dimanche 31 janvier 2010

“L'an de grâce du Seigneur” (suite) : quel signe ?




Psaume 71
Jérémie 1, 4-19 ;
1 Corinthiens 12, 31 – 13, 13

Luc 4, 21-30
21 Alors il commença à leur dire : "Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez."
22 Tous lui rendaient témoignage ; ils s’étonnaient du message de la grâce qui sortait de sa bouche, et ils disaient : "N’est-ce pas là le fils de Joseph ?"
23 Alors il leur dit : "Sûrement vous allez me citer ce dicton : Médecin, guéris-toi toi-même. Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm, fais-en donc autant ici dans ta patrie."
24 Et il ajouta : "Oui, je vous le déclare, aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie.
25 En toute vérité, je vous le déclare, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d’Élie, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois et que survint une grande famine sur tout le pays ;
26 pourtant ce ne fut à aucune d’entre elles qu’Élie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta.
27 Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Élisée ; pourtant aucun d’entre eux ne fut purifié, mais bien Naamân le Syrien."
28 Tous furent remplis de colère, [dans la synagogue,] en entendant ces paroles.
29 Ils se levèrent, le jetèrent hors de la ville et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline sur laquelle était bâtie leur ville, pour le précipiter en bas.
30 Mais lui, passant au milieu d’eux, alla son chemin.

*

« Aujourd’hui, cette écriture est accomplie ». De quoi s’agit-il ? C’est la prédication inaugurale du ministère de Jésus, avec pour texte, celui sur le Jubilé à venir, l’an de grâce du Seigneur, annoncé par le prophète Ésaïe, ch 61, 1-2a : « L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction. Il m’a envoyé pour porter de bonnes nouvelles à ceux qui sont humiliés ; pour panser ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs leur libération et aux prisonniers leur élargissement ; pour proclamer une année favorable de la part du Seigneur. »

Le Jubilé est cette institution de la Torah qui n'avait pas vraiment l'habitude d'être respectée. Il s'agit de cette loi biblique qui voulait que tous les 50 ans les compteurs soient remis à zéro. On devait alors libérer les esclaves, ne pas travailler pendant un an, redistribuer les terres acquises au cours des quarante-neuf années précédentes. Il s’agit d’une véritable révolution périodique. (Lévitique 25, 11-18).

Ces négligences dans l'application de la Loi, concernant notamment les sabbats d'années, avaient valu selon les prophètes le départ du peuple en exil. C'est dans cette perspective qu'Ésaïe annonçait un an de grâce du Seigneur, celui qui verrait l'exil prendre fin — fin de l'exil liée donc à la prise au sérieux de la Loi.

Et voilà que Jésus lisant ce texte d'Ésaïe, pour la prédication inaugurale de son ministère, annonce l'accomplissement de la Parole du prophète : il est celui qui accomplit cette parole. Aujourd'hui s'inaugure l'année jubilaire, l'an de grâce du Seigneur, avec toutes ses conséquences. Voilà une parole bien étrange que les auditeurs de Nazareth ont de la peine à recevoir. Ils attendront, comme il est coutume dans les Évangiles, un miracle, pour croire. Et on peut les comprendre. Ce Jubilé, on en voudrait quand même des signes pour le croire.

Et si ce Jubilé est l’ouverture des yeux aveuglés par les ténèbres de l'esprit de la captivité, on n'hésitera pas à attendre comme signe que les aveugles recouvrent la vue, selon la lettre de la traduction grecque de la parole du prophète : après tout le Royaume de Dieu n'implique-t-il pas la guérison totale de toutes nos souffrances ; d'où la façon dont ses concitoyens apostrophent Jésus : "médecin guéris-toi toi-même" (Luc 4:23), et ton peuple avec toi.

Le Royaume ? Jusqu’à ce que l’on en voie la réalisation concrète, paroles que tous cela ! D’autant plus qu’on le connaît celui-là. On l’a vu grandir. On peut imaginer les murmures et les commentaires dans la synagogue du village… C’est bien le petit de Joseph que voilà ! Comme il a grandi ! Voyons ce qu’il va dire ! Et puis voilà que tombe cette parole : « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. » Passe — comme un ange passe — le temps de réaliser ce qu’on vient d’entendre. Puis : il l’a bien dit : il instaure aujourd’hui le Royaume !…

Car le Jubilé annoncé par Ésaïe est bien l'inauguration du Royaume... Si un seul Shabbath était respecté, le Royaume viendrait, selon le Talmud.

Et la prise au sérieux du Shabbath commence par la mise en œuvre du Jubilé — qui indique tout ce qu'implique concrètement la prise au sérieux de la Loi, symbolisée par le rite du Shabbath.

S'agissant d'un Royaume universel, étendu à toutes les nations — comme l'annonçaient les miracles d'Élie et d'Élisée rappelés par Jésus, concernant la veuve de Sarepta ou le général syrien Naaman —, le Jubilé marque l'espérance de ce jour où le Shabbath devient éternel, ce jour à partir duquel il devient définitivement possible de dire : "c'est aujourd'hui de jour du Shabbath" (Hé 4). Cela est chargé de sens en ce qui concerne les relations humaines, enfin empreintes de sagesse et de grâce. Mais on aimerait le voir, tout cela, en voir les signes !

Or voilà : comme face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de la prédication, voilà, en ce qui concerne la grâce, que face à la recherche de miracles, Dieu a opposé la foi miraculeuse à la faiblesse apparente d’un Messie qui sera finalement crucifié — mais plus tard, ce jour-là n'est pas son jour ; et Jésus "passant au milieu d'eux, alla sont chemin". Annonce de la faiblesse d'un Christ crucifié, il n’y aura pas de miracles opérés ce jour-là...

