n'est pas question de cela dans cette parabole.

On ne peut que penser à cet autre prophète, Ézéchiel (36, 16-32), qui, face à un exil qu'il connaît comme châtiment, annonce que, de toute façon, quelle que soit la faute du peuple, Dieu le ramène auprès de lui sans autre raison que la sainteté de son Nom.

C'est bien dans cette ligne que s’inscrit Jésus, mais plus que cela, il n'est pas ici question de péché.

Au fond, Jésus nous fait retrouver ici la leçon du livre de Job. Que faisaient les amis de Job sinon, discrètement et sans s'en rendre compte, l'accuser. Ils le consolent en l'invitant au repentir : qu'est-ce d'autre que l'accuser ?


Le problème de l'adversité

C'est bien au-delà de la question des causes morales de la douleur qu'il nous faut accéder. La racine en est plus profonde, ailleurs que dans des comportements fautifs, réels ou supposés.

Pour la veuve, Israël en exil, coupée de son Dieu, l'attitude du juge demeure incompréhensible, et en tout cas ne trouve pas d'explication dans son attitude à elle. Tout comme Job « sur son tas de fumier » : les explications de ses amis n'expliquent rien.

Face à un tel silence céleste, on sera alors peut-être tenté de dire : ces maux qui nous tombent dessus, incompréhensibles, l'auteur n'en est-il pas le diable ?

Ce serait certes commode, mais un peu court, trop commode en fait : Dieu serait-il impuissant face au diable ? Le livre de Job nous a interdit une telle facilité : le diable, dès le départ de l'épreuve (Job 1), a obtenu l'autorisation, on pourrait dire l'investiture divine pour accomplir sa tâche de subalterne. Job ne s'y trompe d'ailleurs pas, qui affirme : « la main de Dieu m'a frappé » (Job 19, 21).

Il ne nous reste qu'à nous rendre au constat de Job : « Dieu m'a saisi par la nuque et m'a brisé » (Job 16, 12), constat douloureux, incompréhensible, révoltant, face auquel il ne perçoit qu'un recours, apparemment aussi étrange : « C'est Dieu que j'implore avec larmes » (16, 20) ; recours scellé dans une certitude : « je sais que mon rédempteur est vivant, et qu'il se lèvera au dernier jour » (19, 25).

C'est encore la leçon de Paul : Dieu a soumis la Création à la vanité, et à la douleur, avec une espérance : sa libération ! (Ro 8, 20-22). Et nous voilà au cœur de la prière, qui monte à Dieu depuis notre précarité : que ton règne vienne… délivre-nous du mal, du malin.


La veuve face au juge inique

Ici, on retrouve notre parabole avec tout son poids et son mystère. Un veuve, totalement dépouillée, précaire comme on ne peut plus. Il est des choses qui nous semblent bien étranges, bien injustes, dignes de révolte… Ou dignes de combat, de lutte spirituelle.

Au départ, la révolte contre le mal — révolte préférable aux tentatives d'explications de toutes sortes : Dieu donnera tort à ses amis prolixes en explications diverses, contre Job qui se révolte face au mal qui l'atteint. Mais à Job, Dieu ne reprochera que son ignorance.

Jésus dans notre parabole nous mène à la rencontre de la leçon du livre de Job. Il ne nous invite pas à tergiverser face à ce qui tient finalement du scandale : ce juge est désagréable. Il ressemble au Dieu qui nous semble muet et sourd à nos malheurs.

Face à ce présent lourd, accablant, il n'est point d'excuses à fournir au Dieu qui en est le maître, mais à persévérer — l'exil aura son terme, l'errance prendra fin.

Pour cela, il s’agit de plaider, pour obtenir la justice de la foi, proche de se manifester. Cette persévérance devant Dieu suppose de ne pas se décourager. Les réalités sont souvent dures ; le combat est difficile ; l’adversité est bien présente. Mais la forme la plus subtile de l’adversité est encore le découragement. Saurons-nous nous garder les cœurs levés dans la prière ?

Il s’agit bien là d’un combat, le combat de l’Église, combat peu visible — dont la source cachée est le secret de « la chambre intérieure de ton cœur » —, une lutte dont nous sommes les combattants, apparemment contre la raison et contre le réel, contre ce que nous ressentons, même : son fondement est la foi, foi en la promesse, foi comme obéissance : veillez et priez.

