dimanche 9 mai 2010

"À toutes les nations"



http://www.missionsafricaines.org/local/cache-vignettes/L480xH276/Tingrela_Cene-01-arch-a9529.jpg

Psaume 67 ; Apocalypse 21, 10-23 ; Jean 14, 23-29 ;

Actes 15, 1-29

2 […] On décida que Paul, Barnabas et quelques autres des leurs monteraient [d’Antioche] à Jérusalem, devant les apôtres et les anciens, pour parler de [la question de la conversion des non-Juifs].
[…]
4 Arrivés à Jérusalem, ils furent accueillis par l'Eglise, les apôtres et les anciens, et ils rapportèrent tout ce que Dieu avait fait avec eux.
5 Alors quelques membres du parti des pharisiens qui étaient devenus croyants se levèrent pour dire qu'il fallait circoncire les non-Juifs et leur enjoindre d'observer la loi de Moïse.
6 Les apôtres et les anciens se rassemblèrent pour examiner cette affaire.
7 Après un vif débat, Pierre se leva et leur dit : Mes frères, vous le savez : dès les tout premiers jours, Dieu a fait un choix parmi vous pour que, par ma bouche, les non-Juifs entendent la parole de la bonne nouvelle et deviennent croyants.
8 Et Dieu, qui connaît les cœurs, leur a rendu témoignage en leur donnant l'Esprit saint tout comme à nous ;
9 il n'a fait aucune différence entre nous et eux, puisqu'il a purifié leur cœur par la foi.
10 Maintenant donc, pourquoi provoquez-vous Dieu en imposant aux disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n'avons été capables de porter ?
11 En fait, c'est par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés, de la même manière qu'eux.
12 Toute la multitude fit silence, et l'on écouta Barnabas et Paul raconter tous les signes et les prodiges que Dieu avait produits, par leur entremise, parmi les non-Juifs.
13 Lorsqu'ils se turent, Jacques dit : Mes frères, écoutez-moi !
14 Syméon a raconté comment, pour la première fois, Dieu est intervenu pour prendre parmi les nations un peuple à son nom.
15 Les paroles des prophètes s'accordent avec cela, comme il est écrit :
16 Après cela, je reviendrai et je relèverai la tente de David qui était tombée, j'en relèverai les ruines et je la redresserai,
17 afin que le reste des humains recherchent le Seigneur, oui, toutes les nations sur lesquelles mon nom a été invoqué, dit le Seigneur, qui fait ces choses
18 connues depuis toujours.
19 C'est pourquoi, moi, je suis d'avis de ne pas créer de difficultés aux non-Juifs qui se tournent vers Dieu,
20 mais de leur écrire qu'ils s'abstiennent des souillures des idoles, de l'inconduite sexuelle, des animaux étouffés et du sang.
21 Depuis les générations anciennes, en effet, Moïse a dans chaque ville des gens qui le proclament, puisqu'on le lit chaque sabbat dans les synagogues.
22 Alors il parut bon aux apôtres et aux anciens, ainsi qu'à toute l'Eglise, de choisir parmi eux des hommes et de les envoyer à Antioche avec Paul et Barnabas : Judas, appelé Barsabbas, et Silas, des dirigeants parmi les frères.
23 Ils les chargèrent de cette lettre : Vos frères, les apôtres et les anciens, aux frères non juifs qui sont à Antioche, en Syrie et en Cilicie, bonjour !
24 Nous avons appris que quelques individus sortis de chez nous, auxquels nous n'avions donné aucun ordre, vous ont troublés et inquiétés par leurs discours.
25 Après nous être mis d'accord, il nous a paru bon de choisir des hommes et de vous les envoyer avec nos bien-aimés Barnabas et Paul,
26 eux qui ont livré leur vie pour le nom de notre Seigneur Jésus-Christ.
27 Nous avons donc envoyé Judas et Silas, qui vous apporteront de vive voix le même message.
28 En effet, il a paru bon à l'Esprit saint et à nous-mêmes de ne pas vous imposer d'autre fardeau que ce qui est indispensable :
29 que vous vous absteniez des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés et de l'inconduite sexuelle ; vous ferez bien de vous garder de tout cela. Adieu.