Sans besoin de signe fracassant, celui qui a reconnu dans le Christ humble la gloire de Dieu saura croire ce propos étrange : aujourd'hui cette parole du prophète Ésaïe est accomplie : ici commence le Jubilé, le grand Shabbath, l'an de grâce qui inaugure le Royaume de Dieu.

Croyons-nous que le Jubilé s'est mis en place ce jour-là selon la parole de Jésus ? Ou sommes-nous de ceux qui lui demandent encore des miracles pour le croire ?

Nous le croyons disons-nous... Nous datons même nos années comme autant d'ans de grâce : « an de grâce 2010 », disons-nous ! Eh bien, il ne nous reste plus qu’à le vivre !

Si nous croyons que le Jubilé est advenu, si nous sommes dans l'an de grâce du Seigneur, plus rien ne manque pour que nous en appliquions les modalités : à savoir la liberté. Être libre, libres parce ce que la délivrance des captifs, et des captifs du péché, a eu lieu, proclamation de la libération des victimes de toutes les oppressions possibles...

Libres aussi de remettre les dettes, et les dettes à notre égard ; comme nous le prions dans le Notre Père — « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » (Ça vaut comme pardon des offenses concernant ces dettes que sont les fautes ; ça vaut aussi à tous les autres plans — Jésus n’a pas commis de péché, il n’en était pas moins débiteur de sa vie envers son Père, ce qu’il savait évidemment lorsqu’il enseignait cette prière : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. »)

Si nous ne faisons pas de miracles spectaculaires, comme Jésus n’en a pas fait à Nazareth (comme pour nous dire : vous aussi vous pouvez beaucoup de choses sans que cela ne soit spectaculaire) — nous avons la possibilité de mettre en place les modalités essentielles de l’an de grâce : remettre pour notre part les compteurs à zéro, partager ce que Dieu nous a octroyé ; nous avons tous le pouvoir de rendre ce que par quoi nous sommes riches au milieu des champs de misère — de toutes les misères — qui nous entourent.

La cessation des pratiques injustes qui empêchent la venue du Royaume, telle est la marque du Jubilé inauguré par le Christ. Dieu nous invite à entrer de plain-pied dans ce temps de la grâce et dans sa liberté, en place dès aujourd'hui en Jésus-Christ. « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. »

R.P.
Antibes, 31.01.10


dimanche 24 janvier 2010

“L'an de grâce du Seigneur”





Psaume 19, 8-15 ;
Néhémie 8, 1-10 ;
1 Corinthiens 12, 12-30

Luc 1, 1-4 & 4, 14-21
1 1 Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous,
2 d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole,

3 il m’a paru bon, à moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout à partir des origines, d’en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile,

4 afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus.


4 14 Alors Jésus, avec la puissance de l’Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région.

15 Il enseignait dans leurs synagogues et tous disaient sa gloire.
16 Il vint à Nazara où il avait été élevé. Il entra suivant sa coutume le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture.

17 On lui donna le livre du prophète Ésaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit :

18 L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté,

19 proclamer une année d’accueil par le Seigneur.

20 Il roula le livre, le rendit au servant et s’assit ; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui.

21 Alors il commença à leur dire : "Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez."
*

Nous assistons avec ce texte de Luc, à la proclamation par Jésus du Jubilé, « an de grâce du Seigneur », une institution — qui n'avait pas vraiment l'habitude d'être respectée. Il s'agit de cette loi biblique qui voulait que tous les cinquante ans les compteurs soient remis à zéro. On devait alors libérer les esclaves, ne pas travailler pendant un an, redistribuer les terres acquises au cours des cinquante années précédentes. Une véritable révolution périodique, qui n'avait pas vraiment eu l'heur d'être appliquée, tout comme les simples années sabbatiques, d'ailleurs — qui mettaient en place tous les sept ans des bouleversements très importants aussi.

Je cite - Lévitique 25, 10-18 :
10 vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants ; ce sera pour vous un jubilé ; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans son clan.
11 Ce sera un jubilé pour vous que la cinquantième année: vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille,
12 car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs.
13 En cette année du jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété.
14 Si vous faites du commerce — que tu vendes quelque chose à ton compatriote, ou que tu achètes quelque chose de lui, que nul d’entre vous n’exploite son frère :
15 tu achèteras à ton compatriote en tenant compte des années écoulées depuis le jubilé, et lui te vendra en tenant compte des années de récolte.
16 Plus il restera d’années, plus ton prix d’achat sera grand ; moins il restera d’années, plus ton prix d’achat sera réduit : car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend.
17 Que nul d’entre vous n’exploite son compatriote ; c’est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu. Car c’est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
18 Mettez mes lois en pratique ; gardez mes coutumes et mettez-les en pratique : et vous habiterez en sûreté dans le pays.

Mais voilà : les négligences dans l'application de la Loi, concernant donc notamment les sabbats d'années, et les Jubilés, avaient valu selon les prophètes le départ du peuple en exil.

C'est dans cette perspective qu'Ésaïe annonçait un an de grâce du Seigneur, an qui verrait l'exil prendre fin — fin de l'exil liée donc à la prise au sérieux de la Loi.

Ésaïe 61, 1-3 :
1 L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction. Il m’a envoyé pour porter de bonnes nouvelles à ceux qui sont humiliés ; pour panser ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs leur libération et aux prisonniers leur élargissement ;
2 Pour proclamer une année favorable de la part du Seigneur et un jour de vengeance de notre Dieu ; pour consoler tous ceux qui sont dans le deuil ;

3 Pour accorder à ceux de Sion qui sont dans le deuil, pour leur donner de la splendeur au lieu de cendre, une huile de joie au lieu du deuil, un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu, afin qu’on les appelle térébinthes de la justice, plantation de l’Éternel, pour servir à sa splendeur.