Reste alors une seule question : « Quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

R.P.
Antibes, 17.10.10


mardi 12 octobre 2010

Aux douze tribus dans la dispersion




Jacques 1, 1-11
1 Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus Christ, aux douze tribus vivant dans la dispersion, salut.
2 Prenez de très bon cœur, mes frères, toutes les épreuves par lesquelles vous passez,
3 sachant que le test auquel votre foi est soumise produit de l’endurance.
4 Mais que l’endurance soit parfaitement opérante, afin que vous soyez parfaits et accomplis, exempts de tout défaut.
5 Si la sagesse fait défaut à l’un de vous, qu’il la demande au Dieu qui donne à tous avec simplicité et sans faire de reproche; elle lui sera donnée.
6 Mais qu’il demande avec foi, sans éprouver le moindre doute; car celui qui doute ressemble à la houle marine que le vent soulève.
7 Que ce personnage ne s’imagine pas que le Seigneur donnera quoi que ce soit
8 à un homme partagé, fluctuant dans toutes ses démarches.
9 Que le frère de condition modeste tire fierté de son élévation,
10 et le riche, de son déclassement, parce qu’il passera comme la fleur des prés.
11 Car le soleil s’est levé avec le sirocco et a desséché l’herbe, dont la fleur est tombée et dont la belle apparence a disparu; de la même façon, le riche, dans ses entreprises, se flétrira.
*

La couleur est annoncée d’entrée : l’épître est adressée aux douze tribus dans la diaspora, de la part de Jacques.

Le texte ne dit pas qui est ce Jacques. On a pris l’habitude d’y voir le frère de Jésus, encore que certains considèrent qu’il pourrait s’agir de Jacques dit « le Majeur », sans rapport de famille direct avec Jésus et mis à mort à haute époque à Jérusalem.

Douze tribus : quel que soit l’élargissement aux païens de l’annonce de l’Évangile, il s’agit toujours bien de toute façon d’une réalité judéo-centrée à laquelle s’adresse cette annonce, et cela jusqu’en sa réalité dispersée. La diaspora en question concernant sans doute plus le fait de l’éloignement de Dieu qu’une notion strictement géographique.

L’épître vaut alors message de rassemblement au nom de Jésus Christ, et dès lors message de consolation au cœur de l’épreuve — dont la fin est donnée à la foi, dont s’autorise la prière.

« Si la sagesse fait défaut à l’un de vous, qu’il la demande au Dieu qui donne à tous avec simplicité et sans faire de reproche; elle lui sera donnée. » (v. 5), tel est le cœur et l’objet de la prière dont l’exaucement est accordé à la foi.

L’Épître de Jacques rejoint ici d’autres textes du Nouveau Testament comme Luc sur la prière suite à la demande des disciples (Luc 11). Jésus leur enseigne le Notre Père et conclut son enseignement en disant : « si vous, tout mauvais que vous êtes, savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il l'Esprit saint à ceux qui le lui demandent ! » (Luc 11, 13). Sagesse, don de l’Esprit saint !

Telle est la prière exaucée ! qui permet de tout refonder à sa place : le riche abaissé, le pauvre élevé, la brièveté de la vie et des attraits passagers dévoilés comme tels. Autant de signes, au cœur de la face sombre de l’épreuve dans la dispersion loin de Dieu — autant de signes dont le rapprochement de Dieu, le retour à Dieu des douze tribus, est la face lumineuse…