*

Ce texte d’Actes 15 nous situe peu avant le tournant des années 50 ; l’Église prend alors une décision dont les conséquences pour son histoire deviendront bientôt incalculables.

Rappelons-en les circonstances : sous la pression des réalités et suite à l’œuvre de Paul principalement, de nombreuses personnes étrangères à la tradition de l’Église d'alors (les non-juifs dans le texte) se sont jointes à la communauté que l’on appellera, pour faire bref, chrétienne — je parle de tradition chrétienne pour faire bref, puisque la religion chrétienne n’existe pas encore : notre texte met en scène des juifs disciples d’un juif crucifié dont ils croient à la résurrection et au nom duquel ils annoncent aux nations la proximité du Royaume de Dieu.

Et à Jérusalem, dans l'Église-mère, on s’interroge sur les modalités d’accueil de ces nouveaux disciples du Crucifié. On voudrait les voir pratiquer les rites communs, les rites traditionnels, la façon légale de manger, etc. Après tout, c'est ce que tout le monde a toujours pratiqué. Mais, suite à l'insistance particulière de Paul, l'Église de Jérusalem, par l'autorité de son évêque, Jacques, sorte de pape de l'époque — lui plutôt que Pierre —, consent des concessions à ces croyants d'autres origines, issus des nations.

La vivacité des débats laisse à penser que ce ne fut pas facile. La décision de Jérusalem en faveur des nouveaux croyants, étrangers, est pourtant prise.

Toutefois, pour être maintenus dans la communion, ils devront observer certains éléments de la Loi biblique, à savoir ce que le judaïsme appelle jusqu'à aujourd'hui la Loi de Noé.

Tirée du Livre de la Genèse, la Loi de Noé, ou Loi « noachique », comprend quelques commandements généraux comme s'abstenir de manger du sang, incluant le meurtre, s'abstenir de relations sexuelles illégitimes, et du culte des idoles (Actes 15, 29), ce qui parait finalement raisonnable et modéré. Jacques donnait ces prescriptions en rappelant que c'est là ce que l'on prêche chaque Shabbat dans les synagogues (v. 21). Sept commandements pour les 613 de la Loi de Moïse.

*

Aussi modérée soit-elle, cette décision en accord avec la pratique synagogale, permettant aux étrangers nouveaux venus de ne pas se voir obligés d'observer l’intégralité de la Loi de Moïse, a été difficile à prendre. Et les modalités de l'application de la décision de Jérusalem seront loin de s'imposer d'elles-mêmes.

Car pour les adversaires de Paul, quiconque « mange et boit » tout ce qui se vend sur le marché cosmopolite des villes de l'Antiquité, quiconque, de ce fait transgresse les coutumes alimentaires traditionnelles et légales, quiconque comprend l’ouverture de l'Église à l'universalité à la façon que prône l'Apôtre, se verra, ce qui est compréhensible, suspecté. Paul pourtant recommande lui-même l’abstinence quant aux viandes consacrées aux idoles !

Or c’est sur l’ouverture façon Paul, mais allant sans doute plus loin que ce qu’enseigne l’Apôtre, que débouchera la très modérée décision de Jérusalem, selon une interprétation sans doute moins restrictive que celle qu’aurait souhaité Jacques, pourtant en accord formel avec Paul lui-même ! Effets imprévus d’une décision et des dérives de son interprétation…

*

Et le christianisme comme religion universelle — sans signes de restriction, ou n’en retenant qu’un minimum très réduit (le baptême) —, le christianisme, d’une certaine façon, est né à une universalité concrète de la décision de Jérusalem que nous avons entendue et des ouvertures sans doute imprévues qui s’en sont suivis. Une décision qui ouvrira sur une religion où rien de ce qui est humain n'est à rejeter, y compris en matière alimentaire.