Et voilà que Jésus lisant ce texte d'Ésaïe, pour la prédication inaugurale de son ministère, annonce l'accomplissement de la Parole du prophète ; il se présente lui-même comme celui qui accomplit cette parole.

Aujourd'hui s'inaugure l'année jubilaire, l'an de grâce du Seigneur, avec toutes ses conséquences : tel est bien le propos de Jésus.

Voilà une parole bien étrange que les auditeurs de Nazareth auront de la peine à recevoir. On sait qu’ils lui demanderont, comme il est coutume dans les évangiles, un miracle, pour croire. Et on peut les comprendre. Ce Jubilé, cet an de grâce, on en voudrait tout de même des signes pour le croire.

Et si ce Jubilé est bien la guérison des yeux aveugles de ceux qui baignent dans les ténèbres de l'esprit de la captivité, on n'hésitera pas à attendre comme signe que les aveugles recouvrent la vue, selon la lettre de la traduction grecque de la parole du prophète : après tout le Royaume de Dieu n'implique-t-il pas la guérison totale de toutes nos souffrances ; d'où la façon dont les habitants de Nazareth apostropheront Jésus : « médecin guéris-toi toi-même » (Luc 4, 23), et ton peuple avec toi.

Car le Jubilé annoncé par Ésaïe est bien l'inauguration du Royaume... Si un seul Shabbath était respecté, le Royaume viendrait, selon le Talmud. Et la prise au sérieux du Shabbath commence par la mise en œuvre du Jubilé — qui indique tout ce qu'implique concrètement la prise au sérieux de la Loi, symbolisée par le rite du Shabbath.

Le Jubilé marque l'espérance de ce jour où le Shabbath devient éternel, ce jour à partir duquel il devient définitivement possible de dire : « c'est aujourd'hui de jour du Shabbath », selon l’Épître aux Hébreux, ch. 4. Cela est chargé de sens en ce qui concerne les relations humaines, enfin empreintes de sagesse et de grâce.

*

Mais voilà que comme face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de la prédication, voilà, en ce qui concerne la grâce, que face à la recherche de miracles, Dieu a opposé la foi miraculeuse à la faiblesse du Christ, et finalement du Christ en croix.

Sans besoin de signe fracassant, celui qui a reconnu dans la faiblesse du Christ (toute dévoilée à la croix) la gloire de Dieu, saura croire ce propos étrange : aujourd'hui cette parole du prophète Ésaïe est accomplie : ici commence le Jubilé, le grand Shabbath, l'an de grâce qui inaugure le Royaume de Dieu. Même si cela ne se voit pas….

Le croyons-nous ? Croyons-nous cette parole de Jésus selon laquelle la promesse faite à Ésaïe est accomplie ?

*

Car cette parole même est cette folie de Dieu plus sage que les hommes et cette faiblesse de Dieu plus forte que les hommes. Folie et faiblesse selon lesquelles Dieu a choisi les choses folles et faibles de ce monde pour confondre les sages et fortes (1 Co 1). Or ces choses folles et faibles sont ceux et celles qui sont appelés par l'Évangile pour être sagesse et justice en Jésus-Christ. C'est nous, si nous avons entendu cet appel.

Croyons-nous que le Jubilé s'est mis en place ce jour-là selon la parole de Jésus ? Ou sommes-nous de ceux qui lui demandent encore des miracles pour le croire ? Nous le croyons disons-nous... Nous datons même nos années comme autant d'ans de grâce : « an de grâce 2010 », disons-nous ! Eh bien, il ne nous reste plus qu’à vivre ce que nous croyons ! Qu’à en vivre la liberté ! Si nous croyons que le Jubilé est advenu, si nous sommes dans l'an de grâce du Seigneur, plus rien ne manque pour que nous en appliquions les modalités : à savoir la liberté. Être libre, et donc libre de remettre des dettes, libres parce ce que la délivrance des captifs, et des captifs du péché, a eu lieu, proclamation de la libération des victimes de toutes les oppressions possibles...

Dès lors, si nous n'avons pas forcément le don de faire des miracles... nous avons tous celui de remettre les dettes à notre égard ; comme nous le prions dans le Notre Père — « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » (Ça vaut comme pardon des offenses concernant ces dettes que sont les fautes ; ça vaut aussi à tous les autres plans — Jésus n’a pas commis de péché, il n’en était pas moins débiteur de sa vie envers son Père, ce qu’il savait évidemment lorsqu’il enseignait cette prière : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. »)

Si nous ne faisons pas de miracles spectaculaires, comme Jésus n’en a pas fait à Nazareth (comme pour nous dire : vous aussi vous pouvez beaucoup de choses sans que cela ne soit spectaculaire) — nous avons la possibilité de mettre en place les modalités essentielles de l’an de grâce : remettre pour notre part les compteurs à zéro, partager ce que Dieu nous a octroyé, refuser d' « ajouter champ à champ », ou pour ceux qui ont reçu des responsabilités, de « se paître soi-même » plutôt que paître les brebis que Dieu leur confie ; nous avons tous le pouvoir de rendre ce que par quoi nous sommes riches au milieu des champs de misère — de toutes les misères — qui nous entourent.