RP, Antibes, CP, 12.10.10


dimanche 10 octobre 2010

Expressions de reconnaissance




Psaume 98 ; 2 Timothée 2, 8-13 ; 2 Rois 5, 14-17 ; Luc 17, 11-19

2 Rois 5, 14-17
14 […] Naamân descendit au Jourdain et s’y plongea sept fois selon la parole de l’homme de Dieu. Sa chair devint comme la chair d’un petit garçon, il fut purifié.
15 Il retourna avec toute sa suite vers l’homme de Dieu. Il entra, se tint devant lui et dit: "Maintenant, je sais qu’il n’y a pas de Dieu sur toute la terre si ce n’est en Israël. Accepte, je t’en prie un présent de la part de ton serviteur."
16 Elisée répondit: "Par la vie du SEIGNEUR que je sers, je n’accepterai rien!" Naamân le pressa d’accepter mais il refusa.
17 Naamân dit: "Puisque tu refuses, permets que l’on donne à ton serviteur la charge de terre de deux mulets, car ton serviteur n’offrira plus d’holocauste ni de sacrifice à d’autres dieux qu’au SEIGNEUR.
Luc 17, 11-19
11 Or, comme Jésus faisait route vers Jérusalem, il passa à travers la Samarie et la Galilée.
12 A son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Ils s’arrêtèrent à distance
13 et élevèrent la voix pour lui dire: "Jésus, maître, aie pitié de nous."
14 Les voyant, Jésus leur dit: "Allez vous montrer aux prêtres." Or, pendant qu’ils y allaient, ils furent purifiés.
15 L’un d’entre eux, voyant qu’il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.
16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce; or c’était un Samaritain.
17 Alors Jésus dit: "Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés? Et les neuf autres, où sont-ils?
18 Il ne s’est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu: il n’y a que cet étranger!"
19 Et il lui dit: "Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé."
*

Des lépreux guéris, onze lépreux, les dix de l’évangile, plus un, le général syrien Naaman. Avec leur guérison, les textes semblent tourner autour des diverses façons d’exprimer la reconnaissance en regard de l’étrangeté apparente des rites pour ceux qui n’y sont pas initiés — tant les rites qui accompagnent la guérison que ceux qui les suivent.

Naaman était lépreux. Naaman est par ailleurs chef de l’armée d’un pays qui est dans le plus mauvais termes Israël, la Syrie. Mais, lépreux, en désespoir de cause, et sur la réputation de ce prophète d’Israël, il va rencontrer Élisée. Et Élisée lui demande de se baigner sept fois dans le fleuve qui coule en Israël, le Jourdain ! Mais avant qu’il n’accepte ce que lui demande Élisée et n’obtienne la guérison de sa lèpre, le général syrien Naaman a été plus que réticent ; posant pas mal de questions.

Des questions de Naaman qui paraissent juste à notre raison. Quoi de plus raisonnable en effet : « n'y a-t-il pas de fleuves en Syrie ? » Pourquoi le Jourdain ? On me parle d'un prophète capable de me guérir ; je me rends auprès de lui, ce qui n'est pas particulièrement simple, compte tenu des relations politiques et diplomatiques entre mon pays et le sien, et le voilà qui me demande de me plonger sept fois dans le Jourdain — ce qui certes semble en soi plus simple, mais d'ailleurs pourquoi sept fois ? Qu'ai-je besoin de me plonger — sept fois — dans ce fleuve-là ?


Naaman et Élisée

Puis Naaman se met peut-être à réfléchir — sur les raisons de sa mauvaise humeur devant les exigences du prophète. C'est qu'au fond de lui il sait très bien ce qu'impliquent les exigences d'Élisée : la reconnaissance d'un autre Dieu que celui, ou ceux, dont il a l'habitude.

Les symboles par lesquels le lui a signifié Élisée ne trompent pas. Derrière le fleuve d'un autre pays, la terre d'un autre pays, sont symbolisées d'autres réalités, un autre type de relation avec Dieu. Et Naaman a peur. Il n'a pas l'habitude. Il n'a pas l'habitude de la liberté que lui octroie le Dieu d'Israël, liberté ne serait-ce que par rapport à sa lèpre.

Que lui demande en effet le Dieu d'Israël ? Rien au fond. Le serviteur d'Élisée le lui rappelle : ce que te demande le prophète est pourtant simple. S'il « t'avait demandé quelque chose de difficile, ne l'aurais-tu pas fait ? » (v.13a). Mais voilà qu'il n'a dit rien d'autre que « lave-toi et sois pur » (v.13b).

Terrible parole pour Naaman. Il est désorienté. L'enjeu, Naaman l'a compris. Il est clairement signifié par ce symbole, que Naaman voudrait insignifiant : tu te lavera dans le fleuve du pays du Dieu qui ne te demande rien que de te laver et d’être purifié. Il ne te demande même pas d'être de son peuple. Il t'accepte comme tu es, Syrien, ou autre, peu importe. Il ne te demande même pas de le servir, ni de le payer, ou d'accomplir quelque tâche, ou pèlerinage — ou que sais-je, — que ce soit.