Par la décision de Jérusalem, l'Église, à sa façon dans la ligne des prophètes bibliques et de la tradition juive, réalisait concrètement une espérance ancienne, remontant autour de la Méditerranée des nations non-juives au moins à Alexandre le Grand, l’empereur grec. Il y avait dans l'Antiquité plusieurs Alexandrie, dont la plus célèbre jusqu'à aujourd'hui est celle d'Égypte. Alexandrie, nom de ville qui correspondait au vœu d'Alexandre de réaliser une cité universelle, Alexandrie devenue ville phare d’un judaïsme étendant l’universalisme jusqu’à l’adoption de la langue des nations, jusqu’à y traduire Bible, le grec.

Le projet d’Alexandre, lui, échouerait, on le sait, mais il laisserait des traces et une espérance dont hériterait l'Empire romain, et que commencerait à réaliser, à la suite du judaïsme hellénistique, la communauté juive qu'était l'Église primitive.

Mais pour cela, certaines frontières, certaines barrières, ont dû être ouvertes. Une synthèse s’opère entre l’universalisme juif et prophétique, et la mise en place de ses possibilités concrètes par ce qui fut d’abord pour beaucoup du malheur : les conquêtes impériales d’Alexandre, allant de l’Europe jusqu’à l’Inde. Un des points de départ de la synthèse entre ces deux héritages universalistes est dans notre texte.

*

L'Église primitive s'ouvrirait, et — façon de préparer notre prochaine fête de printemps et d’évoquer la journée mission antiboise de tout à l’heure aux Courmettes, où nous dégusterons un repas africain, — l’Église primitive s'ouvrirait notamment au plan alimentaire, et donc culinaire !, lieu de culture s'il en est, elle s’ouvrirait sur ce plan à tout l'univers, en écho et en signe de la communauté fraternelle universelle espérée par les prophètes.

Qu’en aurait-il été si l’ouverture promue par le vœu prophétique auquel obéissait l'Église primitive, répondant au commandement divin d'ouverture aux peuples de tout l'univers ; qu’en aurait-il été si le processus qui en relevait avait été interrompu quelque part dans l'histoire, dans une interprétation restrictive de la décision de Jacques ? — décision qui entendait, elle, tenir les deux bouts : ouverture et identité. Si la décision avait été autre, l’Église ultérieure aurait sans doute été autre…

Et on peut de même s’interroger à propos d’autres décisions qui ont été prises, ou ne l’ont pas été. En matière d’ouverture et d’identité, d’autres décisions intervenues à d’autres moments, visant à clore les relations esquissées, à fermer les frontières de l’Église, auraient de même à terme pu valoir isolement de l’Église — et ont souvent valu des divisions : je pense, puisqu’il est question de rites alimentaire, donc de manducation, à telle interprétation médiévale fort restrictive de l’Eucharistie, qui divise jusqu’à aujourd’hui…

Et puisque l’ouverture s’est faite notamment par le biais alimentaire, selon l’interprétation la moins restrictive d’Actes 15 (ça aurait pu se faire autrement, plus dans la ligne de Jacques, peut-être — mais ça s’est fait comme ça, façon Paul, c’est ainsi ; selon une interprétation possible de la vision de Pierre : « manger de tout »… interprétation qui va probablement plus loin que celle de Pierre lui-même, et même que celle de Paul) ; puisque donc les choses se sont faites ainsi, je vous propose à présent d’aborder la suite de notre réflexion sous cet angle, alimentaire.

Considérons donc le développement ultérieur de l’universalité de l’Église au travers d'une image culinaire, un des menus typiques de notre région du monde. Ici on sort de l’Église juive de la Jérusalem de l’an 50 et on fait un saut jusqu’en Gaule, an 50, soit cent ans après Astérix. On y mange encore sanglier (interdit dans la Bible) et châtaignes.

*

Sautons encore quelques siècles, pour un repas toujours bien gaulois, mais du XXIe siècle…

Commençons par une bohémienne, tomates et aubergines, plat bien typique de notre région méditerranéenne. Eh bien, qu’en serait-il si au XVIe siècle l'ouverture internationale (et on sait combien elle s’est faite dans la douleur pour les « Indiens » américains comme pour les Africains), ne nous avait amené, depuis le Pérou via les Portugais et les Espagnols, les tomates si caractéristiques aujourd'hui de notre culture culinaire ? Quant aux aubergines, nous en serions privés si les frontières avaient été fermées un siècle auparavant, où elles nous parvenaient d'Inde par l'Italie. Point question non plus de les poivrer puisque ce n'est qu'en 1770 que Pierre Poivre nous faisait parvenir d'Inde par la Réunion et l'île Maurice, ce produit qui porte son nom et qui épice si bien notre bohémienne.