La cessation des pratiques injustes qui empêchent la venue du Royaume, tel est le Jubilé inauguré par le Christ. Dieu nous invite à entrer de plain-pied dans ce temps de la grâce et dans sa liberté, en place dès aujourd'hui en Jésus-Christ. « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. »

R.P.
Vence, 24.01.10


dimanche 17 janvier 2010

Temps de fête… et autres temps





Ésaïe 62, 1-5
Psaume 96
1 Corinthiens 12, 4-11

Jean 2, 1-12
1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là.
2 Jésus lui aussi fut invité à la noce ainsi que ses disciples.
3 Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit: « Ils n’ont pas de vin. »
4 Mais Jésus lui répondit: « Que me veux-tu, femme? Mon heure n’est pas encore venue. »
5 Sa mère dit aux serviteurs: « Quoi qu’il vous dise, faites-le. »
6 Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs; elles contenaient chacune de deux à trois mesures.
7 Jésus dit aux serviteurs: « Remplissez d’eau ces jarres »; et ils les emplirent jusqu’au bord.
8 Jésus leur dit: « Maintenant puisez et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent,
9 et il goûta l’eau devenue vin-il ne savait pas d’où il venait, à la différence des serviteurs qui avaient puisé l’eau, aussi il s’adresse au marié
10 et lui dit: « Tout le monde offre d’abord le bon vin et, lorsque les convives sont gris, le moins bon; mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant! »
11 Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
12 Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples; mais ils n’y restèrent que peu de jours.

*

Une citation du journal Réforme d’il y a quelques mois : protestantisme à Haïti. Ici « un temple baptiste plein à craquer qui accueille les fidèles ce dimanche. Au pied du Bel-Air, l’un des bidonvilles de la capitale qui font face au palais présidentiel, près de 300 Haïtiens se pressent sur les bancs et dans les travées […]. Quelques centaines de mètres plus loin, entre deux bâtiments en parpaing, une petite maisonnette sert de temple pour un culte pentecôtiste. Là aussi, la salle est bondée. Entre deux prières très ‘dansantes’, le pasteur […] explique (on compte aujourd’hui entre 30 et 40 % de protestants) : ‘dans les années 70, le […] de grands efforts d’évangélisation ont été faits […]‘. ‘La Fédération protestante d’Haïti dénombre environ 10 000 lieux de culte’, précise […] son secrétaire général. ‘Nous estimons à 60 % la part du corps pastoral qui a reçu une formation théologique poussée et 40 % les pasteurs qui ont reçu un enseignement plus rudimentaire.’ Toujours d’après la Fédération protestante, les baptistes seraient les plus nombreux, suivi des mouvements pentecôtistes et évangéliques, des adventistes et, enfin, des méthodistes. »

… Les uns et les autres célébraient, au jour où était écrit cet article, il y a quelques mois, des cultes festifs, avec « des prières ‘dansantes’ » selon l’article de Réforme…

*

On va revenir à Haïti, mais après un détour par Cana, pour une autre célébration festive, dans le texte de ce jour…

Un jour de fête. Les noces de Cana. Rien de plus sain qu’une fête, des noces, la joie. Un repas de mariage, que le texte nous présente comme célébré parmi des proches de Jésus ou des amis de sa mère (v.1).

Un repas de mariage où Jésus est invité, ainsi que ses disciples. C’est que, dans la culture d’alors, les fêtes de noces sont un événement considérable, qui dure toute la semaine ; et on n’invite pas seulement les amis, mais les amis des amis, qui se trouvent naturellement en pareille circonstance être eux-mêmes des amis et avoir aussi des amis qui du coup accèdent aussi au cercle des amis…

Sens du don et de la générosité, qui déborde tout particulièrement dans la joie ; un peu comme celle que donne l’Esprit saint, et qui ne connaît pas de calculs ni de lendemains, surtout, précisément, dans la joie. Jésus fera allusion à cela en évoquant, dans la parabole des noces, les invités du bord du chemin.

La famille en joie veut du monde pour partager sa joie. Et veut y prendre du temps. Ici la fête a beaucoup duré. Et voilà que le vin vient à manquer. Et la famille se sent au bord de l’humiliation. Les convives sont en passe de ne pas être honorés comme il se doit. Non pas que le maître ait été chiche, ou plus pauvre qu’il aurait voulu le laisser paraître, mais plutôt que la joie ayant été très grande, le vin a coulé, coulé, coulé.

Il y a un temps pour tout, y compris pour la fête, qui n’a pas à être bridée parce que ce n’est pas tous les jours la fête, au contraire précisément, et tant pis pour les lendemains. Le Dieu qui pourvoit à la joie pourvoit à plus forte raison au quotidien. « Ne vous inquiétez pas pour vos lendemains, remettez cela à Dieu », dit Jésus.

Le vin vient donc à manquer avant qu’il n’ait suffisamment réjoui le cœur des participants. La nouvelle du problème commence à courir. On s’informe l’un l’autre : la fête risque bien d’être abrégée. Marie informe son fils. Et voilà de la part de Jésus une réaction étrange.

*

Jésus apparemment, perçoit cette information comme une interpellation. Venu en ce monde pour ce monde, ce qui l’entoure l’interpelle. Combien de fois ne le voyons-nous pas faire des miracles par compassion, apparemment à côté du sens qui est celui de tous ses miracles. Apparemment seulement : les miracles de Jésus sont toujours chargés d’une plénitude de sens qui en fait autant de portes ouvertes sur la vie spirituelle. Ce sens est d’ailleurs lié à ce que le monde l’interpelle, — comme on dit —, ne le laisse pas indifférent.

La fin de la fête, la fin qui s’annonce, ne le laisse pas non plus indifférent. La fin de nos fêtes. Pourquoi faut-il que nos fêtes, nos joies, se terminent toujours ? Pourquoi faut-il que ce qui commence par des chants se termine dans la frustration, dans la tristesse, en manque du vin qui réjouit le cœur de l’homme ? Cette noce, par exemple, se terminera.

À regarder plus loin, plus tard, elle se terminera mal comme toute noce, de toute façon par un deuil — il faudra se quitter lorsque, au mieux après la vieillesse, la mort viendra frapper. Il faudra bien quitter ce monde, se quitter l’un l’autre, arraché l’un à l’autre par la douleur de la mort, la joie tournera en deuil, comme la fête tourne court dans le manque de vin.

*

C’est ici que l’on en revient à Haïti. Un reportage télévisé montrait hier un nouveau marié dont le séisme a tué la jeune épouse. Le temps des célébrations joyeuses a été fauché par la catastrophe, laissant place aux larmes et à l’incompréhension, une catastrophe que des discours indécents entendus ici ou là, dans la presse ou les commentaires, voudraient attribuer — après la misère et les cyclones — à on ne sait quelle «malédiction» !… Car hélas, on trouve des observateurs pour évoquer ce thème bien ambigu de la «malédiction» !

La Bible, elle, place Haïti sous la miséricorde de Dieu qui troublait tant Jonas devant Ninive, quand cette miséricorde avait poussé Abraham à intercéder contre la destruction qui s’abattait sur les villes de la mer morte (nous disant déjà l’indécence d’envisager quelque «malédiction»)!… Tandis que le Nouveau Testament place les croyants hier joyeux de Haïti, et à présent en larmes, sous la croix de Jésus. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », s’écriait le Crucifié que ses persécuteurs jugeaient «maudit» ! Or c’est là, à la croix, que va se dévoiler tout le sens du miracle de Cana !

*

À Cana Jésus a donné le signe de ce qu’il est lui-même la fête éternelle, la fête où le vin ne vient jamais à manquer. Dans sa conscience du malheur du deuil prochain qui est au cœur de toutes nos fêtes, Jésus s’interpose ; il s’interpose contre le scandale du fatal manque de vin. Alors son sang bientôt coulera, vin de joie de la fête éternelle.

Qu’en savent les hommes, qu’en sait sa mère ? D’où sa façon de lui répondre sèchement : qu’y a-t-il entre toi et moi ? Toi tu es de la terre ; quant à moi qui sais le remède à la douleur des fêtes passagères, des noces promises au deuil, mon heure n’est pas encore venue, l’heure où mon sang coulera comme un vin nouveau pour le salut du monde.

C’est ce que Jésus va signifier par son miracle, attestant qu’il vit lui-même au-delà des fêtes passagères, et qu’il fait entrer dans cet au-delà ceux qui, au cœur de leur fête, savent goûter le vin de l’alliance renouvelée, alliance nouvelle et éternelle, qui purifie mieux que l’eau de toutes les aspersions dont sont remplies les jarres des purifications.

Car c’est bien de jarres de purification qu’il s’agit. Changer cette eau-là en vin, cette eau qu’il fait verser dans ces jarres-là, n’est pas le fait du hasard de la part de Jésus. Par lui prend place une nouvelle alliance, celle de la joie éternelle, où le meilleur des vins de fête ne vient jamais à manquer. C’est là la dimension où Jésus resitue la question de sa mère. On est dans un autre monde, où l’on vient par le mystère de la foi (v.11).

*

C’est que dès lors tout est à double sens. L’étonnement de l’organisateur devant la qualité de ce vin servi en fin de fête, par exemple : au premier plan, il s’agit d’une stricte interrogation sur le pourquoi de cette façon de faire : servir le bon vin à la fin. À un autre plan, il nous est indiqué que là est l’entrée dans l’alliance du Royaume, de la joie éternelle. La joie des noces qui se poursuit à un autre plan pour illustrer la joie à la résurrection (cf. v.1 : le troisième jour), un miracle renvoyant donc à Pâques et aux noces de l’agneau.

La façon dont Jésus répond sèchement à sa mère est aussi à double sens pour nous : il ne s’agit pas simplement d’une remise en place de celle qui n’entre que partiellement dans la pensée de celui qui pour être son fils n’en est pas moins son Dieu. Et justement parce qu’elle est la mère de son Seigneur, Marie se voit appelée à l’humilité face à celui qui est pourtant son fils. Or cela vaut aussi pour nous, qui n’avons pourtant pas le bénéfice d’une telle grâce.

Le mystère de la foi, qui permet à ses disciples de saisir dans le miracle la gloire de Jésus, est celui d’un étonnement devant le Dieu qui agit par où on ne l’attendrait pas, c’est-à-dire peut-être, d’un Dieu tout à fait libre par rapport aux conseils que l’on voudrait lui donner, par rapport aux façons d’agir que l’on voudrait lui suggérer à demi-mot — du genre « ils n’ont plus de vin, tu sais ce qu’il te reste à faire ».

Prenons garde : il est des prières exaucées dont le sens sera pour nous plus dérangeant qu’une absence de réponse, des exaucements qui vont nous obliger à des bouleversements que nous ne prévoyons pas en formulant ces prières, des bouleversements tels que si nous les avions connus d’abord, nous nous serions peut-être abstenus de ces prières-là.

Et il est des façons de souffler à Dieu ce qu’il devrait nous enseigner, c’est-à-dire ce que l’on a l’habitude d’entendre — cela fait des siècles que l’on se purifie de cette façon dans ces jarres.

Si c’était nous que Jésus appelle à avoir part à l’ivresse spirituelle du vin nouveau, une ivresse à même de nous libérer. S’il nous visait aussi à travers cet attachement à des jarres, qui ne sait pas voir que Dieu veut les remplir du vin le meilleur ? Et que pour cela, dès aujourd’hui il s’agit de sortir de nos peurs, et puisque le vin de Dieu, le don de Dieu coule à flot, et pour qu’il coule à flot n’avoir pas peur de donner, de donner abondamment comme pour ces fêtes que l’on a oubliées.

*

Peut-être que là seulement est le remède à nos aveuglements, à nos certitudes intimes que la fête doit finir le jour où finit le vin de nos vieilles outres. Mais avons-nous goûté ce vin qui ne peut que faire éclater nos vieilles outres, emplir d’ivresse nos vieilles jarres ?

Sinon, sachons qu’aujourd’hui même finit le contenu de nos vieilles jarres. Dieu a gardé ce bon vin qu’il nous dévoile — aujourd’hui, — car il y a encore un aujourd’hui. Il nous le dévoile aujourd’hui encore en Jésus pour nous enivrer de la liberté qui ne finit jamais, pour nous préparer aux noces éternelles.

R.P.
Antibes, 17.01.10

dimanche 10 janvier 2010

Christ solidaire




Ésaïe 40, 1-11 ; Psaume 104 ; Tite 2, 11-14 & 3, 4-7

Luc 3, 15-22
15 Le peuple était dans l’attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ?
16 Jean répondit à tous : “Moi, c’est d’eau que je vous baptise; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu;
17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier ; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas.”
18 Ainsi, avec bien d’autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.
19 Mais Hérode le tétrarque, qu’il blâmait au sujet d’Hérodiade, la femme de son frère, et de tous les forfaits qu’il avait commis,
20 ajouta encore ceci à tout le reste : il enferma Jean en prison.
21 Or comme tout le peuple était baptisé, Jésus, baptisé lui aussi, priait; alors le ciel s’ouvrit ;
22 l’Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : “Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.”

*

Le baptême de Jésus : c’est le temps de la venue de cette bonne nouvelle que Jean annonçait et accompagnait d’exhortations, comme nous dit le texte (v.18), exhortations et appels à la repentance.

Repentance : s’est annoncé alors le temps de la venue d’une bonne nouvelle dont l’éminent signe public est ce baptême du Christ. Cette bonne nouvelle est celle de la solidarité qui se dit dans ce baptême. Car quel besoin de repentir, de baptême de repentance, pour un homme, Jésus, qui est exempt de faute ? Eh bien, c’est là un geste de solidarité avec le peuple éloigné de Dieu. Le Seigneur partage l’exil du peuple, notre exil loin de Dieu ; il vient dans l’exil avec nous afin de nous en ramener.

Être Fils de Dieu, comme le dit de Jésus la voix venue du ciel avec l’Esprit saint apparu sous forme de colombe, est pleinement lié à ce baptême de solidarité. Être Fils de Dieu, réalité intemporelle, s’exprime dans le temps: dans son humanité aussi, Jésus est le Fils de Dieu, et il le signifie dans son baptême. Il a rejoint les humains, il nous a rejoints.

C’est ainsi que dans ce geste, se faire baptiser, qui le solidarise avec nous, Jésus reçoit de l’Esprit, publiquement, sa consécration pour entrer dans son ministère de Messie, de Sauveur du peuple, marquant, selon la promesse des prophètes, le temps de la fin de l’exil loin de Dieu. Signe de la grâce de Dieu, qui vient nous rejoindre dans les lieux de nos exils loin de la liberté pour nous placer devant lui, dans la liberté de l’Esprit.

Lorsque avec l’Esprit venu comme une colombe, la voix déclare Jésus Fils de Dieu, c’est alors, en vertu de la solidarité qu’il montre à notre égard en se faisant baptiser, notre adoption comme fils et fille à notre tour qui est aussi prononcée. Le baptême, qui est en premier lieu un geste d’humilité, un geste de repentir, devient alors le signe d’une régénération qui se concrétise pour nous dans notre envoi.

L’appel de Jean à la justice, Jésus vient de l’assumer par son baptême. Car la solidarité, comme acte de justice, n’est pas un vain mot. Il s’agit d’être concrets. Jésus l’est. Et ce que le Baptiste nous appelle tous à faire, Jésus le fait. L’Esprit l’investit pour cela, et puisqu’il nous donne aussi cet Esprit, il nous donne aussi, comme le dit notre liturgie, la force de le faire.

Car avec ses faibles moyens, mais avec la force de l’Esprit, l’Église a aussi pour vocation de lutter contre les déséquilibres dénoncés par Jean, et qui n’ont apparemment fait, depuis, qu’augmenter. Ce n’est pas un scoop : le déséquilibre que dénonçait Jean n’est pas résorbé.

Alors le Christ est apparu à son baptême en solidarité avec nous pour nous donner la force, pour nous rendre libres d’être solidaires à notre tour. C’est ce que nous allons sceller dans la célébration de la sainte Cène — comme une consécration pour le service, selon le sens même du mot diaconie — qui précèdera l’ouverture de l’assemblée générale de notre diaconat, notre association d’entraide.

R.P.
Vence, AG Entraide, 10.01.10


dimanche 3 janvier 2010

“L’astre vint s’arrêter…”




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3, 2-6

Matthieu 2, 1-12
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: “Où est le roi des Judéens qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l’Orient et nous sommes venus lui rendre hommage.”
3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s’enquit auprès d’eux du lieu où le Messie devait naître.
5 “A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c’est ce qui est écrit par le prophète :
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.”
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l’époque à laquelle l’astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant: “Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant; et, quand vous l’aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j’aille lui rendre hommage.”
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l’astre, qu’ils avaient vu à l’Orient, avançait devant eux jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant.
10 A la vue de l’astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d’Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

« Voici que l’astre, que les Mages avaient vu à l’Orient, avançait devant eux jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant.» (v. 9)

Voilà un verset dont on s’arrête assez peu sur son étrangeté astronomique : « l’astre s’arrêta » dit le texte.

C’est la troisième de ces étrangetés dans la Bible. On note en général les deux autres du même genre, on oublie celle-là, pourtant donnée dans un des textes bibliques les plus lus.

La première est la plus connue : l’arrêt du soleil et de la lune au livre de Josué — ch. 10, v. 12-13 :

12 Josué parla à l’Eternel, le jour où l’Eternel livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit en présence d’Israël : Soleil, arrête-toi sur Gabaon, Et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon!
13 Et le soleil s’arrêta, et la lune suspendit sa course, Jusqu’à ce que la nation eût tiré vengeance de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil s’arrêta au milieu du ciel, Et ne se hâta point de se coucher, presque tout un jour.

La seconde est un peu moins connue. On la trouve au livre d’Ésaïe, ch. 38, v. 7-8, où l’on lit que le soleil a reculé :

7 Voici, de la part de l’Eternel, le signe auquel tu connaîtras que l’Eternel accomplira la parole qu’il a prononcée.
8 Je ferai reculer de dix degrés en arrière avec le soleil l’ombre des degrés qui est descendue sur les degrés d’Achaz. Et le soleil recula de dix degrés sur les degrés où il était descendu.

On a donc une troisième étrangeté de ce type dans ce texte très connu de la visite des Mages, et on ne la remarque en général pas.

Elle pourrait pourtant peut-être expliquer les deux autres !

Contrairement à ce qui fait regarder de haut les gens d’une époque dont on condamne ipso facto une supposée incompétence astronomique, ces récits nous parlent peut-être d’un au-delà de l’astronomie !

Chose ignorée, accompagnée de remarques fort proches de celle que porte Tintin et le temple du soleil sur les connaissances aztèques. On y voit Tintin prédisant une éclipse solaire à partir d’une coupure de journal qui l’annonce. Ce qui provoque un profond désarroi des Aztèques dont la bande dessinée ignore sans doute à dessein que leurs observations des astres leur permettait depuis très longtemps de prédire les éclipses.

Tintin témoigne en fait d’une époque où le grand public, ébloui par les incontestables progrès de la science moderne, regardait de haut celle de l’Antiquité… Tels ceux qui ironisent sur ces histoires de soleil, lune et autres astres qui s’arrêtent…

Et voilà que Matthieu nous parle clairement d’une sortie des déterminismes astraux, et donc d’un au-delà de l’observation des astres, laquelle était néanmoins surprenante.

*

Selon notre texte les Mages pour leur part cherchent un roi des Judéens — non pas un « roi des juifs » comme le laissent penser nos traductions, mais un roi des Judéens : on n’est pas roi d’une religion ! Hérode règne sur la Judée, pas sur la diaspora, à laquelle correspond alors largement le vocable de « juifs », de même qu’il ne règne pas sur la Galilée et autres régions, juives mais pas judéennes !

Bref, on vient en Judée rencontrer un roi des Judéens ! Et on vient bien sûr au palais royal, celui d’Hérode, qui est loin de régner sur les « juifs » ! Il est reconnu, bien sûr, mais du bout des lèvres. Placé là par les Romains, fustigé par la plupart des mouvements, lui et toute sa dynastie, fustigée par Jean le Baptiste et les disciples de Jésus comme par les pharisiens, Hérode se sait impopulaire, et comme tel, est tyrannique.

Il a beau avoir embelli le Temple, joué les grands monarques, il n’en est pas aimé pour autant, et il le sait.

On a beau aimer le magnifique palais de Versailles, cela n’a jamais fait de Louis XIV autre chose que ce qu’il a été, signataire de la révocation de l’Édit de Nantes et du Code noir.

Hérode ressemble un peu à cela. C’est ainsi que le massacre des Innocents qui, comme on le sait, suit notre épisode des Mages, relève largement des possibilités historiques. Hérode a perpétré plusieurs massacres des Innocents.

Bref, Hérode, roi des Judéens, n’est pas aimé des juifs, et il le sait. Et sa mauvaise réputation vaut pour la plupart des juifs du monde entier. Car le judaïsme est déjà une réalité internationale, depuis l’exil à Babylone.

Le judaïsme connaît un rayonnement qui influence les autres religions du monde antique, dont celle des Mages, prêtres zoroastriens. Et lorsque selon leur croyance et observations des astres, ils ont pressenti la naissance d’un roi des Judéens, ils se sont mis en route, non pas comme rois, mais comme prêtres, annonçant cependant l’hommage de rois futurs, selon le Psaume 72, selon le prophète Ésaïe aussi.

L’épisode a beau sembler étrange, il n’a rien d’invraisemblable : oui le rayonnement du judaïsme s’étend alors jusqu’en Perse. Oui l’espérance de délivrance que portent les prophètes d’Israël habite d’autres peuples.

*

Et Hérode sait bien que ce n’est pas lui qui est porteur de cette espérance. Il sait en tout cas qu’il n’en est pas porteur auprès de son peuple.

Alors la venue d’une délégation de prêtres étrangers cherchant un roi des Judéens est pour lui mauvais signe. Alors déjà le massacre des Innocents est en marche. Surtout quand les théologiens juifs de sa cour lui confirment la vocation de Bethléem, ville de David, comme ville messianique qui soulève l’espoir jusqu’en ce lointain Orient. Non, ce n’est pas chez lui qu’est né ce futur libérateur !

Ce que vont découvrir les Mages, c’est un enfant humble. Rien à voir avec le puissant Hérode au service de l’ordre romain.

*

Les Mages sont alors comme une avant-garde de ce qui est avéré depuis : c’est dans l’humilité de l’enfant de Bethléem qu’est la promesse de la délivrance que les rois reconnaîtront bien un jour. Le texte de Matthieu est lourd d’une puissance prophétique… trop bouleversante sans doute pour qu’on sache en voir toute la portée !

Voilà trois jours que le nouvel an était célébré. On nous montrait au journal la télévisé le passage dans l’année nouvelle, depuis l’Australie à l’extrême Est (une pensée aux Fisher), jusqu’à l’autre bout du monde, en passant par la Chine, le monde arabe, etc.

Qu’est ce qui marque ce passage ? La date symbolique de la naissance de l’enfant qu’ont reconnu les Mages. Ou, pour être précis, la date symbolique de sa circoncision. Et c’est même l’Empire romain, dont Hérode est garant de son ordre, qui le premier verra cette date marquer son temps, avant de devenir repère de datation universelle : la circoncision de cet enfant. Les voies du Seigneur sont impénétrables comme le dit la Bible. Et ce texte relatant la venue de Mages auprès de l’enfant est d’une portée prophétique inouïe pour quiconque a des yeux pour voir.

Toutes les nations sont vouées au culte des astres selon la Torah, et comme chaque année, ça ne rate pas, nos journaux quotidiens rivalisent en prévisions astrologiques.

Deutéronome 4, 19-20 :

19 Veille sur ton âme, de peur que, levant tes yeux vers le ciel, et voyant le soleil, la lune et les étoiles, toute l’armée des cieux, tu ne sois entraîné à te prosterner en leur présence et à leur rendre un culte : ce sont des choses que l’Eternel, ton Dieu, a données en partage à tous les peuples, sous le ciel tout entier.
20 Mais vous, l’Eternel vous a pris, et vous a fait sortir de la fournaise de fer de l’Egypte, afin que vous fussiez un peuple qui lui appartînt en propre, comme vous l’êtes aujourd’hui.

Toutes les nations ? demande César dans Astérix… Toutes ? Toutes, sauf en principe, une, selon la Torah, Israël. Toutes sauf une, à moins qu’elle ne soit dirigée par un Hérode, qui ne manque pas de sacrifier à la tradition commune et mondiale…

Et ça ne rate pas non plus, l’astre des Mages les conduit… à Hérode ! Le roi des Judéens.

*

Mais le voyage des Mages n’est pas encore à son terme. La prophétie biblique les conduira, on le sait, à Bethléem… Où leur astre va… s’arrêter! Aberration astronomique ! Vérité prophétique. Basculement au-delà des astres auxquels rendent hommage les nations…

Les Mages, eux, ont été conduits jusqu’où ils ne voulaient pas aller au départ, ils ont été conduits des ors du palais d’Hérode à l’humilité de l’enfant de Bethléem, et, chose inouïe, ce n’est pas à l’astre qui s’est arrêté qu’ils rendent hommage, mais à l’enfant.

*

La vraie lumière a lui ici. Les Mages l’ont reconnue. La vraie lumière devant laquelle s’arrêtent les astres. La lumière qui précède les astres, qui est à la source de leur création, comme de toute création, et dont la lumière des astres n’est que le reflet. C’est pourquoi dans la Bible les astres s’arrêtent devant la parole créatrice, venue à présent en l’enfant de Bethléem. Ce n’est pas un phénomène astronomique, c’est le signe de la place seconde de l’astronomie !

Souvenez-vous au commencement, « Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. » (Genèse 1, 3). Ce fut le jour un. Puis plus loin, au quatrième jour (v. 14-18) :

14 Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel, pour séparer le jour d’avec la nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années ;
15 et qu’ils servent de luminaires dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre. Et cela fut ainsi.
16 Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles.
17 Dieu les plaça dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre,
18 pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres.

Les astres ne précèdent pas la lumière !

La lumière créatrice, qui précède les astres, dévoilée dans l’enfant de Bethléem est « la véritable lumière, dit l’Évangile de Jean (ch. 1, v. 9-12),

9 lumière véritable qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu.

C’est là que les astres, et l’astre des Mages, s’arrêtent… C’est là ce qui est dévoilé dans cet enfant inconnu qu’ont, les premiers, reconnu ces prêtres mazdéens qui lui rendent hommage. Enfant dans l’humilité dont la lumière précède celle des astres, et des puissants et des nations qui les célèbrent.

Et pourtant aujourd’hui encore, on n’a pas compris ! Aujourd’hui encore, on adore les puissants et les symboles de la puissance, éblouis par les lumières artificielles — même pas des astres ! Les Mages, par leurs cadeaux d’hommage, ont reconnu la royauté de l’enfant : l’hommage de l’or. Ils lui ont fait aussi l’hommage de leur propre dignité sacerdotale : le symbole de l’encens.

Et ils nous ont dit que la reconnaissance de sa dignité éternelle ne serait ni aisée, ni sans que l’histoire future, à commencer par la sienne, ne soit chargée de douleurs : la myrrhe, produit d’embaumement des princes royaux pour les sarcophages.

Aujourd’hui, nous marquons nos années à la venue de ce prince royal. Aujourd’hui des temples, nos églises, lui sont dédiés sur toute la face de la terre, hommage à sa dignité sacerdotale. Et aujourd’hui encore, le royaume de paix et de bonheur dont il est porteur est embaumé comme en un sarcophage. Cela aussi les Mages nous l’avaient dit, avec leur troisième cadeau, la myrrhe…

Et cette année encore, ils nous invitent à repartir avec eux par un autre chemin, celui de l’humilité du prince de la paix, cette paix qui naît d’une lumière imperceptible qui précède toute lumière, devant laquelle toute lumière vient s’arrêter et que nous sommes appelés tout à nouveau à recevoir.

RP
Antibes, 03.01.10