Jusque dans ce nombre apparemment arbitraire, sept fois, apparaît ce symbole, comme la succession des jours qui débouche sur le repos du Dieu d'Israël, le repos où son peuple est appelé à entrer avec lui. C'est aujourd'hui le septième jour, le jour du repos. Repose-toi Naaman, repose-toi de toutes les obligations qu'exigeait de toi ton ancien dieu, toutes ces tâches dont l'accomplissement minutieux ne te guérissait pas de ta lèpre.

C'est que le Dieu qui a établi son Temple sur cette terre est une toute autre espèce de Dieu. Et Naaman panique : il perd tous ses repères. Alors si c’est cela, qu'au moins on lui laisse ses fleuves pour se baigner, ne valent-ils pas mieux que ceux d'Israël ? Mais non, il n'y aura plus de ces vieux repères, pas même de repère raisonnable, pas même les fleuves de ton pays.

Cher Naaman, ta lèpre — avec ta crainte et toutes les tâches qui, crois-tu, te justifient, — se détachera de toi quand tu quitteras tes vieux repères. Et en voici le symbole, tu viendras sur la terre et dans le fleuve du Dieu de ta liberté.

Et voilà que Naaman lâche tout. Il se rend au rite apparemment absurde du prophète, et, nous dit le texte, « sa chair redevint comme celle d'un jeune garçon, et il fut pur » (v.14).

*

Mais — ah, l'habitude ! — Naaman ne s'en tient pas là. C'est maintenant qu'il est sauvé qu'il faut faire quelque chose, ne serait-ce qu'un cadeau à son nouveau Dieu, par l'intermédiaire de son prophète.

Élisée ne s'y trompe pas. L'habitude de Naaman : après avoir été sauvé par l'Esprit, il veut revenir, le plus vite possible, à la chair, à ses repères, faire le plus vite possible du Dieu d'Israël un nouveau dieu à l'image des anciens. Un dieu à qui on offre ceci ou cela, un dieu pour qui on fait ceci ou cela — une idole. Et pour bien lui montrer que, précisément le vrai Dieu n'a rien à voir avec ses vieilles idoles, Élisée laissera Naaman continuer d'accompagner son maître syrien dans le temple de l'idole Rimmôn. Le vrai dieu n'a rien à craindre de Rimmôn, surtout pas la concurrence.

Naaman a acquis la liberté. Et s'il le souhaite, qu'il prenne deux sacs de terre d'Israël, dernier symbole comme le fleuve, du fait que son Dieu, le vrai Dieu, est un autre Dieu.


Dix lépreux et Jésus

Comme Naaman, la tentation taraude tout un chacun de réduire le vrai Dieu à la mesure de ses points de repère.

Voilà dix lépreux qui font appel à Jésus pour leur guérison. Comme Naaman face à Élisée, ils ont eu vent de la réputation de Jésus. Leur foi est remarquable. Déjà par la demande qu'ils adressent à Jésus. Et lorsqu'il leur répond, simplement, de faire ce que prescrit la Loi pour le constat de purification des lépreux : aller voir le sacrificateur (Lv 14, 2-3), — ils ont la foi de se mettre en marche pour faire constater une purification qu'ils n'ont pas encore connue dans leur corps. Quelle foi ! Et voilà que la guérison leur advient pendant qu'ils sont en route.

Belle leçon quant à nos demandes de guérison — de nos Églises par exemple. N'attendons-nous pas que ça bouge avant de nous mettre en route ? Eh bien ! les lépreux ont reçu leur guérison alors qu'ils étaient déjà en route.

*

C'est là qu'apparaît la difficulté de notre texte. Neuf des ex-lépreux continuent de faire ce que Jésus leur a demandé : conformément à la Loi, ils poursuivent leur route pour faire constater leur guérison au sacrificateur. Rien à redire quant à eux. Mais le dixième, lui, ne poursuit pas sa route. Il revient sur ses pas, nous dit le texte. Étrange. Apparemment il ne fait pas ce que Jésus lui a demandé.

On comprend pourquoi au v.16 : « c'était un Samaritain ». Compte tenu de la situation religieuse des Samaritains, il n’est pas enthousiaste à l’idée d’aller chez le sacrificateur du temple concurrent.