Point question non plus de la parfumer à l'échalote, c'est-à-dire littéralement l'ail d'Ascalon, en Syrie, qui parvenait chez nous au Moyen Age. Point donc, de bohémienne typique de nos terroirs.

Inutile de dire aussi que nous aurions dû nous passer du pastis en apéritif, inventé au début du XXe siècle, et dont l'anis provient à l'origine d'Asie mineure et de Chine.

Mais avançons dans notre menu. Laissant le sanglier, qui eût fait horreur à nos ancêtres spirituels de l’Église de Jérusalem, passons à une belle dinde bien rôtie accompagnée de pommes de terre sautées à l'huile d'olive. La dinde, elle, a été introduite en France depuis l'Amérique, au XVIe siècle. Pareil pour les pommes de terre. Sans l’extension du monde et l’ouverture culturelle qui s’en est suivie aux XVIe et XVIIe siècles, nous ne connaîtrions pas ce produit évident de notre terroir, mais venu d'Amérique, et que la France du XVIIIe siècle a eu la plus grande peine du monde à adopter.

Quant à l'huile d'olive, si nous la connaissons, c'est que d’au-delà de nos frontières les Romains, prenant le relais des Grecs d'Alexandre, nous la faisaient parvenir au début de notre ère (ici aussi dans la douleur). Pareillement pour la vigne et le vin qui accompagne si bien tous ces plats. Cela, nos ancêtres dans la foi, les chrétiens juifs de Jérusalem, ils connaissaient déjà, et c’était déjà sans doute aussi parvenu jusqu’en Gaule…

Venons en au dessert. Nos pâtisseries : sans sucre, il y manquerait tout de même quelque chose, ce sucre, dont la canne vient à l'origine d'Inde et de Chine du Sud. Et que dire du citron, ou de la fleur d'oranger, si importants pour en parfumer la pâte, et introduits par les Arabes, qui eux, les sucraient avec du miel. Bon, à défaut de pâtisserie, vous goûterez bien un fruit, un abricot, tenez : arrivé de Chine au XVe siècle.

Et vous prendrez bien un café pour terminer. Et cela parce qu’il nous est arrivé d’au-delà de nos frontières au XVIIe siècle depuis l’Italie où les Arabes et les Turcs l'avaient fait parvenir depuis l'Afrique. Avec cela un carreau de chocolat ramené d'Amérique latine au XVIe siècle par les Espagnols, comme, pour les amateurs, le tabac du cigare… que Christophe Colomb découvrait à Cuba.

*

À moins que nous voulions en rester aux produits autochtones, déjà au temps gaulois, auquel cas nous devrions nous contenter par exemple de carottes et d'une purée de châtaigne avec du porc ou du sanglier, comme au temps d’Astérix — et pourquoi pas !, mais ce serait autre chose...

Bref, c’était une illustration culinaire, via un équivalent gaulois, de ce que signifie l’ouverture que reconnaîtrait l'Église primitive suite à la rencontre de Jérusalem de l'an 50 environ.

C’est un aspect de la spécificité de la religion qui va naître, qui n’est pas exclusive de la spécificité juive de témoignage à la Torah, mais qui est dotée d’un autre rôle que la religion de Moïse dont elle est née. Deux rôles nécessaires, deux rôles qu’il faut percevoir pour comprendre la spécificité de la vocation chrétienne et de son rôle particulier dans l’avènement concret d’un universalisme inséparable de l’héritage d’Israël et de Moïse, celui du Dieu unique, dont témoigne Jacques en Actes 15 : « prêché chaque Shabbat dans les synagogues ».

La communauté nouvelle en train de naître portera, pour sa part, son extension aux nations.

R.P.
Vence, 09.05.10


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire