dimanche 25 juillet 2010

"Quand vous priez..."




Genèse 18, 20-32 ; Psaume 138 ; Colossiens 2, 12-14

Luc 11, 1-13
1 Jésus était un jour quelque part en prière. Quand il eut fini, un de ses disciples lui demanda : « Seigneur, enseigne-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples. »
2 Jésus leur déclara : « Quand vous priez, dites :
Père, que ton nom soit reconnu pour sacré ; que ton Règne vienne.
3 Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour.
4 Pardonne-nous nos manquements, car nous aussi, nous remettons sa dette à quiconque nous doit quelque chose. Et ne nous expose pas à la tentation.
5 Jésus leur dit encore : « Supposons ceci : l’un d’entre vous a un ami qu’il s’en va trouver chez lui à minuit pour lui dire : Mon ami, prête-moi trois pains.
6 Un de mes amis qui est en voyage vient d’arriver chez moi et je n’ai rien à lui offrir.
7 Et supposons que l’autre lui réponde de l’intérieur de la maison : Laisse-moi tranquille ! La porte est déjà fermée à clé, mes enfants et moi sommes au lit ; je ne peux pas me lever pour te donner des pains.
8 Eh bien, je vous l’affirme, même s’il ne se lève pas par amitié pour les lui donner, il se lèvera pourtant et lui donnera tout ce dont il a besoin parce que son ami insiste sans se gêner.
9 Et moi, je vous dis : demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira la porte.
10 Car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve et l’on ouvrira la porte à qui frappe.
11 Si l’un d’entre vous est père, donnera-t-il un serpent à son fils alors que celui-ci lui demande un poisson ?
12 Ou bien lui donnera-t-il un scorpion s’il demande un œuf ?
13 Tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants. À combien plus forte raison, donc, le Père qui est au ciel donnera-t-il le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent ! »
*

« Enseigne-nous à prier », ont demandé les disciples.

« Voici comment vous devez prier : quand vous priez, dites... Père... », répond Jésus. Voilà qui nous place dans l’intimité de Dieu — Père / « Abba », selon ce que rapportent de l’araméen Marc (14, 36 : Jésus au Gethsémané) et Paul (Romains 8, 15 ; Galates 4, 6). Intimité : souvenons-nous que Matthieu précise : « entre dans ta chambre, ferme la porte. »

Où l’on reçoit du Père la loi clamée publiquement de la chaire, déjà au Sinaï, après en avoir reçu un nom. Et en écho la prière liturgique publique, le « Notre Père », donc. « Toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom du Père », rappelle l'Épître aux Éphésiens (3, 14-15).

« Que ton nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, considéré avec un respect infini, jamais prononcé en vain, et donc, au fond, reconnu comme indicible. «Que ton nom soit sanctifié». D'autant plus que négliger le nom du Père, nous qu'il adopte comme ses enfants, c'est ne pas percevoir l’ouverture d'avenir qui s’y trouve. « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre » dit la Loi. D'emblée donc, la prière du Seigneur nous ouvre tout un programme, et un avenir, ce qui fait rejoindre un des thèmes de cette sanctification du Nom dans les livres prophétiques : cet aspect qui concerne l’avenir : la venue du Royaume — du Règne où Dieu sanctifie lui-même son nom en accomplissant sa promesse.

*

Et effectivement cette première demande est suivie de la demande de la venue du Règne de Dieu, par l’accomplissement de la volonté de Dieu jusque sur cette terre en désordre.

Les disciples ne savent pas qu'ils viennent de poser à Jésus une question très délicate, aux conséquences périlleuses pour eux-mêmes. Mais c'est par là, par cette prière, que viendra le Royaume, le Règne de Dieu. En cinq demandes. Sept chez Matthieu — la troisième et la septième de Matthieu étant une extension de la seconde et de la sixième demande («que ton règne vienne» s'y commente en « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » et « ne nous soumets pas à la tentation » s’y commente en « délivre-nous du mal »).

Cinq demandes donc, qui risquent fort si nous y prenons garde, de nous mener où nous ne voudrions pas, à savoir au Règne de Dieu dont nous demandons pourtant qu'il vienne. Aller où nous n'aurions pas prévu, ou du moins d'une façon que nous n'aurions pas prévue, comme Pierre à la fin de l'évangile de Jean (21, 18) : « un autre te mènera où tu ne voudras pas ».

*

« Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour »… ? L'abondance à laquelle tous aspirent vient de Dieu seul. Lui seul est riche : des biens spirituels, du pain du ciel, et du pain qui nourrit le ventre de façon à ouvrir les oreilles. Cela dit, le pain de ce jour pour lequel nous prions est plus que la simple nourriture périssable. Le terme choisi l’indique clairement. Il est la manne. Il est la nourriture éternelle qui est d'être pardonné et accepté, d'avoir trouvé un père... Notre Père, disent les disciples.

*

Arrêtons-nous donc sur la plus troublante de ces cinq demandes : celle concernant le pardon : «pardonne-nous nos péchés, comme nous pardonnons aussi à qui nous offense».