C'est ainsi que lorsqu'il se trouve guéri, en chemin, il ne demande pas son reste : il revient sur ses pas. Puisque Jésus m'a guéri sans rien me demander, il comprendra, il m'accueillera. Attitude inattendue, mais compréhensible. Désobéissance néanmoins, à la Loi et à Jésus. Quelque chose qui semblerait même contraire à ce qu’avait finalement fait Naaman.

*

Le plus étrange, alors, est la réaction de Jésus. Non seulement il ne le rabroue pas, comme on pourrait s'y attendre, mais il le félicite. Les autres ont obéi scrupuleusement à la Loi, comme le leur a demandé Jésus. Mais c'est l'étranger dont il va dire qu'il a bien agi, qu'il a donné gloire à Dieu ! Lui, dont sa foi l'a sauvé. Que comprendre ? Sa désobéissance ne ressemble-t-elle pas à celle qui a tenté Naaman ? En apparence seulement.

*

Comme pour les sept bains de Naaman, notons la symbolique du nombre : 10 personnes, c'est-à-dire ce qu'il faut dans le judaïsme pour pouvoir constituer une Synagogue. Voilà donc la base d'une assemblée de croyants. Sur les dix personnes, neuf qui obéissent, scrupuleusement, dont il n'y a rien à redire. Mais voilà que du coup, précisément parce qu'on ne peut rien trouver à redire dans leur façon d'agir, elles manquent l'essentiel.

Pour ces neuf-là, tout va bien, pensent-ils, dans leur relation avec Dieu : ils font, et ce qu'ils font, fût-ce des prières, est un bon point de repère entre Dieu et eux, c'est-à-dire un bon point d'appui pour s'abstenir de vraie relation avec Dieu.

Le dixième lui, ne fait pas ce qui est prescrit. On peut imaginer ce que pensent de lui les neuf autres : c'est un mauvais croyant, et d'ailleurs rien d'étonnant à cela, c'est un Samaritain.

Mais voilà, précisément du fait qu'il n'a rien fait de ce qu'il aurait dû faire, et parce qu'il n'y a rien pour lui dont il pourrait croire qu'il le ferait pour Dieu en échange de la grâce gratuite, rien à donner au Dieu qui ne veut rien, comme il ne voulait rien de Naaman le Syrien, voilà qu'il est à même d'avoir une réelle relation avec Dieu.

Il n'a plus d'autre choix que celui de la liberté devant Dieu, la liberté de rendre grâce simplement, gratuitement, à l'auteur de son salut.

C'est là ce qui explique les paroles apparemment étranges de Jésus, félicitant celui-ci plutôt que ceux qui avaient obéi à ses prescriptions. Leur obéissance, leur faire, leur tenait lieu de relation avec Dieu. Qu'est-ce qu'il pouvait leur dire de plus ?

* * *

Ce récit n'est pas indifférent. À travers la symbolique du nombre de base pour la fondation d'une Synagogue nous est bien indiqué ce qu'il signifie.

C'est que la renaissance qui est en train de s'opérer se fait par quelqu’un à qui on ne s'attendait pas. Ici le Samaritain, qui s'avère être le dixième indispensable. Cela évoque, bien sûr, pour Luc, la branche non-juive de l'Église, s'emplissant bientôt outre les Samaritains, des païens...

Jusqu'à ce que l'Eglise devenue autonome s'endorme à son tour pour ses sommeils périodiques, qui voient tout aussi régulièrement ceux qui se font forts d’être en règle, se trouver hors de la relation avec Dieu, comme symboliquement l'étaient les lépreux, exclus des lieux saints et de la communion du peuple.

Soyons attentifs au Samaritain qui ne paie pas de mine, ne fait pas ce qu’il faut, mais qui est peut-être en train de couver une de ces relations avec Dieu qui pourrait contaminer toute l’Église. Dieu peut même projeter d’en changer radicalement le visage.

En tout cas, c’est ce type de relation dépouillée qu’il demande de chacun — vraie, sans fioritures, enracinée en deçà des rites qui n’ont pas pour fonction de nous permettre établir une sorte de commerce avec un Dieu qui en deviendrait bien tangible ; mais n’ont fonction que de témoignage, pour nous de la part de Dieu, et pour autrui comme parole confiée à l’Église.

C’est le point commun entre Naaman, mis en relation avec le vrai Dieu via la gestuelle déroutante accomplie à travers Élisée, comme un témoin d’une parole d’Église, et le lépreux samaritain mis en marche et bouleversé par le don gratuit de Jésus. Ce point commun : une vraie relation avec Dieu est mise en place. Dans son attitude avec le Samaritain, c’est cela que Jésus nous donne à méditer.

R.P.
Vence, 10.10.10


dimanche 3 octobre 2010

Serviteurs inutiles, Justifies par la foi




Ha 1:2-3 & 2:1-4 ; Ps 95 ; 2 Ti 1:6-14 ; Luc 17:5-10

Ha 2:1-4
1 J’étais à mon poste, Et je me tenais sur la tour ; Je veillais, pour voir ce que l’Eternel me dirait, Et ce que je répliquerais après ma plainte.
2 L’Eternel m’adressa la parole, et il dit : Ecris la prophétie : Grave-la sur des tables, Afin qu’on la lise couramment.
3 Car c’est une prophétie dont le temps est déjà fixé, Elle marche vers son terme, et elle ne mentira pas ; Si elle tarde, attends-la, Car elle s’accomplira, elle s’accomplira certainement.
4 Voici, son âme s’est enflée, elle n’est pas droite en lui ; Mais le juste vivra par sa foi.

Luc 17:5-10
5 Les apôtres dirent au Seigneur : Augmente-nous la foi.
6 Et le Seigneur dit : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce sycomore: Déracine-toi, et plante-toi dans la mer ; et il vous obéirait.
7 Qui de vous, ayant un serviteur qui laboure ou paît les troupeaux, lui dira, quand il revient des champs : Approche vite, et mets-toi à table ?
8 Ne lui dira-t-il pas au contraire: Prépare-moi à souper, ceins-toi, et sers-moi, jusqu’à ce que j’aie mangé et bu ; après cela, toi, tu mangeras et boiras ?
9 Doit-il de la reconnaissance à ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné ?
10 Vous de même, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire.

*

Habacuc 2, 4 & Luc 17, 10 ramassent on ne peut mieux les deux volets du Traité de la liberté chrétienne de Martin Luther ! Voilà tout un programme, qui nous est donné dans les textes de ce jour, utile à l’heure où nous nous apprêtons à l’union avec les luthériens…

Habacuc 2:4 est un des textes fondateurs de ce cœur de la Réforme : la justification par la foi. Parole de liberté qui fondait la fermeté qui a pu conduire les pasteurs emprisonnés ici, sur cette île Sainte-Marguerite pour leur foi.

La justification par le foi, à savoir le don par lequel la vie chrétienne est tout d’abord gratuité, celle de la liberté chrétienne, une vie de liberté pour des serviteurs inutiles — où l’on rejoint notre second texte, Luc 17, et notamment le v. 10. Habacuc 2, 4 « Le juste vivra par sa foi » — Luc 17, 10 « Nous sommes des serviteurs / ou esclaves inutiles ».

Si la foi chrétienne est liberté, la vie chrétienne doit consister à vivre la liberté. Mais immédiatement un accroc : n'est-ce pas là jolie théorie, pour ne pas dire propagande ? Façon de se payer de mots — et, ô comble ! du mot de liberté !? Alors « augmente-nous la foi », demandent les disciples.

« Augmente-nous la foi ». C’est où il faut ne pas négliger ce fondement de la vie chrétienne : la parole que Dieu nous adresse, cette parole que nous atteste le Christ, le regard que nous en recevons, est ce par quoi il nous établit en dignité et nous libère. Et cette parole qui nous renvoie libres est chargée de conséquences : l'Esprit qui la porte, l’Esprit par lequel, serviteurs inutiles, nous vivons de la foi seule, cet Esprit de liberté nous fait à notre tour libérateurs, porteurs comme serviteurs inutiles, de ce même regard qui ne condamne pas.


Libres à l’égard de tous

Serviteurs inutiles vivant de leur seule foi. C’est là le cœur de la Réforme. C’est là être protestant, au fond. Martin Luther développait son traité De la liberté chrétienne, central pour la Réforme, selon deux volets, donc. Le premier est : « le chrétien, la chrétienne est la personne la plus libre, qui n’est assujettie à aucun ». Le second : « le chrétien, la chrétienne est la personne la plus humble, assujettie à tous ».