Ce mot rendu dans Luc par « péché », ou « offense », ou « manquement » peut aussi être rendu par « dette », selon le parallèle de Matthieu — le sens « péché » étant une dimension spirituelle de la dette. En ce sens, le mot peut relever non pas tant de la faute que de la création : même sans faute, nous sommes en dette envers Dieu comme on l'est à l'égard d'un père (ou d’une mère) — «Notre Père» — sans lequel nous ne serions pas, celui par qui nous sommes, non pas tant parce qu'il a donné la semence qui nous origine, mais parce qu'il nous a donné un nom, son nom. Cette dette-là ne peut être payée : son prix est infini. Le reconnaître entraîne une attitude de pardon, de remise des dettes. La remise des dettes est donc effectivement incontournable ; elle est la condition de la prolongation de nos êtres jusqu'à la venue du Règne, en lien étroit avec la demande précédente, celle du don du pain de ce jour. Si le plus puissant, le Père, exige le remboursement de la dette, il en vient à terme à écraser l'enfant.

Mieux qu’un père, Dieu donne ce qui est bon à ses enfants. L'instauration de son Règne est une remise de dettes par Dieu à notre égard. D'autant plus, au fond, que la dette est donc trop infinie pour être remboursée.

C'est sur cela qu'est établie l'institution biblique de la loi du Jubilé, par lequel s'inaugure le Royaume. Rappelons-nous que le Jubilé est ce que prévoit la Torah : cette remise des dettes obligatoire tous les cinquante ans. Jésus (cf. Luc 4) inaugure son ministère messianique par la proclamation du Jubilé.

Cette libération, remise des dettes par Dieu, se signifie dans nos remises de dettes. C’est le sens du « comme nous remettons ». Nous sommes appelés à la suite du Christ à faire un don gratuit de nous-mêmes, n’aurait-il en retour que de l'ingratitude.

*

Précédée de la demande du pain, lieu par excellence de la dette à Dieu, la prière pour la remise des dettes et le pardon des offenses est suivie de : «Ne nous laisse pas entrer en tentation» — «ne nous expose pas dans l'épreuve». Pourquoi Dieu se tait-il face aux prières de son peuple, pourquoi tarde-t-il à instaurer son Règne ?

Face au silence céleste, ce silence qui dure, où Dieu qui est censé être notre Père nous apparaît pourtant si dur, impitoyable, nous donnant essentiellement une Loi, alors qu'on ne voit pas venir de consolation, et à plus forte raison la consolation du Règne de Dieu — on sera tenté de dire : ces maux qui nous adviennent, fussent-ils de notre faute, ne sont-ils pas le signe que Dieu se désintéresse de nous ? Où l'épreuve dont nous demandons que nous n'y sombrions pas devient tentation de se dire que ce Dieu est finalement méchant. Et que de fois l'a-t-on entendu à propos du Dieu dit « de l'Ancien Testament », oubliant que c'est ce Dieu que Jésus appelle son Père ? Tentation de rejeter ce Dieu qui donne la Loi, et avec elle son silence. Or c'est là son rôle de Père: donner la Loi et nous apprendre à patienter, à recevoir le plaisir plus tard. Se séparer un jour du plaisir immédiat du sein maternel. Le père disant la loi et privant ainsi du plaisir immédiat.

C'est de la sorte que Dieu nous conduit au Règne qui lui appartient avec la puissance et la gloire, ce Règne qui vient pour nous à la mesure où nous recevons avec joie la volonté de Dieu, sa Loi.

C'est le temps d'un passage douloureux, celui de l'apprentissage, qui précède la liberté et la joie. C'est encore la leçon de Paul : comme pour la douleur d'un enfantement, Dieu a soumis la Création à la vanité et à la douleur, avec une espérance : sa libération, comme la naissance (Romains 8, 20-22). La tentation serait de se laisser abattre et de se dire que face à une telle situation, une telle douleur, celle qui est la nôtre, le Royaume ne viendra pas, la naissance n'aura pas lieu. C'est face à cette tentation que Jésus appelle à la persévérance dans la confiance en Dieu qui nous délivre du mal.

*

Face à ce présent lourd, accablant, ou face à notre mauvaise volonté, — il s’agit de persévérer, de requérir la justice de la foi, prête à se manifester, dans sa splendeur et sa liberté ; il n'est qu'à exiger ce que Dieu promet, exiger son Règne. Persévérer dans la prière, comme l'ami qui demande du pain. Dieu finira par répondre, autrement que prévu peut-être, par le don imprévu de l'Esprit saint, qui mène au Royaume par des chemins auxquels l’on ne s'attend pas. Persévérer dans la prière est dangereux : c'est risquer de se voir transformé, dépossédé de soi et de ses biens, de sa vision du monde — qui sait ? Persévérer dans la prière transforme.

Apprendre à regarder le monde par les yeux de Dieu. Et explorer tous les possibles des chemins de son Règne.

*

Dieu peut transformer le monde, par notre prière, et par notre agir qu’elle induit. Notre agir, l’agir des êtres humains : face à l'exemple que Jésus a choisi, en parallèle avec la remise des dettes par Dieu à notre égard et par nous à l'égard du prochain, — sommes-nous l'ami qui demande du pain à son ami, à Dieu, et le voyons-nous refuser, ou sommes-nous l'ami qui refuse du pain à son ami qui frappe à la porte, invitant l'importun à ne pas nous déranger, voire à rentrer chez lui. Mais a-t-il un chez lui ?

Voyez l'effet de la prière persévérante : l'ami importuné se lèvera et il donnera à son ami tout ce dont il a besoin. Ici prend place le Royaume, le Règne de Dieu, caché « au milieu de vous », dit Jésus. Le Royaume, le jour du bonheur partagé.

Effet de la prière sur le malheureux, qui est exaucé. Effet de la prière sur celui qui avait peur de se lever et de partager : il est transformé. La venue du bonheur est à ce double prix. Craignez de prier, si votre prière est vraie. Sinon pas de crainte à court terme : un mensonge est trop creux pour avoir autre effet que d'endurcir celui qui le profère.

La prière a une telle puissance qu'il est question d'ami face à son ami ; mieux, de père face à son enfant auquel il donne de bonnes choses. Voilà le lien que crée la prière persévérante. Qu'est-il donc besoin de craindre ? Au jour où dans le monde, et déjà dans l’Église, tous sont amis, frères, sœurs, mères, pères les uns des autres, c'est-à-dire faisant la volonté de Jésus, ce jour-là, le Règne de Dieu s’est approché. Ce jour-là, la prière persévérante, selon l'enseignement de Jésus a été exaucée, par la présence de l'Esprit saint, tout comme un père donne du pain à son enfant qui le lui demande. Et nous voilà conduits au cœur de la prière : apprendre à regarder le monde, soi-même, autrui, tel que Dieu le conçoit, le regarder selon son Esprit ; et ainsi entrer dans son projet dès aujourd’hui, devenir dès aujourd’hui des bâtisseurs du Règne qu’il promet, car c’est « à toi qu’appartiennent le Règne,… » dès aujourd'hui.

R.P.
Vence, 25.07.10


dimanche 18 juillet 2010

"La meilleure part"



Paul Cézanne, Nature morte au panier de fruits, 1888-1890, Musée d’Orsay, Paris

Genèse 18, 1-10 ; Psaume 15 ; Colossiens 1, 24 à 28

Luc 10, 38-42
38 Comme ils étaient en route, il entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison.
39 Elle avait une sœur nommée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.
40 Marthe s’affairait à un service compliqué. Elle survint et dit : "Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui donc de m’aider."
41 Le Seigneur lui répondit : "Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses.
42 Une seule est nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée."

*

Une des réactions que peut susciter la lecture de ce texte est : « Jésus exagère » ! Pauvre Marthe qui se démène… pour cela ! Et c’est bien où le texte veut nous mener…

On est en effet, au minimum, tenté de se mettre à la place de Marthe — si ce n’est d’aller un peu plus loin qu’elle, qui fait des reproches à Jésus, mais seulement avant qu’il ne lui réponde. Nous mettant spontanément du côté de Marthe, en outre après sa réponse, on s’inscrit ipso facto tout aussi spontanément parmi ceux que le propos de Jésus concerne directement.

Vous avez peut-être déjà lu sur quelque tombe une de ces épitaphes disant : « il a voué sa vie au travail ». En hommage à un défunt on aurait pu imaginer mieux que, gravé dans le marbre, le fait qu’il a transgressé la loi de Dieu toute sa vie : tu ne te voueras à aucun autre Dieu que moi », « tu te reposeras ». Etc.

Ce n’est pas le fait de travailler qui est un problème, évidemment ! Et ce n’est certainement pas ce que Jésus reproche à Marthe, si tant est qu’il lui reproche quelque chose.

*

Remarquez bien le déroulement : Marthe est affairée à un service compliqué, ou, littéralement, à une « diaconie multiple ». En parallèle, le texte a déjà précisé que Marie est aux pieds de Jésus. Et que Jésus est reçu dans la maison de Marthe. Maîtresse de maison. On imaginer qu’elle est sans doute l’aînée des deux sœurs, accomplissant donc son rôle d’aînée. Elle reçoit un hôte de marque. Elle s’affaire plus que d’habitude. Et sa sœur elle, peut-être comme d’habitude — mais ici, compte tenu des circonstances, ça devient pénible —, se comporte en cadette, en enfant, et ne met pas la main à la pâte.

Avant que quoi que ce soit ne soit dit, et d’autant plus que l’on connaît l’histoire, on est fondé à penser : tout de même, Marthe n’a pas tout à fait tort. Et là n’est pas tout à fait le propos. Le problème du texte n’est pas que Marthe est débordée et que Marie ne fait rien. Lorsque le texte précise que Marthe est affairée à une diaconie multiple, il fait un constat ; et son constat n’est en aucun cas dépréciatif, peut-être même, compte tenu du choix du terme, élogieux. On est en effet déjà dans une catégorie du ministère de l’Église primitive, la diaconie.

Et puisque l’évangile de Luc vient juste de parler du Samaritain et de sa belle œuvre diaconale, c’est peut-être vers là qu’il faut tourner notre regard. Si ce petit récit s’adressait précisément à ceux qui servent aux tables ; que l’on verra plus tard institué dans le second tome à Théophile (le livre des Actes, Luc étant le premier tome) ; si ce récit s’adressait à ceux qui seront bientôt institués pour servir aux tables (les 7 d’Actes 6) et que bientôt on appellera diacres.

Remarquez que cela vaut pour tout ministère, dans la mesure même ou « ministère diaconal » est un pléonasme. Le mot traduit par « diacre » peut se traduire par « ministre » : c’est le mot qu’emploi Paul pour parler de son ministère… apostolique en l’occurrence.

Marthe donc : elle est au service des tables, de la table de Jésus, affairée à une diaconie multiple, comme peut-être le Samaritain qui précède, et que, dans le fil du récit de l’Évangile, l’on s’empresse nécessairement de louer. Et voilà que Jésus va venir couper les ailes de cette louange. Aucune remarque, donc, sinon peut-être comme allusion positive, concernant cette diaconie multiple de Marthe en cuisine.

Et voilà qu’elle survient — on pourrait entendre, qu’elle « déboule ». Et pour quoi faire ? Pour dénoncer sa sœur auprès de Jésus comme paresseuse. Rappelons-nous que Marthe accomplit une diaconie comme le Samaritain du passage précédent. Et du cœur de cette diaconie, elle déboule pour tempêter contre sa sœur.

Mais attention, elle n’a rien d’une furie ! Cela se passe sous la forme d’une question, qui laisse percer son agacement. Agacement que l’on est fondé à comprendre : redisons-le, la tendance naturelle induite par le texte est même de nous mettre de son côté, de nous faire penser qu’elle n’a pas tort.

Et comme Marthe demande à Jésus qu’il pourvoie à l’embauche de sa sœur pour l’œuvre diaconale qu’elle est en train d’accomplir : « dis-lui de m’aider » — Marthe en bon Samaritain — ; Jésus lui renvoie — c’est un peu son habitude — un propos tout à fait à côté. Comme il ne fait aucun reproche à Marthe sur sa diaconie, il ne répond pas du tout non plus à sa demande concernant sa sœur — façon de dire : ne vous méprenez pas dans votre lecture du « bon Samaritain ». Je ne viens pas de donner une recette à mauvaise conscience pour tous ceux qui ne se sentent pas spontanément bons Samaritains.

Aucun reproche concernant Marie, comme il n’y aucun reproche concernant la diaconie de Marthe. Que dit Jésus à Marthe : « tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. » Pas de reproche sur ce qu’elle fait ou sur ce que Marie ne fait pas. Un constat : « tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. »

Ça a l’air anodin, mais c’est le cœur, et le départ, du risque d’un glissement qu’est tenté de connaître tout travail diaconal. L’inquiétude et l’agitation, qui produit quoi ? Ce à quoi l’on vient d’assister. Au lieu de trouver dans son ministère (et ça vaut donc pour tout ministère) un sentiment d’accomplissement, elle est frustrée, inquiète et agitée. Du coup elle récrimine contre sa sœur. Et la voilà qui s’enferme dans une espèce de rancœur contre elle, qu’elle trouve urgent — et ça explose — de rapporter à Jésus.

Où une étape supplémentaire est franchie : elle parle à Jésus, certes, mais loin de le prier, elle lui fait la leçon : « elle survint et dit : "Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui donc de m’aider." » Prière : « dis-lui donc de m’aider ». Prière particulière tout de même : elle lui donne des ordres ! Et n’oublions pas que si ce texte est précédé par celui sur le Samaritain, il est suivi par celui sur la prière : « comment devons-nous prier ? ».

Voilà donc un déroulement remarquable : 1) Marthe travaille (pas de problème). Puis, dérapage : 2) elle s’agite et s’inquiète. 3) Elle rouspète contre sa sœur. 4) En guise de prière, elle rouspète contre Jésus.

*

Marie en revanche, est aux pieds de Jésus. C’est cela le cœur de la différence sur laquelle nous sommes renvoyés à Marie, après le Samaritain et Marthe, et avant le texte sur la prière.

Jésus ne dit à aucun moment qu’il s’agit de ne rien faire. Mais là où une certaine agitation a mené Marthe à rouspéter contre Jésus, Marie est à ses pieds. C’est ici que l’on peut connaître sa vraie tâche — plus : son vrai être, qui l’on est —, plutôt que d’être agité et de ne plus rien savoir que rouspéter contre sa sœur, ou son frère, pour croire savoir — sous forme de recette — ce que doit faire un chrétien : être un bon Samaritain, s’agiter, être débordé, et s’en prendre à quiconque ne lui vient pas en aide. Encore une fois, on vient de nous donner en exemple le Samaritain : Jésus ne reproche pas à Marthe son travail ! Mais son agitation intérieure, qui la conduit à rouspéter contre sa sœur, et finalement contre Jésus !

Marie est apaisée, c’est cela qui est donné comme la bonne part. Apaisée, elle n’en veut pas à sa sœur ou son frère, ni au bon Dieu et au ciel et à la terre. Mais me direz-vous peut-être, elle qui ne fait rien, n’a pas de quoi en vouloir à ceux qui mouillent la chemise à sa place… Ah bon ! Est-ce si simple ? N’avez-vous jamais rencontré des agités de la prière… qui reprochent aux autres de ne pas faire comme eux !? Ça existe aussi !

Bref, ce à quoi Jésus renvoie à travers Marie, c’est à « la bonne part, qui ne sera pas ôtée ». Non pas ne rien faire, mais savoir qui l’on est, et cela se découvre devant Dieu. Ce qu’est l’autre, on ne peut pas le savoir à sa place. Jésus ici, rejoint tout simplement le commandement du Shabbat dont on s’imagine à tort qu’il enseignerait de le transgresser. Jésus ouvre au recueillement — contre la dispersion. Notons aussi la douceur de la reprise de Jésus à l’égard de Marthe. Et puisqu’on est dans sa maison, elle qu’elle travaille à la qualité de l’accueil et de la nourriture, pensons au Proverbe (17,1) : "mieux vaut un morceau de pain sec et la tranquillité qu'une maison pleine de festins à disputes." On en est là ! Ce qui ne veut évidemment pas dire que la qualité de l'accueil de Marthe soit négligeable !

À chacun de nous de nous placer aux pieds de Jésus : c’est là que l’on connaît qui l’on est, et donc ce que Dieu nous confie. D’abord être apaisé en sa présence, puis ce qui correspond à notre être profond. Notre conscience fondée en lui et non dans la rouspétance.


R.P.
Antibes, 18.07.10


dimanche 11 juillet 2010

"Va et, toi aussi, fais de même"



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Deutéronome 30, 10-14 ; Psaume 19, 8-12 ; Colossiens 1, 15-20

Luc 10, 25-37 :
25 Et voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : "Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?"
26 Jésus lui dit : "Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?"
27 Il lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même."
28 Jésus lui dit : "Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie."
29 Mais lui, voulant montrer sa justice, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?"
30 Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de pitié.
34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ?"
37 Le légiste répondit : "C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui." Jésus lui dit : "Va et, toi aussi, fais de même."
*

« Le bon samaritain » ou l’enseignement de la reconnaissance. L’histoire se termine par cette parole : « Toi, fais de même » — un appel à la reconnaissance, à la gratitude.

« Qui est mon prochain ? » a demandé le légiste. On croyait recevoir une définition du prochain qui corresponde à une catégorie, du genre : c’est celui qui est proche de moi par l’ethnie, la nation, la religion (tout cela fût-il élargi par Jésus) — ou encore celui qui est proche de moi par les besoins.

C’est ainsi que, presque jusqu’à la fin de la petite histoire racontée par Jésus, on peut penser que le prochain est le blessé au bord de la route, celui, donc, qui a des besoins, celui qui a besoin de mon secours, celui dont la situation, qui pourrait être la mienne, remue mes entrailles, émeut ma pitié, comme elle émeut celle du Samaritain de l’histoire (ce qui certes est très bon).

Mais voilà qu’à la fin, on découvre que c’est l’inverse : le prochain n’est pas celui que l’on catégorise comme tel, serait-ce parce qu’il serait reconnaissable par ses besoins, serait-ce par ce que ses besoins remuent mes entrailles…

Jésus ne conclut pas son histoire en disant : « le prochain est le blessé, le Samaritain a su le reconnaître » ; Jésus termine par une question : « lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme ? » La réponse est évidente, que donne le légiste : « c’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui. » — à savoir le Samaritain, comme le montre son attitude, pas le blessé. Jésus, de toute façon, a inversé la problématique : « lequel s’est montré le prochain ? »

Et Jésus de conclure : « Va et, toi aussi, fais de même. » Cette apparente absence de réponse (on n’a toujours pas de définition du prochain !) — nous dit quelque chose d’autre ; nous oriente vers une autre direction : la gratitude. Trouver à qui l’on doit. Le Samaritain s’est mis en situation telle que le blessé lui doit de la gratitude. Le prochain est celui qui se met en situation telle qu’on lui doive de la reconnaissance. Le blessé ne lui doit rien, au sens comptabilité (le Samaritain ne lui présente pas la facture de l’hôtelier), mais il lui doit tout, au sens de l’état d’esprit.

Savoir à qui l’on doit, qui qu’il soit, et manifester sa gratitude en faisant de même, en se donnant des débiteurs, voilà le nœud où se découvre le prochain, que l’on ne peut toujours pas catégoriser. Voilà qui inverse la problématique apparente : non pas : qui a besoin de moi ? Mais : à qui est-ce que je dois ? Et de qui dois-je faire à mon tour un débiteur ? Gratitude.

Gratitude fondée sur le double commandement que vient de rappeler le légiste et que commente ici Jésus. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. » Ce n’est pas Jésus qui vient de donner le cœur de la Torah, c’est le légiste. L’amour de Dieu à qui l’on doit tout trouve l’expression de la gratitude qu’il induit dans ce « fais de même. »

*

Voilà donc un texte, l’histoire du Samaritain et du blessé au bord de la route ; voilà un texte étonnant, derrière ses aspects naïfs. Un texte qui commente le cœur de la Loi, mettant en vraie complicité Jésus et le légiste, qui au départ voulait savoir ce que Jésus avait dans le ventre. Les deux, Jésus et le légiste, sont bien d’accord, ne nous y trompons pas. Au cœur de leur accord, en premier lieu le sens de la Loi. Et en deuxième lieu le fait qu’elle ne donne pas de recette.

C’est le sens de la deuxième question du légiste, en échos à sa première sur la vie éternelle, façon de dire à Jésus : si nous sommes d’accord sur le cœur de la Loi, cela n’a pas répondu à ma question sur la vie éternelle, question qui donc en appelle une autre : qui est mon prochain ? Ou en d’autre terme : comment est-ce que le double commandement qui résume la Torah, ouvre sur la vie éternelle : et la réponse sera : la grâce, dont l’expression est : la gratitude.

Voilà un texte quant auquel il est nécessaire de se débarrasser de l‘habitude d’en faire une lecture anti-juive. Pour Jésus, le prêtre et le lévite présentés ici ne sont pas des représentants du judaïsme, mais de ce que précisément il n’est pas (un système à recette, où l’on saurait bien qui est le prochain, et le légiste est bien d’accord avec Jésus : il le montre par sa question).

Et a contrario, apparaît ce que Dieu attend de quiconque se réclame de lui, à l’égard de quiconque. Jésus rappelle le destin et la vocation d’Israël, et de l’Église qui en hérité : donner ce que Dieu lui donne. Une lecture anti-juive d’un tel texte, selon laquelle Jésus ferait une leçon de charité plus ou moins hautaine à un peuple légaliste, revient tout bonnement à en ruiner le sens.

*

Gratitude, reconnaissance, envers Dieu, et envers ceux par qui il dispense ses bienfaits. Ce qui vaut en premier lieu évidemment pour Israël à qui l’on doit l’héritage de l’Alliance avec Dieu, mais aussi pour d’autres : les Arabes et leurs chiffres, avec le zéro ramené d’Inde ; les Africains et notre civilisation, à nos origines en Égypte, au départ nubienne comme le montrent les traits personnages royaux des plus anciens monuments ; les Grecs et la démocratie ; les Anglo-saxons et la république parlementaire. Je n’ai donné que des exemples énormes, mais on pourrait multiplier les exemples de ce type, pour en venir finalement à quiconque, à commencer par nos parents, évidemment. Et bien au-delà : compte les bienfaits de Dieu et ceux par qui il te les dispense…, si tu le peux.

Et lorsque Jésus enseigne la vie et la liberté dans la gratitude, il en sait le prix éventuel ; il en sait le risque : s’attirer la haine… Dette d’autant plus grande et appel à une gratitude d’autant plus haute. Telle est la réponse à la question du scribe : qui est mon prochain ?… Trouver son prochain ?… C’est se montrer le prochain d’autrui en accumulant les débiteurs, comme a fait le Samaritain.

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. » Et qui est mon prochain ? Celui qui est en situation telle que je lui doive. Loin de contracter des dettes, accumule les débiteurs à ton égard sans croire pour autant que l’on te doit quoi que ce soit. « Fais de même » que le Samaritain, dit Jésus au légiste : mets-toi en situation telle que l’on te doive, enrichis le monde, en devenant par là, toi-même le plus riche.

R.P.
Vence, 11.07.10


dimanche 4 juillet 2010

"Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair"