Voyons d’abord le premier aspect : « l’être le plus libre ». Quel programme ! Or, justement, qui que nous soyons, chrétiens ou pas ; à regarder de près, nous semblons... survivre sur le mode de la servitude. Soucieux forcément, de nous préserver, préserver nos acquis, notre avenir dans le temps. Que ces acquis soient financiers, immobiliers, ou autres de ce genre... que sais-je encore ? (Et le texte de ce jour est le 3e d’une série invitant à ce pas servir Mammon / l’argent.)… Mais ça vaut pour des acquis religieux, ou notre bonne renommée — le fait qu’on nous remarque, voire jusqu’à nos titres, fussent-ils titres religieux.

En résumé, car tout cela se retrouve là, nous veillons à préserver ou à développer l'acquis qui nous assure, dont l’acquis de notre réputation, déjà assurée, « l’âme enflée » dit Habacuc — ou à faire : qu’est ce que je pèse aux yeux d’autrui, du monde, que peut-on penser de moi ? Qu’est-ce que Dieu lui-même peut penser de moi ? Suis-je un serviteur suffisamment efficace ?

Cette façon de connaître la servitude — avant d’en être libéré — peut s'illustrer par les exemples des personnages que côtoie Jésus… Des esclaves au sens propre, certes, il y en a en son temps, toujours soucieux de prouver leur utilité pour n’être pas châtiés. Mais il y en a d’autres aussi, en proie à d’autres esclavages… Exemples de vraies victimes du « qu'en dira-t-on » — ou de la mauvaise conscience, — parmi ceux de ses contemporains auxquels Jésus s'adresse. Étrangers à la liberté.

Que ce soit les collecteurs d’impôts que côtoie Jésus, dépendant de leurs maîtres romains, les prostituées dépendant de l’appréciation de leurs services ou de leurs charmes... Ou le jeune homme riche, esclave de son avoir, possédé de ses possessions... Ou d’autres personnages encore.

Tous à côté de la vérité clamée antan par le prophète Habacuc, alors que la justice, la vérité, semblent demeurer inaccessibles, enfouies sous l’injustice et le mensonge de l’âme enflée : « le juste vivra par la foi » clamait Habacuc. Telle est la promesse.

Cette vérité, celle de la maison du Père, source intérieure de toute liberté, est celle que Jésus, qui demeure toujours dans la maison du Père, nous révèle : « si le Fils vous rend libres, vous serez réellement libres » (Jean 8:36).

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Aussi, Jésus attend de nous que nous nous l'écoutions, tout simplement, que nous entendions cette parole qui libère, que nous recevions le regard qu’elle porte et qui établit en dignité sans rien avoir à prouver. C'est là que se dévoile Dieu, et que nous nous découvrons nous-mêmes en recevant la liberté de la foi seule en cette promesse, accomplie entièrement dans la parole de notre dignité. C'est là que se découvre que nous n'avons rien à faire par quoi nous puissions plaire à Dieu. Il n'est qu'une façon de plaire à Dieu : c'est d'être ce que nous sommes dans son regard, que dévoile Jésus. Il n’y a pas lieu de lui manifester combien on lui serait utile. Il s’agit de l'écouter et de découvrir la parole et le regard par lesquels seuls on est mis en valeur, par lesquels on est libre. C'est là que se découvre qui l’on est et donc ce que Dieu attend de nous.


Serviteur de tous

La deuxième proposition du traité De la liberté chrétienne de Martin Luther concerne l'usage de cette liberté qui est de se savoir reconnu dans sa dignité par le regard que Dieu nous adresse dans le Christ ; liberté d'autant plus ferme qu'il n'y a donc jamais à la prouver ou à l’acheter. Impossible de toute façon de prouver un état qui vient d'un regard invisible, du regard du Ressuscité, d’une promesse qu’il s’agit de croire.

Seul le regard de Dieu, la promesse de sa parole, nous établi en une telle dignité : nous n'en pouvons exprimer aucune preuve, et n'avons donc rien à prouver. C’est la liberté du serviteur inutile. Nous n'avons qu'à vivre la liberté qui nous est ainsi octroyée. Et selon la deuxième proposition de Martin Luther, sur le mode qui veut que « le chrétien est assujetti à tous ». Nous voici en pleine contradiction, apparemment : la liberté qui se traduit en service ! Mais encore faut-il définir comment.