Esaïe 66, 10-14 ; Psaume 66 ; Galates 6, 14-18

Luc 10, 1-20
1 Après cela, le Seigneur désigna soixante-douze autres disciples et les envoya deux par deux devant lui dans toute ville et localité où il devait aller lui-même.
2 Il leur dit: "La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson.
3 Allez! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.
4 N’emportez pas de bourse, pas de sac, pas de sandales, et n’échangez de salutations avec personne en chemin.
5 "Dans quelque maison que vous entriez, dites d’abord: Paix à cette maison.
6 Et s’il s’y trouve un homme de paix, votre paix ira reposer sur lui; sinon, elle reviendra sur vous.
7 Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu’on vous donnera, car le travailleur mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison.
8 "Dans quelque ville que vous entriez et où l’on vous accueillera, mangez ce qu’on vous offrira.
9 Guérissez les malades qui s’y trouveront, et dites-leur: Le Règne de Dieu est arrivé jusqu’à vous.
10 Mais dans quelque ville que vous entriez et où l’on ne vous accueillera pas, sortez sur les places et dites:
11 Même la poussière de votre ville qui s’est collée à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre. Pourtant, sachez-le: le Règne de Dieu est arrivé.
12 "Je vous le déclare: Ce jour-là, Sodome sera traitée avec moins de rigueur que cette ville-là.
13 Malheureuse es-tu, Chorazin! Malheureuse es-tu, Bethsaïda! car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps qu’elles se seraient converties, vêtues de sacs et assises dans la cendre.
14 Oui, lors du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.
15 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu’au ciel? Tu descendras jusqu’au séjour des morts.
16 "Qui vous écoute m’écoute, et qui vous repousse me repousse; mais qui me repousse repousse celui qui m’a envoyé."
17 Les soixante-douze disciples revinrent dans la joie, disant: "Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom."
18 Jésus leur dit: "Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair.
19 Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute la puissance de l’ennemi, et rien ne pourra vous nuire.
20 Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux."

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« Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair ».
Qu’est ce que ce propos ? Le satan serait au ciel jusque là ?
Ou bien à l’inverse, s’il y était, n’y serait-il plus depuis la mission des soixante-douze ? Deux idées bizarres…

Le satan au ciel ? Bizarre, mais après tout, n’est-ce pas ce que nous dit le Livre de Job parlant de ce satan céleste qui se présente devant Dieu ? On l’y voit dans un rôle de procureur d’une cour de justice où trône Dieu ; le livre de Job — où l’on trouve, au plus précis, la fonction « d'accusation » auprès de Dieu, qui est celle du diable dans le Nouveau Testament. Et cela avec toutes les conséquences que cela entraîne : le mal, la culpabilité, une douleur morale récurrente rappelant sans cesse le péché réel ou imaginaire, etc. Bref : Job…

Bon, mais s’il apparaît au ciel de cette façon là, comme accusateur devant Dieu, il n’y serait plus depuis la mission des soixante-douze ? En fait, on le comprend, « l’accusation » des consciences, cette tentation du trouble et du remords (qui n’est pas le repentir !) est toujours actuelle : réalité pénible et permanente...

Alors en quel sens la mission, puisque c’est de cela qu’il s’agit, la prédication missionnaire, a-t-elle fait voir à Jésus le « satan tomber du ciel comme l’éclair » ?

*

En d’autres termes, quel est, en fait, l’effet de la mission ?

Tout d’abord, avant d’aller plus loin, ne négligeons pas la nécessité de l’humilité, rappelée dans la mise en garde de Jésus devant la joie des disciples : attention au glissement vers un désir classique de pouvoir ! — « ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis ».

Il existe une légende, concernant le plus grand roi d’Israël, Salomon. Selon cette légende, il aurait été donné à ce roi, le plus grand et le plus sage, que les démons lui soient soumis. Légende qui fait référence à sa sagesse. Référence aussi au fait que sous son règne, la domination du Dieu unique ait été telle qu’il n’y avait plus à craindre l’influence sur le peuple des divinités alentour. La parole certaine de la Torah avait alors tout son effet : il n’y a point d’autres dieux que moi. Et n’oublions pas que le mot « démons » ne fait rien d’autre que désigner les divinités inexistantes face au Dieu d’Abraham.

Salomon. Et voilà à présent que les disciples annoncent plus grand que Salomon, et que les esprits leur sont soumis. Extraordinaire ! — Eh bien, « ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis » !

Là n’est pas le vrai sujet de réjouissance. Humilité. Ce qui nous place aussi, autre mise en garde, face à un aspect tragique de la mission. Chorazin, Bethsaïda et Capharnaüm — pire que Tyr et Sidon, qui ont été ravagées :