En fait, Jésus lui-même n’est-il pas l'homme le plus libre, l'homme libre par excellence. Or voici qu'il a pris la condition d'esclave (Ph 2:7), d'où il reçoit la Royauté éternelle (Ph 2:9-11).

Cette royauté, il l'obtient sur ses sujets pour les avoir élevés en dignité : il n'est pas le Roi des zombies, mais des êtres libres. Et cette liberté, il la leur a acquise précisément en se faisant leur serviteur. Il n'est pas d'autre façon de leur révéler leur dignité. Jésus révèle à chacun qu'il est digne d'être regardé autrement que comme un objet provisoire. Ce regard de Jésus n'est autre que le regard d'un serviteur. Plutôt que mépris, il est expression de respect pour une dignité éternelle.

Mais quelle liberté ne faut-il pas pour porter sur autrui un tel regard ! Quiconque n'est pas libre intérieurement ne saurait avoir le pouvoir de porter ce regard-là. Celui qui n’a pas appris à s’apaiser dans la présence de Dieu, celui qui donc demeure d’une façon ou d’une autre un agité, et qui ne se veut certes pas serviteur inutile — c’est-à-dire, autre traduction, serviteur quelconque, ou pas indispensable —, celui-là a le regard du mépris sur celui qui ne l’imite pas, jugé inférieur, et le regard du mendiant, le regard de l’envie, sur celui qu'il juge plus brillant.

Et au bout du compte, on découvre que la vraie liberté, et le pouvoir de porter le regard qui libère, seul Jésus les connaît pleinement. Et savoir cela est source d’une grande liberté. Rien à prouver, pas même à prouver qu’on est libéré, savoir simplement que l’on est des serviteurs inutiles — c’est-à-dire quelconques,… Et tout va bien !

C'est ce que Jésus nous apprend au travers de l'Evangile. Servir Dieu est ainsi autre chose que s’agiter, selon ce que l'on déciderait soi-même, en fonction d’idées fausses concernant qui il est et qui nous sommes.

Ce dont il s’agit, c’est de découvrir à l’écoute de Jésus ce que Dieu attend nous, et d’abord savoir qu’il nous renvoie libres, pour un service qui sera ce qu’il sera. En dehors de cela, quoi que nous fassions, quelque agitation qui nous remue, ne fait, au mieux,… que nous remuer, précisément.

L'obéissance ne consiste pas à faire pour faire — mais d’abord à écouter, à découvrir dans le calme ce que à quoi nous sommes appelés, sous peine de faire peut-être des choses utiles, apparemment, mais qu'un autre fera mieux, parce que c'est la tâche qui lui a été dévolue, parce qu'il connaît mieux le problème, etc. Sous peine aussi, plus grave, de faire éventuellement des dégâts.

Il nous est demandé de nous considérer comme des serviteurs inutiles ? C’est que le péché est aussi ce que nous commettons en nous agitant sans qu'on nous l'ait demandé. Et si cette agitation dont nous nous octroyons la responsabilité ne nous a pas été demandée, c'est peut-être aussi pour cela. Que de dégâts peut-on faire en faisant ce que Dieu ne nous demande pas — et toujours, c'est le comble, avec illusion de bonne conscience, puisqu'il est toujours bien vu de s'agiter dans le travail.

Nous ne sommes vraiment nous-mêmes que face à Dieu. Et dans son regard seul, ce regard que nous porte Jésus, nous savons ce que Dieu attend de nous.

Il est certaines choses, auxquelles nous sommes appelés, et qui ne sont peut-être pas celles pour lesquelles on croit bon, non seulement de s’agiter, mais aussi, pour ajouter à une supposée bonne conscience, de critiquer ceux qui ne font pas de même. Ces véritables choses qui nous sont demandées, nous sont dévoilées à travers notre écoute de ce qu'enseigne l'Evangile. A nous de nous mettre à son écoute et de le découvrir.

C'est en sa liberté intérieure, établie sur le regard dont il sait par le Christ que Dieu le porte sur lui, que le chrétien/ne, serviteur inutile, fonde son pouvoir de servir autrui, en considérant en son prochain sa dignité d'être semblable au Christ qui le libère : « si le Fils vous rend libres, vous serez réellement libres » (Jean 8, 36).

RP
Île Ste Margueritte, rentrée du ‘triangle’, 3.10.10