Écoutons, sur Tyr et Sidon, la complainte d’Ézéchiel (ch. 28, v. 12-23) :
12 "Fils d’homme, entonne une complainte sur le roi de Tyr. Tu lui diras: Ainsi parle le Seigneur DIEU: Toi qui scelles la perfection, toi qui es plein de sagesse, parfait en beauté,
13 tu étais en Eden, dans le jardin de Dieu, entouré de murs en pierres précieuses: sardoine, topaze et jaspe, chrysolithe, béryl et onyx, lazulite, escarboucle et émeraude; et l’or dont sont ouvragés les tambourins et les flûtes, fut préparé le jour de ta création.
14 Toi, le chérubin étincelant, le protecteur, je t’avais établi; tu étais sur la montagne sainte de Dieu, tu allais et venais au milieu des charbons ardents.
15 Ta conduite fut parfaite depuis le jour de ta création, jusqu’à ce qu’on découvre en toi la perversité:
16 par l’ampleur de ton commerce, tu t’es rempli de violence et tu as péché. Aussi, je te mets au rang de profane loin de la montagne de Dieu; toi, le chérubin protecteur, je vais t’expulser du milieu des charbons ardents.
17 Tu t’es enorgueilli de ta beauté, tu as laissé ta splendeur corrompre ta sagesse. Je te précipite à terre, je te donne en spectacle aux rois.
18 Par le nombre de tes péchés, par ton commerce criminel, tu as profané ton sanctuaire. Aussi je fais sortir un feu du milieu de toi, il te dévorera, je te réduirai en cendre sur la terre, sous les yeux de tous ceux qui te regardent.
19 Tous ceux d’entre les peuples qui te connaissent seront dans la stupeur à cause de toi; tu deviendras un objet d’épouvante. Pour toujours tu ne seras plus!"
20 Il y eut une parole du SEIGNEUR pour moi:
21 "Fils d’homme, dirige ton regard vers Sidon, et prononce un oracle contre elle.
22 Tu diras: Ainsi parle le Seigneur DIEU: Je viens contre toi, Sidon, je serai glorifié au milieu de toi, alors on connaîtra que je suis le SEIGNEUR à cause des jugements que j’exécuterai contre elle; alors, je manifesterai en elle ma sainteté.
23 J’y enverrai la peste, il y aura du sang dans ses rues, les morts tomberont au milieu d’elle à cause de l’épée dressée contre elle de toutes parts. Alors, on connaîtra que je suis le SEIGNEUR.
*

« Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu’au ciel ? Tu descendras jusqu’au séjour des morts » comme Tyr et Sidon, pour n’avoir pas entendu — comme elles — la parole de ta délivrance…

« Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair » : voilà le mal vaincu (il va falloir voir en quel sens). Voilà aussi ce qu’évoque le rappel de Tyr et Sidon — avec la menace sur Chorazin, Bethsaïda, et Caphanaüm d’accompagner cette chute. On pense alors aux conquistadors et autres façons de « missionnaires », qui comme les disciples, juste avant cet épisode, sont rabroués par Jésus après avoir parlé de faire tomber le feu du ciel sur les récalcitrants !

À moins que la parole annoncée ne soit entendue (déjà par les envoyés eux-mêmes), et le mal vaincu — le mal vaincu : c’est l’autre aspect de la dégringolade du satan. Le mal vaincu : c’est l’effet central de la mission ; là est toute l’importance de la mission. Cela a une valeur universelle au sens large : rappelons-nous qu’il y a 72 envoyés (ou 70 parfois), chiffres qui symbolisent toutes les nations ; ce qui induit dimension universelle, au-delà des villes de Palestine visitées alors.

Et si le satan n’est pas vaincu, si le mal n’est pas vaincu, la mission, notre mission risque toujours de devenir ce tragique et sanglant esprit de conquête usant du feu du ciel…

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Le mal vaincu via la déchéance du satan. Une illustration de cela est fournie par Luther ; à travers l’image populaire des pactes avec le diable. La tradition en a été recueillie dans le mythe de Faust. L’idée que dans le malheur de sa condition, on pouvait vendre son âme au diable, chose parfois illustrée par un pacte signé de son sang. Cette transaction avait pour propos l’espérance de voir soulager une misère insupportable dans le temps, en échange de l’éternité. On reconnaît donc le mythe de Faust et Méphistophélès popularisé par le poète Goethe.

Ce genre de légende circulait déjà à l’époque de Luther. Et voilà qu’une dame confie son désespoir au réformateur quant à son propre salut : — « mon bon Monsieur Luther, il n’y aucun espoir pour moi quant à votre Évangile : j’ai vendu mon âme au diable. »

Savez-vous ce que lui a répondu Luther ? — « Madame, que diriez-vous si votre voisin vendait votre maison, avec un contrat en bonne et due forme, à l’un de ses lointains parents. » — « Mais ce contrat n’aurait aucune valeur, ma maison ne lui appartient pas ! » — « Eh bien, Madame, votre contrat avec le diable, fût-il signé de votre sang, n’a aucune valeur : votre âme ne vous appartient pas. Vous avez vendu, ou cru pouvoir vendre, la propriété d’un autre, Jésus-Christ. Et non content que votre âme appartienne à Jésus-Christ de toute façon, il l’a, pour que les choses soient bien claires, rachetée par-dessus le marché. »

« Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » dit Jésus : c’est cela la vraie victoire sur le mal, malgré ses ravages qui se poursuivent. Et la mission pour laquelle Jésus nous envoie à notre tour, c’est de vivre, et dire cela, partout dans le monde.

Là est l’éviction du satan céleste. Et l’Évangile, bonne nouvelle : être nommé devant Dieu, être connu de lui autrement que comme accusé. Être reconnu dans sa vérité intime qui échappe à tous les regards, et surtout à la malveillance. À ce point passent au second plan même les triomphes passagers sur la calomnie, la soumission des mauvais esprits. La vérité de nos êtres, plus essentielle que les accablements, est ancrée dans l’éternité.


R.P.
Antibes, 4 juillet 2010